JULIEN L'APOSTAT
Tome III
DU MÊME AUTEUR
Rome souterraine, résumé des découvertes de M. de
Rossi dans les catacombes romaines; traduit de l'anglais,
avec des additions et des notes. Deuxième édition. Un volume
grand in-8°, illustré. Prix 30 fr .
Les esclaves chrétiens depuis les premiers temps
de l'Église jusqu'à la fin de la domination romaine
en Occident. Ouvrage couronné par l'Académie française.
Quatrième édition. Un volume in-12. Prix 4 fr,
II' Art païen sous les empereurs chrétiens. Un volume
in-12. Prix 3 fr.
Histoire des persécutions pendant les deux pre-
miers siècles. Troisième édition. Un volume in-8°. Prix.. 6 fr.
Histoire des persécutions pendant la première
moitié du troisième siècle. Ouvrage couronné par
l'Académie française. Troisième édition. Un volume in-8°.
Prix 6 fr.
Les dernières persécutions du troisième siècle.
Troisième édition. Un volume in-8°. Prix 6 fr.
La persécution de Dioclétien et le triomphe de
l'Église. Troisième édition. Deux volumes in-8°. Prix..'... 12 fr.
Le Christianisme et l'Empire romain. Septième édi-
tion. Un volume in-12. Prix 3. 50
Dix leçons sur le Martyre. Quatrième édition. Un vol.
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Saint Basile. Quatrième édition. Un volume in-12. Prix... 2 fr.
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Paul Lamache, professeur aux Facultés de Strasbourg et
de Grenoble, l'un des fondateurs de la Société de Saint-
Vincent de Paul. Un volume in-12. Prix 2. .50
TYPOORAPHia FIRÎCnï^DIDOT ET C'«. — MK8NIL (EURE).
PAUL ALLARD
JULIEN L'APOSTAT
TOME TROISIÈME
JULIEN ET LES CHRÉTIENS : LA PERSÉCUTION ET LA POLÉMIQUE.
LA GUERRE DE PERSE
TROISIÈME ÉDITION, REVUE ET AUGMENTÉE
PARIS
LIBRAIRIE VICTOR LRCOFFRE
J. GABALDA & C^e
RUE BONAPARTE, 90
1910
3/7
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JULIEN L'APOSTAT
LIVRE VIII
JULIEN ET LES CHRÉTIENS : LA PERSÉCUTION
ET LA POLÉMIQUE
CHAPITRE PREMIER
JULIEN A AXÏIOCHE.
L'arrivée en Syrie.
Quand Julien quitta Ancyre, dans les derniers jours de
juin 362, une grande foule de peuple assista à son départ.
On l'entourait avec une sorte de tumulte. Les uns deman-
daient la restitution de biens qui, disaient-ils, leur avaient
été violemment enlevés ^ : étaient-ce des païens se plai-
gnant d'abus commis sous le règne de Constance, ou des
chrétiens réclamant contre les derniers ordres de Julien,
qui avait fait rentrer dans le patrimoine de la cité d'an-
ciens immeubles des temples, devenus la propriété des
Églises ou même de particuliers? Les autres se plai-
I. « Pars violenter erepta reddi sibi poscenlium. .» Ammien Marcellin,
XXII, 9.
JULIEN l'aPOSIAT. — III. 1
2 L ARRIVEE EN SYRIE.
gnaient d'avoir été, contrairement au droit, inscrits
parmi les curiales *. Quelques-uns essayaient de satis-
faire des inimitiés privées, en accusant leurs ennemis
du crime de lèse-majesté. Julien parut triste, en présence
de ce débordement de passions; cependant, il suspendit
son départ, et s'arrêta pour rendre la justice.
AmmienMarcellin,quiadéjàloué ailleurs son équité 2,
dit qu'il la montra, cette fois encore, par les réponses
pleines dé modération et de droiture qu'il fît aux diverses
réclamations. Sur un seul point (peut-être parce que des
membres du clergé chrétien y étaient intéressés) il pa-
rut partial : ni à Ancyre, ni ailleurs, quiconque avait
été réclamé, même sans droit, par la curie ne put obte-
nir de lui d'en être rayé ^, Mais, pour les dénonciations
calomnieuses, il fut impitoyable. On cite, à ce sujet, un
jugement original. Un citoyen avait été accusé comme
coupable de lèse-majesté. Julien, à plusieurs reprises, re-
fusa d'entendre l'accusateur. Vaincu enfin par l'insistance
de celui-ci, le prince lui demanda quelle était la condition
du prétendu conspirateur. « C'est un riche habitant de
la cité, » répondit-il. — « Et quelles sont les preuves de
son crime? — Il se fait faire, en ce moment, une robe de
soie teinte en pourpre. » Julien, agacé, se tourna vers son
intendant : « Fais donner, dit-il, à ce bavard une paire de
souliers de pourpre, et qu'il les porte lui-même à celui
qu'il vient d'accuser. Gela lui fera comprendre qu'il faut
autre chose que la couleur d'une étoffe pour faire une
conspiration *. »
1. « Alii quœrentes consortiis se curiarum addictos injuste. » Ibid.
2. Voir 1. 1, p. 453-454.
?, Ammien Marcellin, XXII, 9.
4. Ibid.
L'ARRIVEE EN SYRIE. 3
D'Ancyre, Julien traversa en ligne droite la Cappa-
doce, par la longue voie romaine qui laisse à gauche le
fleuve Halys, à droite le lac Tatta, et passe par Tyane
avant d'arriver au Taurus. Il ne paraît pas avoir été tenté
de se détourner de sa route pour revoir, au pied du
mont Argée, le château de Macellum, plein de ses sou-
venirs d'enfance, et pour visiter la métropole de la pro-
vince, Gésarée. Cette ville lui était désagréable. La majo-
rité de ses habitants professait le christianisme. Sous
Constance, son sénat municipal avait ordonné la démoli-
tion des temples de Jupiter et d'Apollon, devenus pro-
bablement inutiles ^. Récemment, à l'époque même où
Julien était à Ancyre, le peuple de Césarée, joint à
quelques évêques de la province, avait élevé au siège épis-
copal vacant un des plus riches curiales, nommé Eusèbe.
Comme l'élection avait causé quelque tumulte, le gou-
verneur poursuivit la déposition du nouvel évoque. C'é-
tait entrer dans les intentions de l'empereur, qui voyait
avec irritation un laïque influent quitter l'assemblée mu-
nicipale pour devenir le chef du clergé. Peut-être les
prélats consécrateurs auraient-ils faibli, si celui qui avait
eu une part prépondérante dans l'élection, le vieil évo-
que de Nazianze, père du condisciple de Julien, n'avait
pris la parole en leur nom. « Très illustre seigneur,
écrivit-il au préfet, nous ne reconnaissons pour roi et
pour juge de ce que nous faisons que Celui que l'on per-
sécute aujourd'hui. C'est lui qui examinera l'élection que
nous avons faite dans toutes les règles, et d'une manière
qui lui est très agréable. Si vous voulez user de violence,
il vous est facile de le faire en toute autre chose : mais
1. Sozomène, V, 4.
4 L'ARRIVÉE EN SYRIE.
personne ne nous ôtera le pouvoir de soutenir que nous
avons agi dans la plénitude de notre droit. A moins que
vous ne prétendiez aussi nous prescrire des lois en une
matière qui ne regarde que nous et notre religion, et
dont il ne vous est pas permis de vous mêler ^ ! »
Cette lettre, nous dit le second Grégoire, fut admirée
du gouverneur, bien qu'il fit semblant d'être mécon-
tent; elle mit fm, pour le moment, à toute représaille
envers Césarée. Le passage de Julien à travers la Cappa-
doce paraît, cependant, avoir été marqué par des vio-
lences. Saint Grégoire parle de troupes d'archers, con-
duits par un officier, qui entraient dans les églises pour
se les faire livrer. Peut-être s'agissait-il d'églises bâties
sur l'emplacement d'anciens temples. Une expédition de
ce genre fut faite contre Nazianze. « Le petit évêque de
cette cité secondaire, » selon l'expression de son panégy-
riste 2, montra une grande énergie. Quand l'officier et
ses hommes entrèrent dans la ville et demandèrent, au
nom de l'empereur, qu'on leur livrât le sanctuaire 3,
ils rencontrèrent un refus absolu ; et « si le chef n'eût
cédé, soit à mon père, soit à sa propre prudence, soit à
quelques sages avis, écrit Grégoire, il eût probablement
été chassé de l'église à coups de pieds *. » L'évêque de
Nazianze convoquait souvent les fidèles de sa ville à des
prières publiques. Tant que dura la persécution, il re-
doubla, chez lui, d'austérités : ses nuits se passaient dans-
1. Saint Grégoire de Nazianze, Oratio XVIII, 34. — Sur cet épisode, voir
Saint Basile, p. 48-52.
2. ToO (jLtxpoTroXÏTou ...xat Tyj; xaOéSpa; Ta ôeûxepa ê/ovxoç. Saint Grégoire
de Nazianze, /. c.
3. Ta tepov, Ihid., 32.
4. Ihid.
L'ARRIVEE EN SYRIE. 5
la prière et dans les larmes : son fils, ou ses serviteurs,
entr' ouvrant la porte de sa chambre, le trouvaient, mal-
gré son grand âge, couché sur la terre nue ^.
Il est probable que les rigueurs de Julien furent adou-
cies, en Cappadoce, par la modération du gouvepneur
Candidien. Tous les païens ne partageaient pas les pas-
sions haineuses de leur prince. Beaucoup d'entre eux,
même sous son règne, cherchaient à concilier les devoirs
quelquefois pénibles des fonctions officielles avec d'an-
ciennes relations ou d'anciennes amitiés. Candidien con-
naissait depuis longtemps le jeune Grégoire de Nazianze :
ils étaient nés dans la même province : peut-être
avaient-ils été condisciples à l'université d'Athènes. On
les voit en correspondance amicale pendant la persécu-
tion de Julien. Grégoire loue l'équité du magistrat, sa
clémence ; il le félicite d'être un excellent connaisseur
des choses de l'esprit, et de pratiquer avec succès l'art
de la parole. Il entremêle ses compliments de citations
de Pindare et d'Homère, en homme qui fait peu de cas
des efi'orts de Julien pour détacher les chrétiens de la
culture hellénique. La fin de la lettre est très remar-
quable : elle montre comment pouvaient encore causer,
dans l'intimité, un prêtre chrétien et un administrateur
païen, à l'époque où Julien se flattait d'avoir creusé un
abime infranchissable entre les tenants de l'ancien culte
et les membres de l'Église.
« Ce que j'admire le plus dans ta vertu, écrit Grégoire
à Candidien, c'est de te voir supérieur aux difficultés et
aux iniquités de ce temps. Tu professes la religion hel-
lénique, et tu rends à celui qui règne aujourd'hui ce qui
1. Ibid.
6 L'ARRIVEE EN SYRIE.
appartient à l'empereur : cependant, tu ne sers pas à la
manière des adulateurs du moment présent : tu te con-
duis en ami du bien et en grand cœur; détestant la ser-
vilité, tu gardes ta bienveillance à ta patrie. Tu mérites
cette louange, qu'au sein d'une aussi grande puissance,
tu conserves les égards dus à l'amitié... Pour tant de
mérites, je ne t'offrirai qu'un souhait : non que quelque
chose s'ajoute à ta gloire, car, si tu peux recevoir encore
un accroissement de dignité, tu ne saurais grandir en
vertus ; mais que tu obtiennes le bien qui dépasse tous
les autres, c'est-à-dire que tu viennes un jour avec nous
dans les rangs des adorateurs de Dieu, et que du parti
de ceux qui persécutent tu passes au parti des persé-
cutés ; car l'un dépend du temps, l'autre est assuré du
salut éternel i. »
Une lettre écrite par Julien, lors de son passage à
travers la Cappadoce, laisse voir qu'il était peu satisfait
des habitants de cette province. Il ne les trouvait pas
assez Grecs. La plupart refusaient de se rendre aux
autels des dieux : d'autres montraient dans leur empres-
sement une gaucherie, qui révélait une ferveur de trop
fraîche date pour être sincère. C'est ce qu'il écrit à un
philosophe inconnu, nommé Aristoxène, en l'invitant
dans les termes les plus pressants à se joindre à sa
cour. Il craint que celui-ci n'ait attendu une invitation,
comme si, entre amis, on devait tenir compte de Téti-
quette. « Si tu dois venir sans invitation, accours : si tu
en attends une, la voici. Viens donc nous retrouver à
Tyane, au nom de Jupiter, dieu des amis! Montre-nous
parmi les Cappadociens un vrai Grec. Car jusqu'ici je
1. Saint Grégoire de Nazianze, Ep. 10.
L'ARRIVEE EN SYRIE. 7
vois, OU des gens qui ne veulent pas sacrifier, ou bien un
petit nombre qui voudrait, mais ne sait comment s'y
prendre ^. »
Tyane retint probablement pendant quelque temps
Julien ; il voulut y vénérer le souvenir d'Apollonius, que
ses prestiges, son charlatanisme mystique, et aussi sa
dévotion pour le dieu Soleil, devaient lui rendre parti-
culièrement cher. Mais on ne nous donne aucun détail
sur son séjour dans cette ville. Quand il l'eut quittée, et
fut arrivé à Pylas, dans la chaîne du Taurus, à la jonc-
tion de la Cappadoce et de la Cilicie, il eut une agréable
surprise. Le gouverneur de cette dernière province,
Celse, l'un de ses plus chers compagnons d'études aux
écoles d'Athènes 2, et aussi élève, ami et admirateur de
Libanius 3, vint le saluer au passage. Près d'un autel,
sur lequel fumait l'encens d'un sacrifice, Celse harangua
l'empereur *. Par une faveur rare, Julien le fit monter
dans sa voiture, et voyagea avec lui jusqu'à Tarse ^.
On n'a, sur son passage à Tarse, qu'une anecdote ra-
contée par Zonare ^. Un prêtre d'Esculape vint le trou-
ver, pour lui demander de contraindre l'évêque de Tarse
à rendre des colonnes provenant d'un temple de ce
dieu, et employées dans la construction d'une basilique
chrétienne. Julien décida que l'enlèvement de ces co-
lonnes serait fait aux dépens de l'évêque, et qu'elles se-
1. Julien, Ep.i; Herllein, p. 483.
2. Voir t. I, p. 331.
3. Sur les rapports de Celse avec Libanius, Yoir de ce dernier les Ep.
608, G15, 635, 655, 658, 693, 697, 1061, 1074, 1076, 1507. Cf. Sicvers, Das
Leben des Libanius, p. 90.
4. Libanius, Ep. 648.
5. Animien Marcellin, XXil, 9.
6. Zonare, XIII, 12.
8 L'ARRIVEE EN SYRIE
raient transportées jusqu'à Egée, pour servir à la recons-
truction d'un célèbre sanctuaire d'Esculape démoli en
330, par l'ordre de Constantin ^ Les païens de Tarse se
chargèrent d'exécuter eux-mêmes la sentence de Julien :
ils abattirent une des colonnes, qui soutenait la nef de
la basilique, et la traînèrent avec beaucoup de peine
jusqu'à la porte de celle-ci. Mais ils ne purent, dit-on, la
tirer plus loin, et durent la laisser sur place. On ajoute
qu'après la mort de Julien, l'évêque la releva sans
peine, et la remit à son rang dans la colonnade de son
église.
De Tarse, Julien se rendit à Antioche « par la route
accoutumée, » dit Ammien, c'est-à-dire en suivant la
chaussée qui, après avoir traversé le Saros, puis le
Pyrame, longe à partir de Kastabalale littoral, et pénètre
dans la capitale syrienne par un pont sur l'Oronte. Tout
le peuple était allé hors de la ville à sa rencontre : on le
reçut avec des acclamations, « comme un astre nouveau
qui se levait sur l'Orient, » dit encore Ammien, dans un
poétique langage qui ne lui était pas habituel. Cepen-
dant, malgré la chaleur de cet accueil, les Romains, tou-
jours attentifs aux présages, ne purent s'empêcher d'en
remarquer de sinistres. On était dans les brûlantes jour-
nées d'été, consacrées aux fêtes d'Adonis. Précisément,
l'entrée de Julien dans Antioche coïncidait avec la partie
triste de ces fêtes, avec le jour où de toutes parts sont
exposées les images du jeune chasseur couché sur son
lit de mort, et où, alentour de ces reposoirs, les dévots
pleurent bruyamment la fin tragique de l'amant de
Vénus. Au moment où Julien mit le pied dans le palais
1. Voir t. I, p. 51
LA VIE DE JULIEN A ANTIOCIIE. 9
impérial, on entendait retentir, en signe de deuil, les cris
aigus des femmes païennes, mêlés au sifflement lugubre
et bruyant des flûtes. Les gens superstitieux purent
croire qu'un autre Adonis verrait bientôt ses jours tran-
chés aussi dans leur fleur ^
II. — La vie de Julien à Antioche.
Au premier rang de la foule qui se pressait sur le
passage de Julien, quand il fit son entrée dans Antioche,
était Libanius. On se rappelle les circonstances qui
avaient, d'abord, empêché les rapports personnels du
prince avec le célèbre rhéteur 2. Quand Julien, en 353,
étudia les lettres à Nicomédie, un ordre de Constance
lui interdit de suivre les cours que Libanius professait
alors dans cette ville. Il dut se contenter de lire avec
passion ses écrits, au point, rapporte Libanius, de s'en
approprier tout à fait le style, et de devenir par là le
disciple de celui qu'on ne lui permettait pas de con-
naître. De Nicomédie, le professeur fut rappelé à Cons-
tantinople,puis, après y avoir enseigné quelques mois 3,
vint se fixer pour le reste de ses jours à Antioche, sa ville
natale ^, Pendant ce temps, une fortune inespérée en-
traînait Julien en Occident, puis le ramenait en Orient,
où il entreprenait l'œuvre de restauration religieuse qui
1. Ammien Marcellin, XXII, 9.
2. Voir t. I, p. 301.
3. Sievers, Das Leben des Libanius, p. 57 et suiv.
4. Ibicl., p. 61 et suiv.
10 LA VIE DE JULIliN A ANTIOCHE.
réjouissait le cœur et excitait les applaudissements de
Libanius. Mais celui-ci, se jugeant sans doute trop im-
portant pour faire l'empressé, ne s'était point hâté de se
rendre auprès du nouvel Auguste. Depuis longtemps il
entretenait avec Julien, même quand il y avait eu péril à
le faire ^, un commerce de lettres 2. Ce commerce devint
plus chaleureux encore, après que Julien eut conquis le
pouvoir suprême. L'empereur est en coquetterie avec le
sophiste. Il lui demande ses discours, le prie de lui com-
muniquer des copies de sa correspondance, semble se
mettre encore à son école 2, l'appelle « frère très souhaité
et très aimé *. » De telles démonstrations étaient bien
faites pour exalter l'orgueil de Libanius. Aussi, dans ses
Mémoires, celui-ci dit-il avec une naïveté qui désarme la
critique : « Du voyage qui le conduisit à Antioche, Julien
attendait, entre autres, cet avantage : me voir, et m'en-
tendre parler ^. »
Ce fut, en effet, le mot que Julien, trop rhéteur lui-
même pour ne pas savoir l'art de flatter un rhéteur, lui
adressa devant tout le peuple, dès qu'il l'aperçut.
« Quand t'entendrons-nous? » lui demanda-t-il^, em-
ployant habilement un mot déjà dit par Hérode Atticus
àPhilémon, etparMarc-Aurèle à Aristide^. Il semble que
1. Libanius, De Vïta; Reiske, t. I, p. 81.
2. Cf. Libanius, £';>.33,372, 1031, 1125, 1350.
3. Julien, Ep. 3; Herllein, p. 483. —VEp. 44, publiée comme écrite à
Libanius, est indiquée par certains manuscrits comme adressée à Priscus,
et semble devoir, en effet, être rendue à ce philosophe, et reportée au
temps où Julien lui écrivait de Gaule. Voir Herllein, p. 548, note.
4. 'A8e).çè TioOsivÔTaxe xai itpoaçtXédxaTe. Herllein, p. 483.
5. Libanius, De Vita; Reiske, l. I, p. 81.
6. Ibid.; et Ep. 048.
7. Philostrate, Vitx sophist. (éd. Kayser, p. 230 et 250.)
LA VIE DE JULIEN A ANTIOCHE. 11
l'amour-propre de Libanius eût du être comblé par un
compliment aussi délicat. Mais ce type achevé de
l'homme de lettres avait à la fois des vanités de pédant
et des coquetteries de femme. Il prit plaisir à irriter pen-
dant quelque temps Fimpatience de Julien. Il chercha,
par des retraites savantes, à se faire désirer. Aussi naïf
dans le récit que roué dans la conduite, Libanius nous a
mis lui-même au courant de ses ruses. Il voulait amener
l'empereur à souffrir de son éloignement, et à multiplier
les avances. Il eut satisfaction, un jour que Julien, sacri-
fiant en public dans le temple de Jupiter Philius, s'éton-
nait de ne pas l'apercevoir, mêlé à la foule des courtisans
qui se pressaient autour de lui, moins encore pour voir
que pour être vus. Julien prit ses tablettes, y écrivit un
mot aimable, et les envoya à Libanius. Celui-ci répondit
sur la même page, gracieusement et spirituellement,
mais ne se pressa pas de venir. Un ami commun, le phi-
losophe Priscus, fit comprendre à Julien le motif de cette
abstention. Libanius ne se trouvait pas suffisamment
invité. Julien lui adressa alors une invitation formelle,
et le convia au repas de midi. Libanius fît réponse
qu'il ne mangeait que le soir. Invité à souper, il s'excusa,
sous prétexte de migraine. Avec une étonnante patience,
Julien renouvela ses invitations, et eut enfin la joie de
les voir acceptées. A partir de ce moment, Libanius
s'assit souvent à la table de l'empereur, à ces « fêtes de
la raison, » comme il appelait les festins offerts par le
philosophe couronné ^.
Du reste, d'un désintéressement égal à sa fatuité, Li-
banius, s'il faut l'en croire, n'accepta de Julien d'autre
1. Libanius, De T'ifa; Reiske, t. I, p. 83.
12 LA VIE DE JULIEN A ANTIOCHE.
faveur que celle de son amitié, et refusa toute offre d'ar-
gent et d'honneurs. Aussi Julien disait-il : « Les autres
aiment ma fortune; Libanius aime ma personne i. » Le
seul bienfait que le sophiste ait sollicité pour lui-même
de l'empereur fut la légitimation d'un enfant naturel 2.
Il se servit, cependant, de sa faveur pour aider les autres :
témoin son discours pour Aristophane 3. Celui-ci était un
Grec de Gorinthe, fils d'un sénateur qui avait fait preuve
de zèle pour le culte des dieux, et neveu par sa mère
de deux philosophes renommés. Après la mort de son
père, Aristophane s'était vu, parait-il, dépouillé de son
héritage par un certain Eugenius, qui était l'un des ser-
viteurs favoris de Gonstance. Désespéré, il avait quitté sa
patrie, abandonnant femme et enfants. Dès lors, sa vie
ne fut plus qu'une suite de tribulations. Il se réfugia
d'abord en Syrie, où il accepta un emploi de police,
qui l'entraîna à de nombreux voyages sur tous les points
de l'Empire romain. Attaché plus tard au cabinet de
Parnassius, préfet d'Egypte, il fut compromis, en même
temps que ce dernier, dans les poursuites intentées en
359 contre ceux qui avaient consulté l'oracle d'Abydos*.
On l'accusa d'avoir favorisé les desseins ambitieux de
Parnassius, en lui amenant un astrologue; et comme il
irrita par des mots vifs le célèbre Paul la Chaîne, qui
dirigeait les poursuites ^, celui-ci le fît presque assommer
à coups de fouets, garnis de balles de plomb s. Sauvé de
1. Libanius, Epitaphios Juîiani ; Rehke, t. I, p. 520.
2. De Fi^a; Rpiske, t.I, p. 84,
3. ^ÏTrèp 'AptffTOïàvouî, Pro Aristophane; Reiske, 1. 1, p. 424-459.
4. Cf. Ammien Maicellin, XIX, 12.
5. Voir t. I, p. 340.
6. Le supplice des plumbatx fut souvent employé contre les martyrs.
LA VIE DE JULIEN A AISTIOCHE. 13
la mort par l'intervention du comte d'Orient, Modestus,
Aristophane fut aussitôt l'objet d'une autre inculpation :
on lui reprocha d'avoir trafiqué de son influence auprès
du gouverneur. Après avoir été, de ce chef, l'objet d'une
longue enquête, qui n'amena point contre lui de preuve
positive, il fut condamné à la relégation. Il était encore
en exil au moment où Julien entra à Antioche^. Liba-
nius fit en faveur de ce malheureux le premier essai de
son influence. Il plaida, dans une longue oraison, la
cause d'Aristophane, s'efforçant de démontrer son inno-
cence, d'apitoyer Julien sur ses malheurs, d'exalter sa
fidélité envers les dieux, ei de le défendre (en termes
d'une étrange indulgence) contre une insinuation défa-
vorable à ses mœurs. Libanius conclut en demandant
pour Aristophane sa grâce d'abord, puis l'exemption des
charges municipales, et enfin un nouvel emploi, répara-
tion due à des souffrances imméritées. Julien accueillit
bien la requête, dans laquelle la plume du sophiste avait
déployé toutes ses grâces; mais, tout en se déclarant con-
vaincu de l'innocence d'Aristophane, il n'octroya à celui-
ci qu'une fonction assez modeste". Néanmoins Libanius
s'applaudit d'un résultat dû, dit-il, non à son influence
personnelle, mais à son éloquence 3.
1. Painassiuset d'autres qui avaient été bannis lors du procès relatif à
l'oracle d'Abydos obtinrent leur grâce en 361 (Ammien Marcellin, XIX,
12). Le fait qu'Aristophane était encore exilé en juillet 362 semble indiquer
que les actes de concussion pour lesquels il avait été condamné paraissaient
alors établis. Julien avait eu au commencement de son règne à s'occuper
déjà d'affaires de cette nature; voir t. II, p. 107 : cf. Code Théodosien,
II, XXIX, 1.
2. Peut-être parce que, malgré le plaidoyer de Libanius, il ne croyait
encore qu'à demi à l'innocence d'Aristophane.
3. Tô 6s ôoôèv èxsïvo xo {xt/pàv 'Aptaxo^àvei epyov f,v /.oyou tivo;, o'jx iy.Yi
ô£r,(ji;. Libanius, Ep. 1039. — Libanius était si fier de celte « éloquence, »
14 LA VIE DE JULIEN A ANTIOCHE.
Cependant l'heure d' « entendre » Libanius était
arrivée. Dans le courant de juillet, le sophiste prononça
en public l'éloge de Julien. C'est le discours publié dans
ses OEuvres sous le titre de Prosphoneticus ^ Nul doute
que ce morceau oratoire, d'une prolixité qui nous parait
aujourd'hui peu supportable, mais dont les longues pé-
riodes, les harmonieuses cadences, durent toucher déli-
cieusement les oreilles de Grecs plus sensibles que nous
ne saurions l'être à la musique des mots, n'ait eu près de
Julien et de son entourage de lettrés un vif succès. Mais
l'historien moderne, qui cherche surtout dans le discours
de Libanius des faits précis, en trouvera moins que dans
le panégyrique prononcé l'année précédente par le rhé-
teur gaulois Mamertin. Libanius n'a été le témoin d'aucun
des événements qu'il raconte. Cependant ce qu'il dit des
dispositions jadis montrées à l'égard de Julien adoles-
cent par les païens d'Antioche, et des espérances que dès
lors les fauteurs de l'ancien culte fondaient sur celui
dont ils avaient deviné de loin les secrets sentiments,
apporte une contribution précieuse à l'histoire de la jeu-
nesse du prince comme à celle du parti païen 2.
C'est ainsi que Libanius devint l'un des rares intimes
avec lesquels vivra familièrement Julien, durant les
huit mois de son séjour à Antioche. « Nous sommes ici
sept étrangers, auxquels il faut joindre l'un de vos con-
citoyens, cher à Mercure et à moi-même, habile artisan
que, quand il publia le discours pour Aristophane, il y réunit la lettre
d'éloges reçue de Julien à cette occasion (Julien, Ep. 74), et sa propre ré-
ponse [Ep. 70). Voir Bidez et Cumont, Recherches sur la tradition ma-
nuscrite des lettres de Vempereur Julien, p. 78-79 et 126-128.
1. npo<7iwvr)Tixè; 'Iou),tavâ) ; Reiske, t. I, p. 405-423.
2. Voir t. I, p. 480.
LA VIE DE JLLIEN A ANTIOCHE. 15
de paroles, » disait Julien aux habitants de cette ville ^.
Les sept étaient, outre Julien, le néoplatonicien Maxime,
le « philosophe athénien » Priscus, le sophiste Himère,
le médecin Oribase, le préfet du prétoire d'Orient Sal-
luste et le maître des offices Anatole. L'antiochien
« habile artisan de paroles » était Libanius. Il y avait
là moins une cour qu'une réunion d'amis. Cette réunion
était strictement fermée. « Nous sommes ici sept in-
trus 2, » disait encore Julien. Et il ajoutait : « Nous
vivons séparés de tout commerce ^. »
A première vue ces paroles, les sentiments qu'elles
supposent, le ton même dont elles sont dites, paraissent
bien étranges. On s'explique difûcilement cet isolement
systématique d'un souverain, vivant volontairement à
part de ses sujets, et se faisant comme un désert au mi-
lieu d'une des villes les plus grandes et les plus peu-
plées de son Empire. On est tenté d'y voir une affecta-
tion blâmable, jointe à un manque surprenant d'esprit
politique. Cesser de se mêler aux hommes, ne point
chercher les occasions de les connaître ou d'être connu
d'eux, éviter de les regarder et se dérober soi-même à
leurs regards, est pour un prince la pire comme la plus
inexplicable des attitudes. Julien, qui aimait la popula-
rité, au dire de ceux qui l'ont le mieux connu ^, s'en
excluait forcément par un tel genre de vie. Il la recher-
chait souvent par ses actes, mais il semblait l'écarter de
parti pris au moyen de cette attitude revêche et bou-
deuse : il s'exposait, d'ailleurs, à se tromper dans beau-
1. Julien, Misopogon j HeHleïa, p. 457.
2. Ibid.
3. Ibid.
4. Ammien Marcellin, XXV, 4.
16
LA VIE DE JULIEN A ANTIOCHE.
coup de circonstances, et à prendre, avec les meilleures
intentions, de maladroites mesures, faute de garder le
contact indispensable avec l'esprit public. Un souverain
n'a point toutes les immunités d'un philosophe, et ne
saurait sans péril faire de son palais une cellule, où
n'arrivent qu'assourdis et transformés les bruits du
dehors.
Était-il, cependant, au pouvoir de Julien de ne pas se
sentir plus ou moins isolé àAntioche? Une sorte d'isole-
ment moral est la condition comme le châtiment des
entreprises semblables à la sienne. Plus il s'absorbait
dans la tentative de restauration du paganisme, plus il
s'apercevait du petit nombre de ceux qui le suivaient.
Les païens d'Occident portaient de loin à ses desseins
une vague sympathie, mais, encore puissants par leurs
propres forces, ils semblaient peu disposés à compro-
mettre leur situation traditionnelle pour une œuvre dont
le succès était incertain, dont l'échec ne pouvait qu'é-
branler les restes de leur pouvoir, et où d'ailleurs ils
reconnaissaient si peu les modes de penser et les ma-
nières d'agir de l'esprit latin. Moins nombreux, plus
entamés, les païens d'Asie hésitaient eux-mêmes à se
solidariser avec Julien : ils avaient applaudi avec en-
thousiasme à la réouverture des temples, à la remise en
vigueur des pratiques divinatoires, au rétablissement
des sacrifices et des fêtes, mais ils n'entendaient point
secouer, comme il l'eût voulu, leur longue indifférence,
et surtout ils ne se sentaient guère disposés à marcher
du même pas que lui dans la voie de réforme morale,
de réveil religieux, d'hospitalité, de bienfaisance, d'imi-
tation des vertus chrétiennes, où il cherchait à engager
tous les adorateurs des dieux. Même chez les philoso-
LA VIE DE JULIEN A ANTIOCHE. 17
phes, il ne trouvait pas toujours le point d'appui dont
il aurait eu besoin. Parmi beaucoup d'entre eux régnait,
à l'égard du paganisme, un esprit de dénigrement et de
libre pensée, qui causait à Julien une réelle souffrance.
Qu'on lise ses discours « contre les chiens ignorants, »
« contre le cynique Héraclius, » on verra la pénible
impression produite sur lui par l'exégèse dissolvante de
certains adeptes du cynisme, c'est-à-dire de la forme la
plus populaire et la plus influente de la philosophie.
Des philosophes de toute dénomination, des sophistes,
des rhéteurs, accourus en foule autour de Julien, quand,
il y a quelques mois, il se déclara le champion du paga-
nisme, il avait pu faire des pontifes ou des magistrats :
mais ce n'est guère que dans le cercle restreint, et chaque
jour plus étroit, des vrais néoplatoniciens qu'il ren-
contrait des esprits vibrant tout à fait à l'unisson du
sien. On pouvait dire de ceux-ci ce que l'on disait chez
nous, il y a soixante ou quatre-vingts ans, des doctri-
naires : ils eussent tenu tous facilement sur un canapé.
Et, de fait, « les sept » avec lesquels s'isolait Julien
représentaient à peu près les seuls vrais confidents de
sa pensée, les seuls appuis sérieux de son œuvre.
Pendant les six mois passés à Constantinople, Julien
s'était moins aperçu de sa solitude morale qu'il ne fit
après son installation à Antioche. Il avait eu, pour lui
faire illusion, les premiers soucis et les tracas inévi-
tables d'un changement de règne, la réforme de l'admi-
nistration et de la cour, l'ardeur des représailles, le
servile empressement d'une multitude d'hommes attirés
par le double soleil levant d'une révolution à la fois
politique et religieuse, et aussi le bon accueil que,
malgré son apostasie, lui avaient ménagé les habitants
JULIEN l'apostat. — III. 2
18 LA VIK DE JULIEN A ANTIOCHE.
de Constantiuople, éblouis par ses succès et fiers de lui
comme d'un enfant de leur ville. Mais, quand il arriva
à Antioche,la première ivresse du pouvoir était dissipée;
les difficultés de la tâche entreprise grandissaient chaque
jour : et, malgré les applaudissements qui avaient salué
son entrée, l'atmosphère que Julien rencontrait autour
de lui était plutôt froide et hostile. La très grande ma-
jorité des habitants de la métropole syrienne « profes-
sait l'athéisme, » comme dit Julien i, c'est-à-dire était
chrétienne. Divisée en plusieurs partis, puisqu'elle
comptait des ariens, des semi-aricns, des orthodoxes, et
que ces derniers se subdivisaient en adhérents de Mélèce
et en adhérents de Paulin, cette majorité retrouvait sa
force et son unanimité quand elle sentait sa foi menacée ;
comme Julien le constate, d'un mot que laisse échapper
son dépit, « elle aimait le Christ 2. » Presque tous les
magistrats municipaux, les membres du conseil de la
ville, les personnages influents, les propriétaires, les
riches commerçants, étaient de ce côté. La minorité
païenne, à la fois corrompue et découragée, professait
une religion aussi éloignée que possible du puritanisme
païen dans lequel (sans toujours y parvenir) essayait de
se confiner Julien. A l'exception de Libanius, dont il
avait fait l'entière conquête, il ne rencontrait, dans la
brillante capitale de la Syrie, ni un ami sûr, ni un par-
tisan complètement dévoué. D'aucun côté un chaud cou-
rant de sympathie no venait à lui. 11 ne se trompait
donc pas tout à fait en se considérant comme « étranger »
et comme « intrus » dans ce monde si différent du sien.
i. Misopogon ; Hertlein, p. 461,
2. Xpi(jTOv SéàYaTKÛvte;. Ibid.
LA VIE DE JULIEN A ANTIOCHE. 19
Mais il en prit trop facilement son parti. Il ne fit
aucun effort pour attirer ou ramener à lui les esprits
qui s'en éloignaient. Il sembla même se complaire à
choquer inutilement les habitants d'Antioche. Il y avait
peu de villes où le goût des jeux et des spectacles fût
poussé aussi loin. C'était, à Antioche, une fête de tons
les jours '. Païens et chrétiens recherchaient avec une
égale ardeur les courses de char et les représentations
théâtrales. Julien professait pour ces amusements gros-
siers et trop souvent immoraux autant d'éloignement
que de mépris. Mais il mit tout de suite de raffectation
à le laisser voir. Non seulement il n'y eut plus, excepté
le premier jour de l'an, de représentation sur le théâtre
de la cour, comme au temps de Constance et de Gallus 2 :
mais encore quand Julien, un jour de fête des dieux,
se croyait obligé d'assister à des courses de chevaux, il
laissait voir sur son visage « sa répugnance et son dé-
goût 3 : » ses regards distraits se détournaient de l'hip-
podrome * : dès la sixième course, il se levait pour
sortir ^. Ce n'était rien, en apparence : en fait, c'était
assez pour irriter le sentiment public. Le même peuple
d'Antioche, qui, quelques années plus tard, prêtera
une oreille avide aux véhémentes harangues de saint
Jean Chrysostome contre Fhippodrome ou le théâtre,
ne pardonnait pas à Julien de quitter d'un air ennuyé
la tribune impériale avant la fin des courses. Ici, comme
en bien des circonstances, Julien oubliait que ce qui est le
1. Julien, Misopogon; HerUein, p. 440.
2. Il)i(l., p. 436.
3. Jbid.
A. Libanius, Epitaphios Juliani; Reiske, t. I, p. 579.
5. Slisopogon; Hcrllein, p. 437.
20 LA VIE DE JULIEN A ANTIOCHE.
droit OU le devoir du moraliste, du philosophe, du prédi-
cateur, peut être maladresse ou faute chez le souverain.
Même par son aspect extérieur, Julien affectait de se
distinguer des habitants d'Antioche. Ceux-ci étaient trè^'
sensibles aux questions de costume et de tenue. Chez
eux tout le monde, même les vieillards, était rasé, et
l'on considérait comme inconvenant d'avoir le menton
couvert de poils K Peut-être à cause de l'abondance et
de la bonne distribution des eaux, qui rendait facile à
tous l'usage des bains, dans une ville où il y avait, selon
Libanius, autant de fontaines que de maisons 2, on se
montrait aussi fort délicat à Antioche pour les soins du
corps et la propreté ^. Le passage à travers les rues d un
prince qui portait avec ostentation une barbe hirsute,
se vantait de ne se faire presque jamais couper les che-
veux ou rogner les ongles, et faisait voir à tout propos
des doigts tachés d'encre ^, causait parmi eux autant
de surprise que de dégoût. Il semble qu'en une matière
aussi futile, Julien eût pu, sans blesser aucun principe,
faire quelques concessions à ses sujets. Sans mettre,
comme Constance, son barbier au rang des hauts fonc-
tionnaires de la cour, il lui eût été facile d'avoir une
chevelure décemment peignée, et même de donner aux
citoyens d'Antioche la satisfaction de le voir sans barbe.
La philosophie, à coup sûr, ne lui défendait pas de se
laver les mains. Mais Julien se faisait gloire d'être
obstiné ^. Il tenait à sa barbe autant que la détestaient
1. Misopogon ; Ilerllein, p. 436, 450.
2. "Offat yàp olxtai TOffaOtai xpr.vai. Libanius, Antiochicus.
3. Misopogon; Ilerllein, p. 4il.
4. Ibid.; Ilerllein, p. 436.
5. Ibid.; Herllein, p. 445.
LA VIE DE JULIEN A ANTIOCHE. 21
les gens d'Antioche. Il y voyait la marque de cette phi-
losophie, qui le mettait à part et au-dessus d'eux. La
garder lui paraissait non seulement son droit, mais
encore l'affirmation de sa puissance. C'est avec un vif
chagrin qu'il avait été, en devenant César, contraint de
la laisser tomber sous les ciseaux des barbiers de Cons-
tance ^. Les médailles de cette époque le montrent im-
berbe. Même après 360, celles qui sont frappées en
Gaule continuent à le représenter sans barbe. On le
retrouve ainsi jusque sur les monnaies émises à Sirmium
et à Constantinople. Mais les pièces datées d'Antioche
lui donnent une longue barbe ~. Il semble avoir laissé
croître celle-ci, à mesure que s'affermissait son pouvoir
et que se développait son rôle de réformateur religieux.
De là le prix qu'il y attachait, et l'obstination avec
laquelle il bravait par elle et pour elle la délicatesse
syrienne. Dans la pensée de Julien, sa barbe était un
symbole 3.
La mauvaise humeur que l'affectation de Julien à ne
pas leur ressembler causait aux habitants d'Antioche
les empêchait d'apercevoir ses vrais mérites. Quand ils
l'entendaient vanter lui-même ou faire vanter par ses
amis la pureté de ses mœurs, qu'il opposait à la licence
trop répandue dans leur ville 3, ils oubliaient d'admirer
ce que cette abstention des plaisirs sensuels supposait
de vertu chez un homme jeune, libre de tout lien et in-
1. Voir t. I, p. 351. — 2. Cohen, Description historique des mon-
naies frappées sous V Empire romain, t. VI, p. 360-363; Eckhel, Doc-
trina numm. vet., t. VIII, p. 133. — 3. Le symbole de la philosophie
cynique; voir les textes de Diogène, de Musonius, de pseudo-Lucien,
d'Épictète, cités par Colardeau, Étude sur Épictète, p. 129-130 . —
4. Julien, Misopogon; Herllein, p. 445; Mamerlin, Grat. actio (Pa-
neg. vet., 1604, p. 168); Libanius, AdJulianum consulem.
22 LA VIE DE JULIEN A ANTIOCHE.
vesti de tout pouvoir. Ils ne songeaient pas que s'il
excluait du palais « les danseurs, les mimes, les joueurs
de flûte et de cithare ', « le temps ainsi gagné par lui
était employé à de sérieuses études, dont beaucoup,
sans doute, étaient inspirées par la vanité littéraire
mais dont aussi d'autres avaient pour objet le bien pu-
blic. Us ne faisaient pas réflexion que s'il comparait
avec une complaisance parfois blessante leur amour de
la bonne chère et son abstinence philosophique ^, c'était
peut-être « sa sobriété habituelle qui lui permettait
d'écourter le sommeil ^, » de consacrer au travail de
l'esprit les premières veilles de la nuit, et ensuite de
(( chanter encore avec les coqs, » selon l'expression de
Libanius ^, c'est-à-dire de se remettre au travail avant
le lever du jour. Ils se montraient surtout injustes en
ne reconnaissant pas que, s'il refusait de rester assis
longtemps au cirque, devant l'inutile spectacle des co-
chers et des athlètes, s'il laissait voir son ennui pendant
les banquets officiels, il ne trouvait jamais trop longues
les heures passées dans son cabinet à lire, à écrire, à
s'occuper d'études ou d'affaires, ou sur son tribunal à
entendre les plaideurs. Tel il s'était montré en Gaule,
aussi infatigable que scrupuleux dans l'administration
delà justice^, tel, au rapport d'Ammien Marcellin, il
fut à Antioche.
Ammien loue l'équité de ses sentences. Il punissait,
même de la peine capitale, ceux qui l'avaient mérité;
1. Libanius, /. c.
2. Julien, Misopogon. ; Herllein, p. 438, 441.
3. Libanius, Ad Julianum consulem.
4. Ibid.
5. Voir t. I, p. 433.
LA VIE DE JULIEN A ANTIOCHE. 23
mais il s'appliquait aussi à défendre le patrimoine des
innocents contre les entreprises des gens cupides. Dans
son amour du juste, il manœuvrait habilement, dit
l'historien, « entre les écueils de la procédure ^ » Il
poussait l'attention jusqu'à se défier de son humeur et de
ses soudains emportements. Ceux-ci, il est vrai, étaient
souvent fort vifs, puisqu'il allait jusqu'à pousser des
cris pendant l'audience 2, et même à frapper à coups de
poing et à coups de pied les gens du peuple qui venaient
lui présenter une requête ou soumettre une cause à son ju-
gement 3. Mais il avait donné l'ordre aux préfets ou à ses
assesseurs de l'avertir à temps, quand il leur semblerait
manquer de sang-froid ^. Averti, il paraissait repen-
tant de ses excès et reconnaissant de la correction.
Oribase lui ayant dit un jour de ne pas montrer par
ses regards et l'accent de sa voix la colère qui le pos-
sédait : « Tu as raison, répondit Julien, et tu verras que
tu n'auras pas lieu de me réprimander une seconde
fois ^. » Un jour, où les avocats avaient applaudi l'un
de ses jugements, il dit avec émotion : « Je me suis
réjoui d'être loué par des hommes à qui j'ai donné la
permission de me blâmer, si j'avais fait ou dit quelque
chose de contraire au droit ^. » On raconte encore qu'une
femme était en procès avec un officier de la garde im-
périale ayant le grade de « protecteur. » Celui-ci vint
1. « A quo ille ne aberraret, tanquam scopulos cavebat abruptos. »
Ammien Marcellin, XXII, 10.
2. Saint Grégoire de Nazianze, Oratio V, 21.
3. Ibid.
k. Ammien Marcellin, XXII, 10.
5. Eunape, Continuation de l'Histoire de Dexippe, fr. 24; Mûller,
Fragm. hist. grxc, t. IV, p. 25.
6. Ammien Marcellin, XXII, 10.
24 LA VIE DE JULIEN A ANTIOCHE
à l'audience en uniforme, et armé. La femme se plaignit
amèrement, comme si cet appareil eût eu pour objet de
l'intimider. « Poursuis avec confiance, femme, dit l'em-
pereur; si celui-ci a mis son costume militaire, c'est
afin de marcher plus facilement à travers la boue : mais
cela ne peut nuire en rien à ta cause ^. » Quand on
entendait ces divers propos de Julien, on eût cru, dit
Ammien, que l'antique Justice, depuis longtemps re-
montée au ciel, selon le dire des poètes, était descendue
de nouveau sur la terre ^.
Cependant l'historien, toujours sincère, ajoute que des
nuages venaient encore de temps en temps en voiler
l'éclat. Julien, entre autres travers, avait la manie de
s'informer indiscrètement de la religion des plaideurs 2.
Ammien ajoute que leur réponse n'influa jamais sur sa
décision*. Mais au moins la question devait-elle souvent
avoir pour effet de leur inspirer confiance, s'ils étaient
païens, de les intimider, s'ils étaient chrétiens. Et ce sont
peut-être des indiscrétions de ce genre qui donnèrent
lieu à un bruit rapporté par saint Grégoire de Nazianze :
on crut que Julien méditait d'interdire l'accès des tribu-
naux à tous ceux qui, avant de plaider, n'auraient pas
fait acte de paganisme en brûlant de l'encens ^.
En tout cas, il est probable que dans le zèle de Julien
à juger quelque chose dépassait la mesure. Les uns attri-
buaient ce zèle à son envie de tirer tout à soi, de se mê-
1. Ammien Murcellin, XXII, 10.
2. Ibid.
3. « In disceplandoaliquolieseratintempestivus, quidquisque jurganlium
coleret, tempore alieno interrogans. » Ibid.
4. Ibid.
5. Saint Grégoire de Nazianze. Oralio IV 96.
LA VIE DE JULIEN A AISTIOCHE. 25
1er de tout, et de prétendre à toutes les supériorités ^
D'autres considéraient comme l'indice d'un esprit peu
sûr les fluctuations de sa jurisprudence, les scrupules qui
le portaient souvent à revenir sur son premier avis, et à
changer de fond en comble, pendant la nuit, la solution
d'un procès 2. C'est un adversaire, saint Grégoire de Na-
zianze, qui nous donne ces détails : mais Julien lui-
même reconnaît que les habitants d'Antioche ne le
voyaient pas avec plaisir rendre la justice ^.
La ferveur païenne dont Julien fit montre à Antioche
ne paraît pas avoir contribué à le rendre populaire,
même auprès des idolâtres. On lui était, de ce côté, re-
connaissant d'avoir rétabli le culte des dieux : mais on
trouvait qu'il y mettait trop d'ardeur, et se rendait trop
encombrant.
« Mes amis et moi, disait-il, ne suivons ici qu'une seule
route, celle qui mène aux temples des dieux*. » Même
les pratiques païennes lui sont ainsi une occasion de
marquer son opposition aux autres manifestations de la
vie de la cité, et de se montrer faisant bande à part, en
compagnie d'un petit nombre d'élus. Et il ajoute un cor-
rectif destiné à faire voir combien lui et les siens sortent
peu de la solitude close où ils se confinent : « Encore
cette route, dit-il, ne la prenons-nous que rarement 5. »
1. nàvTa éauToO ôià çt).oTt(JL'!av Trotouaevo;. Saint Grégoire de Nazianze,
Oratio V, 20. — N'est-ce pas ce qu'indique, avec l'intention de louer, le
panégyriste Libanius, quand il dit que Julien « était un vrai Protée, faisant
acte de prêtre, d'écrivain, d'augure, de juge, de général; de soldat, et, en
tout, de sauveur? » Epitaphios Juliani; Reiske, t. I, p. 580.
2. Saint Grégoire de Nazianze, Oratio V, 20.
3. ... 'rtj,à;... àTiapsaxei... i?) Tispl tàç xpîo'et; r^\xu>v àayoï'.a.. Julien, MisO'
pogon; lier Hein, p. 492.
4. Julien, Misopogon; Herllein, p. 457.
5. Kat o/'.yàxi;. Ibkl.
26 LA YIE DE JULIEN A ANTIOCHE.
Ici, il semble bien avoir volontairement, pour se singu-
lariser davantage, altéré la vérité. Libanius nous dit, en
effet, que toutes les fois qu'il n'en est pas empêché, Ju-
lien va faire ses dévotions dans les temples publics, de
préférence aux chapelles privées de son palais ^ Et Ju-
lien lui-même a dit ailleurs qu'à Antioche il fréquentait
« souvent » les sanctuaires des dieux 2. Il fait même allu-
sion aux critiques auxquelles donnait lieu la fréquence
de ces pèlerinages ^. Libanius montre Julien visitant à
Antioche les temples de Minerve, de Gérés, de Mars, de
Calliope, d'Apollon, les deux temples de Jupiter, celui de
la haute et celui de la basse ville*. Julien lui-même ra-
conte qu'il a sacrifié plusieurs fois dans le temple de la
Fortune, qu'il est entré trois fois de suite dans le temple
de Gérés, un grand nombre de fois dans celui d'Apollon
à Daphné^.
On a, sur les sacrifices offerts par Julien à Antioche,
plusieurs anecdotes intéressantes.
L'une d'elles lui fait honneur. Il avait gravi la pente
boisée du mont Casius, qui domine Antioche, pour y
offrir des victimes dans le temple de Jupiter. Pendant
qu'il accomplissait les rites, il aperçut tout à coup, près
de lui, une forme prosternée, et entendit s'élever de terre
une voix plaintive, qui demandait grâce. « Qui es-tu? »
interrogea-t-il. La réponse lui apprit que le suppliant
était Théodote, ancien gouverneur d'IIiérapolis. En 361,
1. Libanius, AdJulianum consulem.
2. Tl; àvÉ^etai ToaauTotxt; eî; îepà çotxtSvTo; Kaiaapo;. Misopogon; Her-
llein, p. 446.
3. Ibid.
4. Libanius, Legatio ad Julianum.
5. Julien, Misopogon ; Herllein, p. 446.
LA VIE DE JULIEN A ANTIOCIIE. 27
conduisant, au milieu des dignitaires de cette ville,
Constance qui venait de la traverser dans sa marche
contre Julien, il avait demandé, en feignant de verser
des larmes et de pousser des gémissements, que la tète
de Julien rebelle fût envoyée aux habitants d'Hiérapolis,
comme avait été, quelques années auparavant, portée de
ville en ville la tête de Magnence. C'est la faute qu'il ve-
nait aujourd'hui confesser à Julien, en implorant son
pardon. « Je connaissais le fait, répondit celui-ci, et
beaucoup de gens me l'avaient dénoncé. Mais retourne en
paix vers tes lares , délivré de toute crainte par la clé-
mence d'un prince qui, suivant le précepte du sage, met
son plaisir à diminuer le nombre de ses ennemis et à
augmenter celui de ses amis ^. » Cet acte de clémence fut
récompensé tout de suite, car Julien, au sortir du temple
de Jupiter, reçut une lettre du préfet d'Egypte, lui man-
dant qu'après de longues recherches on venait de décou-
vrir un bœuf Apis ^. Ce fut pour lui une grande joie,
comme tous les faits qui concouraient au progrès du
paganisme; mais, de plus, il y eut là, pour son esprit
que l'approche de l'expédition de Perse rendait chaque
jour plus anxieux, un favorable présage, car, dans la
pensée des Égyptiens, la découverte d'un bœuf Apis an-
nonçait non seulement une bonne récolte, mais encore
des événements heureux 3.
Julien a raconté lui-même un autre épisode de ses sa-
crifices. Quand il allait visiter un temple, il lui était dif-
ficile d'y faire en paix ses dévotions. Ordinairement, le
1. Amniien Marcellin, XXII, 14.
2. Ibid. —Voir t. II, p. 176.
3. Ammien Marcellin, l. c.
28 LA VIE DE JULIEN A ANTIOCHE.
peuple et les magistrats se précipitaient à sa suite. On
l'accueillait avec des cris et des applaudissements,
comme un acteur qui paraît sur la scène. Gela choquait
ses sentiments religieux. Il voyait, dans cette coutume,
soit une flatterie malséante, soit peut-être quelque ironie :
en tout cas, elle dénotait une population peu accou-
tumée à fréquenter les sanctuaires païens, et qui y venait
plutôt pour regarder un spectacle ou pour faire sa cour à
l'empereur que pour prier. Julien, dans ces circonstan-
ces, prenait quelquefois la parole, et réprimandait les
assistants. Il nous a laissé un spécimen des harangues
qu'il prononçait alors. « Vous venez rarement, dit-il,
dans les temples des dieux, et quand vous y accourez à
cause de moi, vous remplissez de désordre les lieux
saints. Il conviendrait à des hommes sages d'adresser en
silence leurs demandes aux dieux. N'avez-vous pas en-
tendu le précepte d'Homère : « Silence parmi vous? » Ne
vous souvenez- vous pas comment Ulysse ferma la bouche
à Éryclée, tout étonnée de la grandeur de son action :
« Réjouis-toi intérieurement, vieille, et ne hurle pas ton
bonheur*? » Les Troyens ne prient ni Priam, ni ses
femmes, ni ses filles, ni ses fils, pas même Hector, bien
que le poète dise qu'ils s'adressent à celui-ci comme à un
dieu : dans son poème il n'a montré les priant ni les
femmes ni les hommes. C'est vers Minerve que toutes
celles-ci lèvent leurs mains, en poussant des cris lugu-
bres : mode barbare, et convenable à des femmes, mais
non point impie envers les dieux, comme ce que vous
faites à propos de nous. Car vous louez les hommes au
.. Cf. Iliade, \U, 195; Odyssée, XXII, 411.
LA VIE DE JULIEN A ANTIOCHE. 29
lieu des dieux, plus encore, au lieu des dieux vous nous
flattez, nous autres hommes. Il vaudrait beaucoup mieux,
je pense, ne pas même flatter les dieux, mais les honorer
sagement 1. »
L'incident qui, lors d'une visite au temple de Jupiter,
avait inspiré à Julien cette harangue se reproduisit
encore, un jour qu'il visitait le temple de la Fortune.
Il y fat salué par des battements de mains et de bruyan-
tes exclamations. Cette fois, c'est par un édit adressé au
peuple d'Antioche, et affiché dans la ville, qu'il fit
connaître ses sentiments. Le texte en a été conservé
dans le recueil de sa correspondance. « Si j'entre inco-
gnito dans un théâtre, applaudissez, dit-il; mais si j'en-
tre dans un temple, gardez le silence, et réservez vos
applaudissements pour les dieux. C'est eux, avant tous
autres, qui y ont droit 2. »
Un autre épisode de ces visites a été raconté par Li-
banius. Julien s'était rendu en pèlerinage au temple de
Jupiter, situé dans la ville basse. Il se produisit alors
un petit fait insignifiant, qui frappa beaucoup l'imagi-
nation des païens. Un cygne, capturé dans les marais
de rOronte, avait été consacré au dieu, et vivait dans
les jardins du temple. Devenu animal domestique, l'oi-
seau avait perdu l'usage de ses ailes. Il nageait dans
les bassins ou se promenait sur la terre, comme le plus
vulgaire palmipède. Au moment où Julien offrait le sa-
crifice, on remarqua que le cygne s'approchait de l'au-
tel où brûlait le feu sacré. On le vit ouvrir toutes
grandes ses ailes. Bientôt^ aux regards étonnés de l'as-
1. Julien, Misopogon; Hertlein, p. 443-444.
2. Julien, A>.65; Hertlein, p 588,
30 LA VIE DE JULIEN A ANTIOCHE.
sistance, il prit son vol, fit le tour du temple, et dis-
parut dans les airs, du côté de l'Orient. Les applau-
dissements éclatèrent, cette fois non réprimés par Julien.
Les assistants crurent avoir vu Jupiter lui-même, sous
la forme de l'oiseau aimé de Léda^
C'était l'infirmité du paganisme, que ses mythes les
plus gracieux suggéraient presque toujours quelque idée
impure. La blanche envolée du cygne à travers l'azur
rappelait à ceux qui la contemplaient une des scan-
daleuses amours du maître des dieux, il en était ainsi de
beaucoup de rites païens. Surtout dans une ville aussi cor-
rompue qu'x\ntioche , l'immoralité, qui dormait au fond
des religions antiques, et particulièrement des cultes
syriens, remontait d'elle-même à la surface. Julien était
contraint de la subir, au risque d'être éclaboussé par
cette écume. Quand le cortège impérial se formait, pour
prendre part à quelque procession païenne, ou conduire
le prince à l'un des temples, tout un monde sorti de
bouges infâmes, mais ayant peut-être un rang et un
rôle dans certaines cérémonies sacrées 2, accompagnait
à travers les rues et les places d'Antioche, parmi les
cris indécents et les murmures suspects, l'empereur qui
s'avançait à cheval suivi des prétoriens. J'ai cité plus
haut les paroles de saint Jean Chrysostome sur ces hon-
teuses exhibitions, et l'appel adressé par l'orateur sa-
1. Libanius, Legatio ad Julianum.
2. Libanius, dans un discours adressé à Julien lui-môme, appelle les
courtisanes « des femmes en la puissance de Vénus, » el; AçpootTY]; è^ou-
<7:av {Pro Aristophane; Reiske, t. I, p. 446.) — Je rappellerai à ce pro-
pos la phrase brutale de Mommsen {Rom. Geschichte, t. V, p. 462) :
« Der Cul tus der syrischen Gôller war oft eine Succursale des syrischen
Bordells. »
LA VIE DE JULIEN A ANTIOCHE. 31
cré au témoignage de beaucoup de ses auditeurs, qui
en avaient été les témoins*.
La vie étrange que Julien menait ainsi à Antioche,
presque seul avec lui-même, ou avec un petit groupe
qui ne lui renvoyait que Técho de ses propres pensées,
n'était pas de nature à dissiper cette haine contre ses
sujets chrétiens, qui était devenue pour lui une idée
fixe. Celle-ci ne pouvait, au contraire, que s'accroitre
dans un tel milieu. C'est d' Antioche que Julien envoya,
à deux reprises, l'ordre de bannissement de saint Atha-
nase, dont nous avons parlé plus haut-. Contre un autre
personnage, lié aussi à l'histoire de l'Egypte chrétienne,
mais dont on essayerait vainement de faire un saint,
fut prononcée par lui, à Antioche, une sentence encore
plus sévère.
Encouragés par l'impunité accordée au meurtre de
l'évêque Georges^, les païens d'Alexandrie venaient d'é-
crire à l'empereur pour demander le châtiment d'un
ancien commandant militaire de l'Egypte sous Cons-
tance*. Le duc Artemius, arien comme Georges, s'était
associé à ses entreprises et contre les catholiques, dont
il avait poursuivi les moines et les vierges sacrées, en-
vahissant même les solitudes de Tabenne dans l'espoir
d'y découvrir saint Athanase, et contre l'idolâtrie,
dont il avait, à Alexandrie, pillé ou abattu les sanctuai-
res. On lui imputait surtout la dévastation du Sérapeum.
1. Saint Jean Chrysoslome, Insanctum Babylam contra Julianum et
gentiles, 14. — Voir t. II, p. 165.
2. Voir t. II, p. 299, 302.
3. Voir t. II, p. 280.
4. SrpaTYiyoç 8s ouxoç Ttôv sv AtyuTïTW (jTpaTtWTtôv... èv toï; KwvaTavTÎou
Xpôvoi?. Tliéodoret, 111, 18.
32 LA VIE DE JULIEN A ANTIOCHE.
Dans sa lettre écrite vers la fin de janvier aux Alexan-
drins, Julien avait lui-même réveillé le souvenir de cet
attentat. « Le stratège de l'Egypte, disait-il, envahit
naguère le temple sacré du dieu, s'empara des images,
des offrandes, de tout le mobilier religieux. Quand,
indignés, vous avez essayé de défendre le dieu, ou
plutôt les trésors du dieu, il a osé envoyer contre vous
ses fantassins, par un acte injuste, illégal et impie \ »
L'empereur ajoute qu'Artemius agissait ainsi moins
pour plaire à Constance que par crainte de Georges,
qui le surveillait continuellement de peur qu'il ne
préférât une conduite politique et modérée à ces allu-
res tyranniques^. Cette accusation tout ensemble de
tyrannie et de faiblesse, formulée par un empereur, ne
pouvait qu'encourager ou ranimer les rancunes des
païens d'Alexandrie. Aussi, dès qu'ils se sentirent eux-
mêmes pardonnes, dénoncèrent-ils à Julien les actes
déjà anciens d'Artemius. « Ils l'accablèrent, dit Ammien
Marcellin, sous le poids d'atroces accusations 3. » Ju-
lien prononça la confiscation de tous ses biens, puis le
condamna à la décapitation*. Pour donner une com-
plète satisfaction aux païens, l'exécution eut lieu à
Alexandrie ^.
i. Julien, Ep. 10; Ilertlein, p. 489.
2. Ibid.
3. « Tune et Artemius ex duce iEgypti, Alexandrinis urgentibus alro-
cium criminum mole, suppllcio capilali mulctalus est. » Ammien Marcellin,
XXll, 11.
4. Où {lovov Tûv ovTWv èyûfAVCDffev, àXXà xai Tyj; xeça/r;? to ),oi7rôv ècrtéprjtye
ffûjxa. Théodoret, III, 18.
5. 'Ev AXe^avopcIcf èôrjjjieuGyi Tr;v xe^aXïiv à7îOT(i.rj6eiç. Chron. d'Alex. (Migne,
Pair, grsec, t. XCII, p. 145.) C'est du moine Jean (neuvième siècle) que
vint l'idée erronée de faire d'Artemius un martyr. Il écrivit « les Actes du
grand et glorieux martyr Artemius » (publiés dans le Spicilegium roma-
LA VIE DE JULIEN A ANTJOCHE. 33
Julien prononça à Antioche d'autres sentences capi-
tales contre des ennemis politiques. Le notaire Gau-
dentius, qui avait, par Tordre de Constance, mis l'A-
frique romaine en état de défense^, et l'ancien vicaire
d'Afrique Julianus, qui s'était associé à cette œuvre
avec une ardeur jugée excessive, furent amenés char-
gés de chaînes, et condamnés à mort^.
Au même temps appartient la condamnation de
Marcel, coupable, selon Ammien, d'avoir « voulu met-
tre la main sur l'Empire 3, » et, au dire d'Eunape, d'a-
voir « conspiré par attachement à Constance ^ » Ce der-
nier mot est à retenir, car il semble indiquer que
Constance avait su se faire des amis véritables, qui de-
meurèrent sous Julien fidèles à sa mémoire, et cherchè-
rent à la venger. Marcel fut jugé par le préfet du pré-
toire Salluste, et décapité. C'était le fils de l'ancien
commandant de l'armée des Gaules, dont Julien, étant
César, crut avoir tant à se plaindre^. Eunape fait re-
marquer, comme un indice de la modération et de
l'humanité du prince, que celui-ci, en se montrant in-
pitoyable pour le fils, épargna le père, et le combla
même de faveurs.
num de Mai, t. V, p. 3iO, et dans les Ada SS., octobre, t, VlJl, p. 856), qui
sont la source d'où Métaphraste lira ses Actes du même personnage {Patr.
grxc, t. CXV, p. 1160-1212). Sur l'absence de valeur historique de la
compilation du moine Jean, voir Tillemont, Mémoires, t. VII, p. 730-733:
Catiffol, àdiU?, Rômische QuartaUchrift, 1889, p. 252-257; Baliffol, Quœs-
tiones Philostorgianx, 1891, p. 35- iO.
1. Voir t. II, p. 37 et 58.
2. Ammien Marcellin, XXII, 12.
3. « Ut injectans imperio manus. » Ib'uL, 11.
4. Aià xy-jv rpô; KwvaTavnov çiXi'av. Eunape, Continuation de V Histoire
de Dexippe, fr. 17; dans Millier, Fragm. hist. gnvc, t. IV, p. 21.
5. Voir t. I, p. 405, 41 i. — Sur les rapports de Julien avec Marcel,
voir Kocb, Kaiser Julian der Abtrûnnige, p. 386-387.
JULIEN l'apostat. — III. 3
34 LA VIE DE JULIEN A ANTIOCIIE.
Quant aux chrétiens, ils eurent à souffrir de nom-
breuses vexations. On en a un exemple dans l'affaire
d'Eleusius. Cet évêque avait eu la carrière la plus agitée,
qui donne une idée de ce que pouvait être la vie de
certains prélats au milieu du quatrième siècle. Rien dans
son passé ne le destinait à l'état ecclésiastique. C'était
un officier supérieur dans la maison militaire de Cons-
tance, quand l'évêque de Constantinople, Macedonius,
le fit éKre au siège épiscopal de Cyzique, en même temps
qu'un payeur de la garde prétorienne, Marathon, était
promu à celui de Nicomédie ^ Eleusius mena en soldat ,
les affaires de son diocèse. Pour ramener à l'unité la ^
petite et inoffensive secte des novatiens, il interdit leurs
assemblées, et démolit l'église qu'ils avaient à Cyzique-.
En même temps, il abattait dans la même ville les tem-
ples des dieux, et vouait au mépris public les cérémonies
de la religion païenne^. L'orthodoxie de ce rigide
champion de la foi n'était cependant pas sans alHage.
Il s'associa en plusieurs circonstances aux vexations infli-
gées par les macédoniens aux défenseurs de la pure
doctrine de Nicée *. Cependant, il repoussa toujours les
opinions extrêmes de l'arianisme. Il appartenait au tiers
parti des semi-ariens, plus proche même de la défini-
tion orthodoxe que la plupart de ses amis, au jugement
1. Sozomène, IV, 20; Suidas, v° 'EXe-jctoç.
2. Socrate, II, 38; Sozomène, IV, 21.
3. Sozomène, V, 15.
4. Voir Tillemont, Mémoires, l. VI, p. 397. — Julien, Ep. 52 (Hertlein,
p. 559), parle de bourgades, x(ô[jLa;, détruites pendant les discordes entre
chrétiens sous le règne de Constance, sur le territoire de plusieurs cités,
entre autres à Cyzique. Mais on ne peut savoir si ces excès sont antérieurs
à l'épiscopat d'Eleusius, ou au contraire lui sont imputables. Peut-être la
phrase de Julien fait-elle allusion seulement à la destruction de l'église
des novatiens.
■I
LA VIE DE JULIEN A ANTIOCHE. 35
de saint Hilaire de Poitiers i. Aussi finit -il par être chassé
de sa ville épiscopale à la fin du règne de Constance,
grâce aux intrigues des ariens avancés 2. H y rentra au
commencement de celui de Julien, lors du rappel de
tous les évêques exilés. Mais il n'y demeura pas longtemps
en paix. En juillet 362, Julien reçut à Antioche une
députation des païens de Cyzique, qui dénonçaient à
l'empereur les excès de zèle d'Eleusius. Julien fut heu-
reux de pouvoir, en sévissant contre un évêque, faire
montre en même temps d'impartialité religieuse. Il
condamna l'évêque à rebâtir dans les deux mois l'église
des novatiens, à ses frais, sous la menace d'une forte
amende ^. En même temps, pour le punir de sa conduite
envers les idolâtres, et aussi des conversions nombreuses
qu'il avait opérées, des constructions monastiques
élevées par lui en faveur des veuves et des vierges con-
sacrées à Dieu, il lui interdit le séjour de Cyzique. La
même interdiction fut étendue « aux étrangers qui étaient
avec lui, » c'est-à-dire vraisemblablement aux moines.
Le motif, avoué par Julien, de cette interdiction faisait
grand honneur aux succès évangéliques obtenus par
Eleusius^ : l'empereur craignait que, dans une ville dont
une grande partie était déjà gagnée au christianisme,
la présence de l'évêque et de son entourage n'excitât
1. Saint Hilaire de Poitiers, De Synodis.
2. Théodoret, II, 23; Philostorge, V, 3: Socrate, II, 40, 42, 45; IV, 17 ;
Sozomène, IV, 24, 27.
3. Socrate, III, 11.
4. Malheureusement, la fin de sa carrière lui fît moins d'honneur :
Eleusius, menacé par Valens, accepta en 366 les doctrines ariennes. Il se
repentit, mais il devint le chef du parti macédonien, qui contestait Ja
divinité du Saint-Esprit, refusa en 381 de se soumettre à l'autorité du
concile œcuménique de Constantinople, et persista, à la conférence de 383 ,
dans son attachement à l'hérésie (Socrate, V, 8; Sozomène, VII, 7).
36 LA VIE DE JULIEN A ANTIOCHE.
trop vivement les esprits contre la réaction païenne
qui se préparait. Il redoutait surtout la population des
manufactures de l'État, nombreuse à Cyzique, et où les
ouvriers, avec leurs femmes et leurs enfants, étaient
presque tous chrétiens. Ces corporations ouvrières, com-
posées d'adorateurs du Christ, étaient celle des tisseurs
ou teinturiers en laines, lanarii, et celle des monetarii,
chargés de la frappe des monnaies^ : cette dernière
était alors assez riche et assez puissante pour que quel-
ques-uns de ses membres fussent admis, dans des villes
aussi considérables qu'Antioche, au nombre des curia-
les-. Il est intéressant de voir, au milieu du quatrième
siècle, la religion nouvelle si florissante dans une ville
qui avait été, dans la province d'Asie, l'un des centres
du culte de Rome et d'Auguste^.
Julien semble avoir pris plaisir à semer la division
entre les populations chrétiennes et leurs évêques. Tel
est au moins le but du long et curieux rescrit qu'il
adressa d'Antioche, le 1"" août 362^, aux habitants de
Bostra.
Bostra était une place forte, située au nord de TArabie
romaine-' : ville importante, en grand commerce par
caravanes avec Palmyre. Les chrétiens y formaient la
moitié de la population. Ils avaient pour évèque un
1. Sozomène, V, 15.
2. Cf. Julien, Misopogon; Hertlein, p. 475. — Sur les monetarii au
quatrième siècle, voir Waltzing, Étude historique sur les corporations
professionnelles chez les Romains, t. Il, p. 228. Cf. mon t. I, p. 224-22G
3. Voir Marquardt, Rom. Staatsverwaltung, t. I, p. 345, note 3.
4. 'Eo66rj t^ Tûv xaXavScôv AOyoucTTou èv 'AvTioxecof. Julien, Ep. 52;
Hertlein, p. 562.
5. Ammien (XIV, 8) dit de Bostra, de Gerasa et de Philadelphie : « Mu-
rorum ûrmitate cautisslmas. »
LA VIE DE JULIEN A ANTIOCHE. 37
des écrivains les plus distingués de l'époque, Titus, auteur
de livres contre les manichéens : saint Jérôme le place
parmi ceux dont on ne sait ce qu'il faut le plus admirer,
leur érudition dans les choses profanes ou leur connais-
sance des saintes Écritures^. Mais son orthodoxie ne fut
peut-être pas à la hauteur de sa science : Sozomène le
nomme parmi les écrivains célèbres de la nuance semi-
arienne 2, et on le trouve même, en 363, en compagnie
d'Acace et de ses partisans, ce qui porterait à le classer
parmi les ariens d'une nuance beaucoup plus avancée 3.
Quoi qu'il en soit, les réformes religieuses de Julien
paraissent avoir excité une grande émotion à Bostra.
Se sachant soutenus, les païens y firent quelque désor-
dre^; mais, de leur côté, les chrétiens, qui avaient
conscience de leur force, se montrèrent prêts à la résis-
tance. Les deux partis étaient sur le point d'en venir
aux mains. Julien fit savoir que si une sédition éclatait
à Bostra, il ferait retomber toute la faute sur l'évêque et
ses clercs, et Tattribuerait à leurs excitations 5. En réponse
à cette menace, l'évêque Titus écrivit à l'empereur pour
se justifier. Il montra que, grâce à son influence et à
celle de son clergé, la paix n'avait point été troublée.
« Quoique les chrétiens, dit-il, soient ici en nombre égal
à celui des Hellènes, nos exhortations les ont empêchés
de commettre le plus léger excès ^. »
1. Saint Jérôme, Ep. 70; De viris iltustr., 102.
2. Sozomène, III, 14.
3. Socrate, III, 25.
4. Cf. Libaniiis, Ep. 672", 673, 730.
5. Sozomène, V, IS.
6. Kalxoi XptaTiavwv ôvtwv icpajj-iXXwv zm Tr/rjôsi TÔJv '£).)rjV(j)v, xaTe-/o-
^.£V(<)v Se r/j r,[i.ST£pa Trapaivéaet, (XYiôÉva [Krioc(.[io\) àtaxisTv. Julien, Ep. 52;
Hertlein, p. 561. — C'est le seul endroit des écrits de Julien où les chré-
38 LA VIE DE JULIEN A ANTIOCHE
Il fallut toute la subtilité de Julien pour tourner
contre Titus des paroles aussi raisonnables et aussi ras-
surantes. C'est ce qu'il essaya pourtant de faire par sa
lettre aux Bostréens.
Il commence par revendiquer la reconnaissance à
laquelle sont, dit-il, tenus à son égard « les chefs des
Galiléens. « Car sous Constance plusieurs d'entre eux
ont été bannis, persécutés, emprisonnés; des chrétiens
furent égorgés comme hérétiques : des villages entiers
furent détruits à la suite de discussions religieuses.
Julien, au contraire, a rappelé les exilés et leur a rendu
leurs biens. Aujourd'hui, cependant, que voit-on? Ayant
perdu le pouvoir de tyranniser, « n'ayant plus la faculté
de rendre la justice, d'écrire des testaments, de s'ap-
proprier des héritages, de tirer tout à eux^, » les hommes
(( qu'on appelle clercs » cherchent à exciter des sédi-
tions, à soulever leurs ouailles contre les adorateurs des
dieux, à combattre les édits « philanthropiques » rendus
par le restaurateur de l'ancien culte.
Celui-ci, cependant, n'a nullement l'intention d'user
de contrainte envers les adversaires de ses idées. « Nous
ne permettons pas qu'on les traîne de force devant les
autels des dieux. Au contraire, nous déclarons formelle-
ment que si quelqu'un d'eux désire participer à nos
lustrations et à nos offrandes, il doit d'abord se purifier,
et se rendre les dieux propices. Si loin sommes-nous
de vouloir que ces impies aient part à nos cérémonies
lions soient appelés autrement que « Galiléens ; » mais la phrase n'est pas
de Julien, puisqu'elle est tirée textuellement de la lettre de l'évèque de
Bostra.
1. Allusion à la juridiction cirile et criminelle que les empereurs chré-
tiens araleat attribuée aux évéques. Voir t. I, p. 120.
LA VIE DE JULIEN A ANTIOCHE. 39
saintes, avant d'avoir lavé leurs âmes par des supplica-
tions aux dieux et leurs corps par des ablutions lé-
gales M »
« 11 m'a donc paru bon, continue Julien, de faire
savoir à tous les peuples, par le présent écrit, et de
déclarer formellement qu'il est interdit de se révolter
avec les clercs, de se laisser entraîner par eux à jeter
des pierres et à désobéir aux magistrats. Ils peuvent ce-
pendant s'assembler tant qu'ils le voudront, et prier
selon leur coutume. Mais ils ne doivent pas se laisser
gagner à la rébellion, et faire cause commune avec
elle; sinon, ils seront punis-. »
Ici commence la partie insidieuse du rescrit. « J'a-
dresse celui-ci, dit Julien, d une manière spéciale à la
ville de Bostra, parce que son évêque Titus et son
clergé, dans le mémoire qu'ils m'ont présenté, ont ac-
cusé le peuple qui leur est soumis, disant qu'ils l'avaient
engagé à ne pas se révolter, mais que le peuple s'était
jeté dans le désordre. » Julien reproduit ici la phrase
de la lettre de Titus que nous avons citée plus haut et
continue : « Voici quelles sont, sur vous, les paroles
de votre évêque. Vous voyez que ce n'est pas à votre
bon vouloir qu'il attribue votre modération : c'est
malgré vous, dit-il, que vous avez été contenus par ses
exhortations. Chassez-le donc, sans hésiter, de votre
ville, comme s'étant fait votre accusateur ^, »
Dans cette phrase est, sans contredit, le mot impor-
tant de la lettre : c'est pour l'amener que tout le reste
1. Julien, Ep. 52; Hertiein, p. 560.
2. Ibid.,p. 561.
S. iôirf.. p. 562.
40 LA VIE Di: JULIEN A ANTIOCHE.
a été écrit. Julien termine son message par des conseils
de paix et de tolérance réciproque, donnés sur un ton
de commisération méprisante pour les chrétiens.
« Que ceux d'entre vous qui sont dans l'erreur ne fas-
sent aucun tort à ceux qui, en toute droiture et justice, ho-
norent les dieux selon l'antique tradition ; mais que non
plus les serviteurs des dieux n'envahissent ou ne pillent
les maisons de ceux qui sont dans l'erreur par ignorance
plus que par volonté. » Ces paroles avouent explicite-
ment les violences déjà commises en divers lieux par
les païens. « C'est par la raison, continue Julien, qu'il
faut convaincre et instruire les hommes, et non par les
coups, les outrages et les supplices corporels. J'engage
donc encore et toujours ceux qui ont le zèle de la vraie
religion à ne pas maltraiter la multitude des Galiléens,
à ne se permettre contre elle ni voies de fait ni outra-
ges. Il faut avoir plus de pitié que de haine pour ceux
qui se trompent sur les grandes choses. Le premier des
biens est vraiment la piété : au contraire, l'impiété est
le plus grand des maux. C'est pourquoi ceux qui aban-
donnent les dieux pour se tourner vers les morts et leurs
reliques s'infligent à eux-mêmes le châtiment K »
Les perfides insinuations '^ envoyées aux chrétiens
contre leur évêque ne produisirent aucun effet. Ils ne
le chassèrent point de la ville, comme les y engageait
l'empereur : en 363, on trouve encore Titus en posses-
sion de son siège ^. Mais il ne semble point que les con-
1. Hertlein, p. 5G2.
2. « L'artifice dont Julien se servit contre iévôque de Bostra est un acte
d'hypocrisie, qui entache son caractère. » Negri, Vlmperatore Giuliano l'A-
poslata, p. 319.
3. Cela me parait résulter de Socrale, III, Î5. Cependant Tillemont n'ose
raffiriner.
LA VIE DE JULIEN A ANTIOCHE. 41
seils de tolérance adressés aux païens aient été mieux
écoutés. Ceux-ci, qui savaient apparemment lire entre
les lignes, reconnurent tout de suite que l'empereur
n'exigerait pas avec sévérité qu'ils fussent suivis. Deux
lettres de Libanius, dont nous parlerons plus loin, mon-
trent qu'il y eut encore des faits de persécution à Bos-
tra, avec la connivence des autorités.
On a remarqué les paroles haineuses de Julien au
sujet des « morts, » de leurs « reliques, » des « tom-
beaux, » comme il appelle souvent les églises chrétien-
nes. C'est vers le temps même où il publia son rescrit
aux Bostréens, que sont signalées les premières profa-
nations de reliques des martyrs. Lui-même dit que, pen-
dant son séjour à Antioche, il avait donné l'ordre « de
détruire tous les tombeaux des athées, » et que cet
ordre fut exécuté avec une violence qui dépassait ses
intentions^. Saint Grégoire de Nazianze précise cet
aveu, en disant que les païens mirent le feu aux sépul-
cres des martyrs, en même temps qu'ils brûlaient les
corps de ceux-ci, mêlés par dérision aux plus vils osse-
ments, et jetaient au vent les cendres -. Ce détail fait
particulièrement allusion à un fait, célèbre dans l'an-
tiquité, qui se passa vers le mois d'août. Les reliques
de saint Jean-Baptiste, conservées, dit-on, à Samarie,
furent exhumées par les païens : on les mélangea à des
os d'animaux, et on les réduisit en cendres ^\ On raconte
1. Tû'j; Ta^ou; ôà Ttov àOÉwv àvixpc'l'av Trâvxa;, àzà roO GruvOr,(/.axoc, ô oi\
ôiooTai Tiap' èao-j 7rpa>r,v. Julien, Misopogon ; Hertiein, p. 466.
?.. Saint Grégoire de Nazianze, Oratio V, 29.
3. Rufin, 11,28; ïhéoaoret, llf, 3; Philostorge, VU, 4; Chronique d'A-
lexandrie (Migne, Patr. grxc, t.XCII, p. 295). Saint Grégoirede Nazianze
fait peut-être allusion à celte profanation dans Oralio V, 29.
42 L'EDIT DE MAXIMUM.
que le tombeau et les reliques du prophète Élisé<
furent profanés de la même manière ^. Les chrétiens
parvinrent à sauver quelques débris de celles de Jean-
Baptiste : ils furent envoyés à saint Athanase, qui à ce
moment n'avait pas encore quitté Alexandrie, et les
déposa avec respect dans la muraille d'une église de
cette ville -.
III. — li'édit de maximum.
Les réformes administratives et économiques auxquel-
les s'appliqua Julien durant son séjour à Antiochesout
de diverses sortes. Autant que nous en pouvons juger,
il y en eut d'utiles que la population, prévenue contre
lui, accueillit assez mal, mais qui paraissent avoir été
inspirées par le désir sincère d'améliorer la situation de
la ville.
On se souvient que, peu de temps avant d'être entré à
Constantinople et d'y avoir pris les rênes du gouver-
nement, Julien avait accordé à la députation d'Antioche
quilui apportait la couronne votée par les citoyens l'aug-
mentation du sénat par l'élection de deux cents nouveaux
curiales ^. C'était le moyen de rendre moins lourdes à
la classe moyenne, à la bourgeoisie de la ville, les
charges municipales en les partageant entre des mem-
bres plus nombreux. La question du recrutement des
curiales continua de préoccuper Julien, quand il prit
résidence dans la capitale de la Syrie. Il dut intervenir
1. Philoslorge, VU, 4.
2. RuHn, II, 28.
3. Julien, Misoporjon; Hertlcin, p. 475. — Voir t. II, p. 128.
L'ÉDIT DE MAXIMUM. 43
plusieurs fois pour empêcher l'effet d'élections qui (au
moins d'après son récit) auraient fait entrer dans la
curie d'Antioche des citoyens pauvres, dont la présence
n'eût apporté aux autres aucun soulagement i. Il cassa
presque tous les curiales désignés par le peuple pen-
dant son séjour dans cette ville-. Comme il est seul à ra-
conter ces faits, on ne saurait dire s'il agit ainsi par mau-
vaise humeur ou à bon escient. Cependant un rescrit du
18 septembre 362, adressé au préfet du prétoire Sal-
luste, paraît prescrire à ce sujet de sages mesures. Ju-
lien y rappelle qu'il a été obligé d'annuler les récentes
nominations de curiales, à l'exception de celles qui
provenaient régulièrement de la curie elle-même. Il
ajoute qu'il a désigné les corporations entre lesquelles
les membres de celle-ci pourront être choisis à l'avenir.
Enfin, il cite parmi ceux qui devront être appelés à la
curie (( les fils de décurions qui n'en font pas encore
partie, et les plébéiens de la cité, que leur richesse
rendrait capables de supporter le fardeau des charges
municipales 2. » Il y a peut-être dans cette affaire des
dessous qui nous échappent, car Julien avoue que tout
ce qu'il fit pour réglementer à Antioche la nomination
des curiales excita le mécontentement des habitants ^
1. Julien, Misopogon ; Heiilein, p. 475.
2. Ibid.
3. Code Théodosien, XII, i, 53.
4. Julien, Misopogon ; Hertlein, p. 475. — Ces mesures, en tout cas,
restèrent sans eflfet. La curie d'Antioche ne cessa de décroître. Au com-
mencement du quatrième siècle, elle était d'environ 1.200 membres; elle
avait fort diminué à l'époque de Julien, qui dut la compléter. Quand Li-
banius écrivit son discours Upo; iriv ^ouXyiv, c'est-à-dire vers 386, les cu-
riales n'étaient pas plus de- soixante : il n'y en avait plus, paraît-il, qu'une
douzaine, quand il écrivit, après 388, son discours ''Xmç tûv pouXôiv. Voir
44 LEDIT DE MAXIMUM.
On ne paraît pas lui avoir été plus reconnaissant
des décisions qu'il prit au sujet de certains terrains ap-
partenant à l'État. Il y avait, paraît-il, autour d'Antioche
trois mille « lots '^ » de terre demeurés en friche. Le
peuple les demanda à Julien. Celui-ci les concéda vo-
lontiers; mais, au lieu d'être attribués aux citoyens les
plus pauvres, ils furent partagés entre des gens qui n'en
avaient pas besoin. Le peuple réclama : Julien ordonna
une enquête. A la suite de celle-ci, les détenteurs illé-
gitimes furent dépouillés. Les terres ne devinrent point
l'objet d'un nouveau partage : elles furent mises en valeur
et administrées au profit de la ville, par les soins de l'on-
cle de l'empereur, le comte Julien. Il parait que Topé-
ration fut bien conduite, et devint avantageuse à la ville,
car le revenu de ces terres l'exonéra d'une charge con-
sidérable, en assurant l'entretien des chevaux destinés
à ses courses annuelles 2. Tel est du moins le récit que
fait Julien de cette affaire. Mais peut-être le peuple en
avait-il attendu des avantages plus directs : car Julien
reconnaît qu'elle ne profita point à sa popularité.
Il en fut de même de ses efforts pour assurer l'alimen-
tation publique.
Au moment où Julien s'établit à Antioche, le peuple
se plaignait de la cberté des vivres. « Les denrées abon-
dent, et tout est hors de prix 3, » criait la foule assem-
blée au théâtre. Julien manda aussitôt les grands pro-
priétaires et les négociants noiables de la ville. Sans
Puech, Saint Jean Chrysostome et les mœurs de son temps, p. i8 ; Sievers,
Das Lehen des Libanius, p. 7, note 36.
1. K).r,pou;. Misopogon. Herllein, p. 471.
2. Ibid.
3. nàvTa yéiigt, Tiàvia 710/ Àoù. Ibid., p. 476.
LEDIT DE MAXIMUM. 45
prendre le temps de se renseigner par une sérieuse en-
quête, il s'improvisa, devant eux, l'interprète des pas-
sions irréfléchies du vulgaire, leur laissa entendre qu'à
ses yeux, comme aux yeux de la foule, ils étaient des
accapareurs, et <( leur expliqua le devoir de sacrifier
au bien public l'espoir d'un gain fondé sur l'injustice ^ »
Si à toute époque la limite entre les spéculations per-
mises et celles qui sont contraires à l'humanité et à la
justice reste difficile à tracer, il en devait être surtout
ainsi en un temps où la science économique était encore
dans l'enfance. Les cœurs les plus généreux se lais-
saient parfois entraîner à des sévérités qu'on aurait
peine aujourd'hui à ne pas trouver excessives. Un illustre
enfant d'Antioche, Jean Ghrysostome,dont la jeunesse est
contemporaine du séjour de Julien en Syrie, professe, à
cet égard, des idées qui n'iraient à rien moins qu'à in-
terdire au commerçant et à l'agriculteur la recherche
du profit légitime. Il condamne celui qui vend son blé
ou son vin soit dès la récolte, soit au contraire après
un temps assez long, pour profiter du moment où les
prix seront en hausse -. Mais on ne saurait nier que
beaucoup de propriétaires de vignobles, de plants d'oli-
viers ou de terres à céréales ne montrassent, dans bien
des circonstances, une inhumanité condamnable. Il y
en avait qui, déçus dans leurs calculs, et voyant tout à
coup les prix s'avilir, aimaient mieux vider les ton-
neaux de terre cuite où ils avaient gardé leur vin, ou
noyer dans l'Oronte les sacs de blé amassés dans leurs
caves ou dans leurs greniers que d'en faire largesse
1. Ibid., p. 476.
2. Saint Jean Chrysostojne, In Ep. I ad Cor. hom. XXXIX, 8.
46 LEDIT DE MAXIMUM.
aux pauvres *. Saint Jean Chrysostome raconte l'histoire
d'un véritable accapareur de blé, qui, en un moment
où la récolte future paraissait compromise par la sé-
cheresse, conservait en magasin d'énormes quantités de
froment, prêt à les jeter sur le marché quand tout es-
poir de moisson aurait été perdu. Une pluie inatten-
due vient tout à coup ranimer les champs et rendre la
confiance à tous. Le spéculateur ne craignit pas de se
lamenter publiquement. « Que ferai-je, disait-il, de tout
le blé que j'ai en réserve? » « Cet homme plus cruel
qu'une bête, cet ennemi commun, aurait mérité d'être
écrasé sous les pierres! » s'écrie dans un élan d'indi-
gnation l'orateur chrétien 2.
On ne saurait donc blâmer Julien d'avoir prêté l'o-
reille aux plaintes de la population d'Antioche. Son tort
fut de prendre parti tout de suite, avant de s'être ren-
seigné, au risque de dénoncer aux haines ou même aux
vengeances populaires tous les riches de la cité. Il
semblait d'autant moins urgent d'agir ainsi, qu'An-
tioche était une des villes de l'Empire où l'on souffrait
le moins de la différence des conditions, et où, entre
un assez petit nombre de riches et un nombre heureu-
sement restreint de pauvres, il y avait le plus de for-
tunes moyennes ^. Mais Julien suivait toujours son
premier mouvement. Ayant durement tancé les prin-
cipaux citoyens, il laissa, dit-il, l'affaire en oubli; puis,
rien, après trois mois, ne paraissant changé, il se décida
enfin à agir ^.
1. Saint Jean Chrysostome, In Ep. I ad Cor., hom. XXXIX, 8.
2. Ibid., 7.
3. Saint Jean Chrysostome, 7/î 3/a^^/i. hom.LXVI, 3.
4. Julien, Misopogoïi;UeYi\tin, p. 47G.
LEDIT DE MAXIMUiM. 47
La situation était celle-ci. La sécheresse de l'année pré-
cédente ayant fait manquer la récolte, le blé était rare
et cher. En revanche, le vin, l'huile, les fruits, toutes
les autres denrées agricoles abondaient : mais les pro-
ducteurs réussissaient à les vendre à un prix élevé.
Pour suppléer au manque de blé, Julien prit une me-
sure ne dépassant probablement pas le droit qui appar-
tient à l'État dans les moments de disette. 11 fit venir,
aux frais du trésor public, du blé d'abord des contrées
voisines, puis de cet inépuisable grenier d'abondance
qu'était l'Egypte : cela lui permit, non de le donner à
vil prix, mais de le vendre au peuple d'Antioche un
tiers moins cher que celui-ci ne le payait auparavant.
On se procurait ainsi quinze mesures pour la somme
avec laquelle, jusque-là, on en avait acheté dix, et l'on
croyait n'avoir plus à craindre l'énorme hausse que
l'hiver menaçait d'amener. Malheureusement, si légi-
times qu'elles paraissent, ces interventions officielles
dans le jeu délicat des ressorts économiques arrivent
promptement à les fausser. Ne pouvant soutenir la con-
currence de l'État, qui s'inquiétait peu de vendre à perte,
les grands propriétaires achetèrent, eux aussi, du blé
importé sur le marché d'Antioche, au prix fixé par Ju-
lien, et en même temps exportèrent secrètement en
d'autres provinces celui qu'ils ne pouvaient plus vendre
dans leur ville à des prix rémunérateurs. Gomme, en
tout, pour nourrir une population de cent cinquante à
deux cent mille personnes ^, Julien avait fait venir qua-
1. 150.000, d'après Libanius, £"/?, 1139 (écrite vraisemblablement en
363j; 200.000, d'après saint Jean Chrysostome, Homil. in Ignatium, 5,
Voir Puech,, Sainf Jean Chrysostome et les mœurs de son temps, p. 17.
48 LEDIT DE MAXIMUM.
tre cent vingt-deux mille mesures ou boisseaux ^, cette
provision, si considérable qu'elle parût, se trouva bientôt
épuisée. La disette de blé recommença plus dure encore,
puisque les réserves des agriculteurs du pays avaient
été fortement entamées par l'exportation. Julien, irrité,
menaça de la prison les principaux curiales : mais Li-
banius parvint à lui faire comprendre l'inutilité d'une
telle peine, qui irriterait les esprits sans remédier au
mal 2. Cependant la colère de Julien avait gagné les
gens de son entourage : en dépit de la faveur dont jouis-
sait le sophiste, un des officiers de l'empereur le menaça
de le jeter dans TOronte, pour le punir de s'être fait
l'avocat de la curie ^.
Malgré le mauvais succès de la mesure, Julien était
excusable d'avoir tenté, par un moyen empirique, de re-
médier à la disette du blé. Il ne le fut pas, quand il
essaya de combattre, par un moyen encore plus mauvais,
le haut prix des denrées.
Celles-ci, nous l'avons dit, étaient en abondance, mais
on les vendait cher. Cependant, remarque un historien,
les causes de cette cherté étaient en partie imputables à
Julien lui-même. Il séjournait à Antioche avec une armée
chaque jour plus nombreuse, puisque là était le point
de concentration des forces qu'il rassemblait pour la
guerre contre les Perses^. Se sentant nécessaires, les sol-
1 . D'abord 400.000, puis 5.000, puis 7.000 ; enfin 10.000 ; Misopogon; Herl-
lein, p. 476. D'après Libanius, Legatio ad Jiilianum (Reiske, 1. 1, p. 475),
il aurait d'abord donné graluiteinent, sans doute aux plus pauvres (èôi-
ûou), 10.000 mesures, puis 3.000.
2. Julien, 3iwopoiJ'0/i;Herllein, p. 478. — Libanius, De Fi^a; Reiske, t.I,
p. 84.
3. Libanius, l. c.
4. Socrate, 111, 17.
LEDIT DE MAXIMUM. 49
dats ne reculaient devant aucun excès, et exigeaient une
abondance inaccoutumée de nourriture^. Saint Jean
Chrysostome parle du luxe des repas militaires, et des
abus de vin qui s'y commettaient 2. Aussi ne s'étonnera-
t-on pas de voir Socrate attribuer en partie la hausse du
vin, de l'huile et des vivres, dont se plaignaient les habi-
tants d'Antioche, au « séjour dans leur ville de troupes
nombreuses, qui nécessairement disputaient aux provin-
ciaux les denrées mises sur le marché 3. » La cherté existait
déjà, quand Julien entra dans Antioche : sa présence
ne put que l'augmenter. Il crut y mettre une limite par
le plus détestable de tous les procédés, un édit de maxi-
mum.
Plusieurs fois déjà, les empereurs romains avaient eu
recours à cet expédient, — que renouvellera chez nous
la Convention^. Toujours il avait tourné à mal; mais,
dans l'absence où l'on était de toute sérieuse notion éco-
nomique, les leçons de l'expérience ne corrigeaient point
l'empirisme des princes. Un seul, Alexandre Sévère,
auquel un édit de ce genre, limité à certaines denrées,
avait été proposé, eut le bon sens de le rejeter : sur plu-
sieurs points ce jeune prince, qui fut montré plutôt que
donné à l'Empire, devançait les idées de son temps ^.
La dernière taxe mise sur les denrées l'avait été par Dio-
clétien^ : elle avait eu ce résultat, raconté par Lactance,
1. Ammien Marcellin, XXII, 12.
2. Saint Jean Chrysostome, In Ep. I ad Cor. hom. XII, 4.
3. Socrate, III, 17.
4. Voir dans Champagny, les Césars du troisième siècle, t. III, p. 314-
317, la comparaison entre l'édit de maiimum rendu en 301 ou 302 par
Dioclétien et la loi révolutionnaire du 8 vendémiaire an II.
5. Cf. Histoire des persécutions pendant la première moitié du troi-
sième siècle, 2*' éd., p. 200.
6. Corpus inscr. lat., t. III, p. 801-841, et Hermès, 1890, p. 16-35.
JULIEN l'apostat. — III. 4
50 LEDIT DE MAXIMUM.
d'arrêter tout commerce, et d'empêcher les marchandises
les plus nécessaires de paraître sur les marchés, par con-
séquent d'aggraver la disette : malgré les sanctions ter-
ribles qui l'accompagnaient, la taxe fut vite abrogée par
la force des choses i. Sans profiter de cet exemple encore
peu ancien, le frère de Julien, le César Gallus, tenta aussi
à Antioche, en 354, de remédier à l'élévation du prix
des vivres par des mesures semblables, et, comme les
magistrats municipaux s'y opposaient, il prononça contre
eux une sentence de mort, que seule l'intervention du
comte d'Orient, Honoratus, empêcha d'exécuter-. On
avait vu alors le danger qu'il y a, pour un prince, à
porter les questions de ce genre à la connaissance du
peuple, et à lui dénoncer de prétendus accapareurs : la
plèbe d' Antioche avait mis le feu à la maison d'un des
principaux propriétaires de la ville, et avait assassiné le
gouverneur de la Syrie, signalé à ses fureurs par l'inepte
et lâche César 3. Chose incroyable, Julien, emporté à son
tour par une sorte d'aberration démocratique, ne désap-
prouvait pas les excès commis alors, et n'en redoutait pas
le renouvellement. Il ne craignait pas de rappeler publi-
quement aux habitants d 'Antioche « l'acte de justice
accompli neuf ans plus tôt, quand le peuple se rua, la
flamme à la main, avec des cris, sur les maisons des
riches, et massacra le gouverneur''*. » Cette colère, di-
sait-il, avait été excessive dans sa manifestation, mais
juste dans son principe^. C'est avec ces sentiments, et
1. Lactance, De mort.pers.^ 7.
2. Ammien Marcellin, XIV, 7.
3. Ibid.
4. Julien, Misopogon ; Hertleui, p. 478.
5. Aixaiwç litpaÇev oûxsTt (xexpta);. Ibid.
LEDIT DE MAXIMUM. 51
sans crainte des coDséquences, que, s'imaginant ne léser
dans leurs intérêts que les grands propriétaires d'Antio-
che, dont les domaines fournissaient la plupart des den-
rées apportées au marché, Julien « taxa chacune d'elles
au prix convenable, par un tarif rendu public^ »
Cette faute économique n'eut pas, heureusement, les
lamentables conséquences qu'avait eues la tentative de
taxation de Gallus. Si elle montra chez Julien c< le même
entêtement que chez son frère, au moins n'amena-t-elle
pas, cette fois, d'effusion de sang^. » Mais elle produisit,
à un double point de vue, un résultat tout autre que celui
qu'attendait son auteur. Il avait pensé frapper seulement
la grande propriété et la grande culture : il atteignit
surtout le petit commerce^. Ceux qui vivaient de la vente
en détail des marchandises achetées en gros aux produc-
teurs directs durent suspendre leurs affaires. Ce sont les
échoppiers, les revendeurs^, c'est-à-dire les moins capa-
bles de supporter une perte, qui perdirent le plus, et
conçurent le plus d'irritation contre Julien^. L'aspect
d'Antioche était tout changé. Autrefois, « les marchan-
dises y abondaient tellement, qu'il n'y avait pas un point
de la ville qui ne fût un marché : on n'avait pas besoin
d'aller au loin acheter des denrées. On en trouvait par-
tout devant soi, près de sa porte, et l'on n'avait qu'à
étendre la main ^. » Maintenant la masse de la population,
1. "E-ra^a jj-éxpiov sxàcxou TÎfxrjvaxai 8r;).ov lizoïriaix Ttôco-tv. Ibid.j Hertlein,
p. 476.
2. « Gain similis fralris, licet incruenlus. » Ammien Marcellin, XXII, 14.
3. « Le tour des petits est venu, « dit ïaine au moment de parler de
l'édit de maximum établi par la Convention-, la RévolutioUj t. III, p. 488.
4. 01 {x£Ta6o)eï; xal ol twv tovi'wv xâTïrj/ot, Socrate, III, 17.
5. Ij 0-6 àTre/.Gàvr, loï; xa7:iq),ot;. Julien, Misopogon ; Hertlein, p. 451.
6. Libanius, Antiochicus.
52 LEDIT DE MAXIMUM.
non seulement dans les faubourgs éloignés, mais même
au centre de la cité, subissait le contre-coup de la grève
des commerçants. Ceux-ci n'étalant plus sur l'agora ou
dans leurs boutiques, l'abaissement des prix ne profita
point aux consommateurs, puisqu'ils ne trouvèrent rien à
acheter 1. Ils se plaignirent; mais Julien se moquait de
leurs doléances. Sa frugalité, qu'il vantait à tout propos,
narguait les exigences et la sensualité des habitants d'An-
tioche. Si l'on se plaignait de ce qu'on ne trouvât plus au
marché ni volaille ni poisson, — le poisson autrefois si
abondant à Antioche-, — il se mettait à rire, disant
qu'une ville frugale devait se contenter de pain, de vin
et d'huile 3. Avec sa manie de citer à tout propos Homère,
il ajoutait que manger de la viande, c'est faire le délicat,
mais demander du poisson et de la volaille, c'est un raf-
finement de luxe, inconnu même aux prétendants de
Pénélope^. Ces railleries portaient au comble le mécon-
tentement du peuple. Et ainsi, conclut Ammien, « de
l'édit de Julien, comme de toutes les mesures prises
maladroitement pour amener l'avilissement des prix, dé-
coulèrent seulement lamisère et la famine^. ))Libanius lui-
même perd de son optimisme : Julien, dit-il, a été ins-
piré dans cet acte par « un démon ennemi de la ville 6. »
1. Ta wvia oLTzzke'.nt'zo . Socrate, III, 17.
2. Libanius, Anttochicus.
3. Misopogon ; Hertiein, p. 451.
4. Ibid.
5. « Inter praecipua tamen et séria illud agere superfluam videbalur,
quod, nulla probabili rationesuscepta,popularilatis arnore vililali studebat
venalium rerum, quae nonnunquam secus, quaiii convenit, ordinata, ino-
piaiii gignere solet et famein. » Aminien Marcellin, XXII, 14. — « Depuis
le maximum, tout manque à Marseille, » écrit-on de celte grande ville en
1793. VoirTaine, Za Révolution, t. 111, p. 490.
6. Libanius, De Vita; Reiske, t. I, p. 84.
L EDIT DE MAXIMUM. 53
Une autre mesure, inventée par Julien dans Tunique
but de vexer les chrétiens, n'eût pas été, si on l'avait
prise au sérieux, de nature à ramener l'abondance sur
les marchés. Julien ordonna d'arroser d'eau lustrale
toutes les denrées exposées en vente à Antioche. Il
pensait par ce moyen troubler la conscience des gens
timorés; quelques-uns s'imagineraient qu'il leur était
défendu d'acheter des vivres ainsi consacrés aux dé-
mons, et se trouveraient placés entre les nécessités
les plus urgentes de l'existence matérielle et un scru-
pule religieux ; d'autres, que le besoin aurait fait passer
outre, se croiraient coupables d'apostasie, et perdraient
ainsi pour l'avenir leurs forces de résistance. Heureuse-
ment la population chrétienne vit clair dans le jeu du
persécuteur. Elle se souvint de l'enseignement du Sei-
gneur : (( Rien de ce qui vient du dehors ne peut souiller
l'homme; c'est de lui-même, de ses pensées mauvaises,
que viennent les souillures ^ » Elle se rappela la recom-
mandation faite par saint Paul aux fidèles de Corinthe,
pour les rassurer contre la crainte de toucher à des
viandes provenant de sacrifices : « Mangez ce qu'on
vous présentera, sans faire de questions et sans tour-
menter vos consciences 2. » Ceux d 'Antioche suivirent
cette règle, et achetèrent des vivres, ne s'inquiétant pas
si ceux-ci avaient reçu ou non des gouttes d'eau lus-
trale. De même ils puisèrent sans scrupule aux innom-
brables fontaines qui faisaient la richesse et la beauté
de la métropole syrienne, malgré le soin pris par Julien
d'y faire jeter quelques débris des sacrifices. Le spiritua-
1. Saint Marc, vu, 15-23.
2. Saint Paul, I Cor., x, 27.
5i L'ÉDIT DE MAXIMUM.
lisme des consciences chrétiennes déjoua ainsi le gros-
sier matérialisme du piège que leur tendait Julien^.
1. Voir Théodoret, Hist. eccL, III, 11; saint Jean Chrysnstome, In
sanctum Babylam contra Julianum et gentiles, 22-, Oratio XLV.
CHAPITRE II
LA PERSECUTION.
I. — L'incendie du temple de Daphné.
A deux heures environ d'Antioche s'étendait le fau-
bourg de Daphné, embelU successivement par les rois
Séleucides et par les empereurs romains. Là se don-
naient, selon les saisons, des courses de chevaux renom-
mées dans toute la Syrie, et des jeux imités de ceux
d'Olympie. Des temples superbes décoraient le fau-
bourg; celui de Némésis, qui s'élevait près de l'hippo-
drome comme une menacé pour les coureurs fraudu-
leux, celui de Jupiter, construit par AntiochusÉpiphane,
celui d'Apollon, fondé par Seleucus Nicator. Autour du
temple d'Apollon croissait un bois sacré, célèbre par la
beauté de ses cyprès séculaires, le mystère de ses sen-
tiers ombreux, la grâce de ses gazons fleuris, où d'in-
nombrables sources, consacrées aux Nymphes, entrete-
naient une éternelle fraîcheur. C'était à la fois un lieu
de culte et un rendez-vous de plaisir. Apollon n'y inspi-
rait point de pensées austères, puisque, là où l'œil
découvrait, à travers les noires ramures des cyprès, la
blancheur des colonnades marmoréennes de son temple,
il avait, racontait sa légende, serré dans ses bras la
56 L'INCENDIE DU TEMPLE DE DAPHNÉ.
nymphe fugitive, qui sous son étreinte s'était trans-
formée en laurier. Aussi les ombrages du bois sacré ser-
vaient-ils d'abri aux promenades amoureuses : il eût été
de mauvais goût, dit un historien antique, d'y pénétrer
sans emmener une femme avec soi^. Daphné était le
digne prolongement de la grande ville dissolue, que
menait vers ses délices une route bordée de maisons de
campagnes, de parterres de roses -^ de vignes courant
en guirlandes le long des arbres, et sans cesse parcourue
par des groupes joyeux. Le voluptueux et mystique fau-
bourg avait fini par donner son nom à la cité : Antioche
sur Daphné, disaient les anciens^. « Si les dieux descen-
daient sur la terre, ajoutaient-ils, c'est Daphné qu'ils
choisiraient pour séjour^. » « Il n'est pas, disait-on en-
core, de douleur si tenace et si violente que ne chasse la
vue de Daphné ^. »
Cependant, à l'époque de Julien, le bois sacré avait
déjà subi un commencement de déchéance. Gallus, qui,
malgré toutes les fautes que lui reprochait Constance,
avait bien servi au moins la politique religieuse de cet
empereur, s'occupa, pendant son court règne, et durant
son séjour à Antioche, de purifier des lieux souillés par
une religion sensuelle, il ne détruisit pas le temple, ce
qui eût ameuté certainement la population païenne;
mais il négligea de le réparer, et, quand Julien monta
sur le trône, plusieurs colonnes y manquaient^. De même
1. Sozomène, V, 19. — 2. PoSwviat. Libanius, Antiochicus. —3. « An-
tiochiaEpidaphnescognominata. » Pline, Nat. Hist., V, 21. — 4. Libanius,
Antiochicus. — 5. Ibid. — 6. Libanius, dans son écrit de 385 Ilept twv
àYyapsiwv (Reiske, t. II), parle d'un prince qui abolit à Daphné une
fête de débauche. Tillemont (fl^ù^oire des empereurs, t. IV, p. 390) pense
qu'il fait allusion à Gallus. — 7. Voir Julien, Ep. 1*, dans Rivisla di
filologia, 1889, p. 292; cî.ibid., p. 312.
L'INCENDIE DU TEMPLE DE DAPHNÉ. 57
Gallus ne défricha pas le bois, pour ne pas priver les
habitants dune promenade favorite. Mais, en face du
sanctuaire d'Apollon , il construisit une église , dans
laquelle il fit porter les reliques d'un ancien évêque
d'Antioche, saint Babylas^, martyrisé sous Dèce, et cé-
lèbre par la pénitence qu'il avait imposée à l'empereur
Philippe '-.
On assure que, dès que le corps du saint eut été mis
en cet endroit, toute pratique divinatoire devint impos-
sible dans le temple voisin ^. La présence des reliques
eut un effet meilleur encore. Si Daphné continua d'être
fréquenté par les païens et par les gens de plaisir, des
visiteurs tout différents commencèrent à y venir. Les
pèlerins, laissant de côté le temple et les retraites
voluptueuses qui s'ouvraient de toutes parts, allaient
s'agenouiller dans l'église et prier au tombeau du
martyr. Les honnêtes gens apprirent le chemin de
Daphné. On vit même des natures faibles, hésitant
entre la pratique des vertus chrétiennes et l'attrait
persistant des joies immorales, venir incertaines à
Daphné : puis, abandonnant les mauvaises compagnies,
aller demander au saint la force de surmonter des
passions coupables. Alors « une divine rosée, dit un
orateur du quatrième siècle, semblait quelquefois des-
cendre dans les âmes que l'ardeur de la jeunesse,
l'ivresse du vin et du plaisir avaient jusque-là pos-
sédées : elle éteignait les feux impurs, brisait la tyrannie
1. Sozomène,V, 19.
2. Voir Histoire des persécutions pendant la première moitié du
troisième siècle, T éd., p. 242.
3. Sozomène, V, 19.
58 • L'INCENDIE DU TEMPLE DE DAPHNE.
de la débauche, insinuait la piété ^ » Le même orateur
compare saint Babylas, installé en face d'Apollon, à
un pêcheur qui jette ses filets, et y prend tous les jours
quelques-uns de ceux que les délices du lieu avaient
attirés 2. C'était, en un mot, non la conquête encore,
mais au moins une première prise de possession, par
le christianisme, d'une terre toute imprégnée des
impuretés païennes.
Comme l'on pouvait s'y attendre, Julien s'efforça de
combattre ces influences nouvelles et de restituer au
sanctuaire de Daphné son ancien éclat. Avant même de
quitter Constantinople, il avait écrit sur ce sujet à son
oncle, alors comte d'Orient, pour lui donner l'ordre de
réparer « avant toutes choses » le portique de Daphné,
empruntant des colonnes au palais, et remplaçant ces
dernières par d'autres prises <( aux édifices récemment
occupés, » c'est-à-dire peut-être à des basiliques chré-
tiennes^. Cependant, tout absorbé, durant le premier
mois de son séjour à Antioclie, par la restauration du
culte païen dans cette ville, il ne parait pas avoir fait
le pèlerinage du célèbre faubourg avant le mois
d'août*, époque où l'on y célébrait la fête du dieu. Le
1. Saint Jean Chrysostome, Iti sanctum Babylam contra Julianum et
Gentiles, 13.
2. Ibid. '
3. Toù; xlova; Toù; Aaçvaîoy; 6o'j Tipô twv à/).(ov, to*j; ex paiO-sitov twv
TravTaxoù Xaêwv à7rox6(ti(70v, Û7i6<7Trj(7ov Se et; Ta; i'Azivoy^ X^'P'» "^o^? ^''- "^^"^
evay/o; xaTE'.ÀrjaijLÉvtov olxiôv. Julien, Ep. T, dans Rev. di jllologia, 1889,
p. 292. — Julien ajoute que, si l'on ne trouve pas assez de colonnes pour
remplacer celles qui auront été retirées du palais, on en fera, s'il le faut,
en briques revêtues de plâtre, « car la justice est préférable à la magni-
ficence. •
4. Le dixième mois du cahndrier syrien, appelé Loûs : oE/.âTO) yip T^oy
(XYivt Tto Ttap' 0[JLÏv àpi9(xo'j[Ji.£vw* Acôov ûtaai toOtov y|i.eï; irpocraifôpeOeTe. Ju-
lien, Misopogon ; Hertlein,p. 467.
L'INCENDIE DU TEMPLE DE DAPHNÉ. 59
jour même de la fête, il éprouva une pénible désil-
lusion.
(( Du temple de Jupiter Gasius, dit-il, j'étais accouru
à Daphné, m'attendant à rencontrer là plus encore
qu'ailleurs le spectacle de votre richesse et de votre
magnificence. Je me figurais déjà la pompe sacrée : je
rêvais de saintes images, de libations, de chœurs en
l'honneur du dieu, d'encens, d'éphèbes rangés devant
le temple, l'âme remplie de sentiments religieux, le
corps revêtu de robes blanches et magnifiques. J'entre
dans le temple : je ne trouve ni encens, ni gâteaux, ni
victimes. Tout étonné, je m'imagine que vous êtes hors
du temple, attendant, par respect pour ma dignité de
souverain pontife, que je donne le signal. Je demande
quel sacrifice la ville va offrir au dieu pour fêter cette
solennité annuelle. Le prêtre me répond : « J'arrive ap-
portant de chez moi une oie, que je vais immoler au
dieu; car la ville n'a rien préparé pour la solennité ^ »
Composé en majeure partie de chrétiens, le sénat muni-
cipal, observant les lois de Constantin et de Constance,
avait depuis longtemps cessé de faire les frais des
sacrifices publics, et ne les avait pas de nouveau inscrits
à son budget, en dépit des ordonnances de Julien.
Il semble, cependant, qu'une partie des décurions
avait suivi Julien au temple, où sans doute quelques-uns
jouissaient en secret de son désappointement. Debout
aux pieds de la statue d'Apollon, et ayant devant lui
l'autel du dieu, il adressa aux assistants, d'un ton irrité,
un discours dont lui-même nous a conservé le texte :
« C'est une chose afireuse, dit-il, de voir une aussi
l. Ibicl.
60 L'INCENDIE DU TEMPLE DE DAPHNE.
grande ville avoir moins d'égards pour les dieux que
n'en aurait aucune bourgade de la plus extrême fron-
tière du Pont. Elle possède d'immenses propriétés
territoriales : nous vivons en un temps où les dieux ont
dissipé les nuages de l'athéisme : et cependant, quand
arrive la fête d'un dieu de ses pères, cette ville ne fait
pas la dépense d'un oiseau, elle qui devrait offrir un
bœuf par tribu, ou au moins un taureau au nom de
tous les citoyens! Il n'est pas un de vous qui ne dépense
avec joie son argent en repas et en fêtes : j'en sais beau-
coup qui gaspillent des trésors pour les repas de ma-
juma*; et pour vous-mêmes, pour le salut de la ville,
aucun des citoyens ne sacrifie en particulier, et la ville
ne fait pas de sacrifice commun ! Seul en offre le prêtre,
qui, en bonne justice, aurait dû, ce me semble, em-
porter chez lui quelque part d'innombrables victimes
immolées par vous au dieu. Car des prêtres les dieux
n'exigent d'autres honneurs qu'une vie irréprochable,
la pratique de la vertu et l'accomplissement des rites :
mais je pense qu'il appartient à la ville d'offrir des
sacrifices privés et publics. Maintenant, chacun de vous
permet à sa femme d'apporter tout son avoir aux Gali-
léens; et celles-ci, en nourrissant les pauvres avec votre
bien, donnent un grand spectacle d'athéisme à ceux qui
auraient besoin de ces ressources, c'est-à-dire, si je ne
me trompe, au plus grand nombre des hommes. Mais
vous, qui négligez de rendre honneur aux dieux, vous
croyez ne rien faire d'inconvenant. Pas un indigent ne
se présente aux temples : c'est, je pense, parce qu'on n'y
1. Sur les fêtes indécentes de la majuma, voir saint Jean Chrysostome,
In Matth. hom. Vil, 5, 6.
LLXCENDIE DU TEMPLE DE DAPHNÉ. 61
trouve pas de quoi se nourrir. Vienne, cependant, votre
jour de naissance, ce ne sont que repas de midi et du
soir, tables somptueuses réunissant tous vos amis. IMais
le jour de la fête annuelle d'un dieu, personne n'apporte
de l'huile pour la lampe du temple, il n'y a ni libation,
ni victime, ni encens. Je ne sais ce que pourrait penser de
cette conduite un homme de bien qui en aurait chez vous
le spectacle ; mais je crois qu'elle ne plait pas aux dieux ^ . »
Pendant qu'il parlait ainsi aux représentants du sénat,
Julien crut apercevoir un signe favorable. « Le dieu,
dit-il, approuva mes paroles 2. » Peut-être un rayon de
soleil vint-il éclairer soudain la statue, et, se souvenant
des prestiges de Maxime, Julien s'imagina-t-il la voir
sourire. Peut-être même, comme certains hallucinés
dont parle Libanius, crut-il entendre des sons s'échapper
de la cithare placée dans la main d'Apollon 3. Quoi qu'il
en soit, il se sentit encouragé à multiplier ses visites au
temple de Daphné, et à faire de grands efforts pour
mettre fin à l'indifférence du public.
Lui-même raconte qu'il revint souvent à Daphné
offrir des sacrifices^. Saint Jean Chrysostome dit qu'il y
fit couler à torrents le sang des victimes^. L'une des fêtes
auxquelles Julien prit part en l'honneur du dieu fut l'oc-
casion d'un curieux épisode, qui peint l'état des esprits,
à cette époque, au sein même de certaines familles sacer-
dotales. Théodoret, qui le rapporte, en connut le prin-
cipal héros, et en recueillit le récit de sa bouche.
1. Julien, iJ/mpog'O/i; Hertlein, p. 467-469.
2. Ibid., p. 469.
3. Libanius, Monodia super Daphnœi templum; Reiske, t. III, p. 334.
4. Misopogon ; llerllein, p. 446.
5. Saint Jean Chrysostome, Insavclum Bahylam contra JuUanum et
Gentiles, 15.
62 L'INCENDIE DV TEMPLE DE DAPHNÉ.
La femme d'un prêtre païen était liée d'amitié avec
une diaconesse chrétienne, chez laquelle elle condui-
sait souvent ses enfants. Après la mort de la mère,
un de ses fils continua de visiter la diaconesse. Il cau-
sait souvent de religion avec elle, et se laissa con-
vertir au christianisme. Elle promit de lui trouver un
asile, s'il quittait la maison de son père. Le jeune homme
fut cependant obligé d'accompagner un jour à Daphné
celui-ci, qui y devait suivre Julien. Il lui fallut même,
avec son frère, servir un sacrifice, et asperger d'eau lus-
trale les viandes qui furent ensuite apportées à la table
de l'empereur. Mais, après le festin impérial, il parvint à
s'enfuir, rentra en courant à Antioche, et se réfugia chez
la diaconesse, qui le conduisit à l'évêque catholique,
Mélèce. L'évêque donna au jeune homme un asile dans sa
maison. Le père l'y découvrit, le ramena dans sa de-
meure, le battit, lui piqua même les pieds, les mains et
le dos avec des pointes rougies au feu, et, obligé de re-
tourner à Daphné, où son service le retenait pendant
sept jours, enferma son fils dans une chambre. Le jeune
homme parvint à en sortir, brisa toutes les idoles que ren-
fermait la maison paternelle, s'échappa miraculeuse-
ment, et se réfugia de nouveau chez la diaconesse.
Celle-ci lui donna des habits de femme, le mit dans sa
litière, etlefitporter chez Mélèce. En ce moment Cyrille,
évêque de Jérusalem, se trouvait à Antioche, prêt à re-
partir pour la Palestine. Mélèce lui confia le jeune con-
verti. Caché en Palestine, le nouveau chrétien y demeura
jusqu'à la mort de Julien. Il eut, plus tard, la joie de ga-
gner son père au christianisme i.
Théodoret, Hist. eccL, III, 10.
L'INCENDIE DU TEMPLE DE DAPHNÉ. 63
Julien, cependant, poursuivait un nouveau dessein,
avec l'espoir de ramener les foules au temple de Da-
phné.
Dans sa pensée, il ne s'agissait de rien moins que de
ranimer un des organes prophétiques du monde grec,
devenu muet depuis un siècle. Bien qu'inférieur aux
grands oracles d'Apollon, puisqu'il datait seulement des
Séleucides et pouvait passer, dans une certaine mesure,
pour une contrefaçon de celui de Delphes, l'oracle
d'Apollon Daphnéen avait été longtemps pour Antioche
une cause de gloire et de profit. Daphné possédait, comme
Delphes, sa source fatidique de Castalie; mais au lieu
qu'à Delphes la Pythie y faisait des ablutions ou buvait
de son eau avant d'entrer en extase, à Daphné c'était
l'eau qui prophétisait elle-même. « Si l'on en croit les
Byzantins, elle bouillonnait, chantait, exhalait un
souffle qui secouait le laurier planté sur ses bords, et
jetait les assistants dans le délire. Il se peut qu'il y ait
eu là des fanatiques à l'enthousiasme facile : mais il est
possible aussi qu'on se soit contenté de jeter des feuilles
de laurier sur l'eau, et d'observer leur submersion. On
comprend que Trajan, qui avait, dit-on, une grande dé-
votion pour Apollon Daphnéen, n'ait pas voulu se com-
mettre avec les gardiens de la fontaine merveilleuse.
Hadrien, encore simple particulier, tenta l'expérience,
et n'eut pas lieu de s'en plaindre. En trempant une
feuille de laurier dans la source, il l'en retira couverte
d'écritures. C'était la réponse de l'oracle, réponse qui
fut de tout point justifiée par l'événement. Devenu em-
pereur, Hadrien jugea qu'il n'était pas prudent de laisser
toute liberté à de si habiles gens. Il fit boucher la source
pour empêcher d'autres ambitieux d'interroger l'ave-
64 L'INCENDIE DU TEMPLE DE DAPHNE
nir^ » Plus naïf qu'Hadrien, et cherchant fiévreusement
à connaître l'avenir, Julien commanda d'enlever les
pierres qui empêchaient l'eau de jaillir.
Mais sa première consultation, probablement relative
à la future guerre de Perse, demeura sans réponse.
L'eau ne parlait pas, ou le prêtre ne trouvait pas de sens
à son murmure. Comme Julien demandait avec anxiété
la cause de cet insuccès : « C'est parce que Daphné esc
rempli de cadavres, « répondit l'interprète du dieu^
L'empereur, dit Ammien Marcellin, fit alors « exhumer
les corps enterrés aux environs delà source, d'après le
rite dont s'étaient servis les Athéniens pour purifier File
de Délos^. >> Il n'est pas probable qu'il y eût dans le bois
sacré d'autres corps enterrés que celui de saint Baby-
las^ : les historiens ecclésiastiques racontent tous que
Julien donna l'ordre de l'enlever.
La piété chrétienne se joignit à l'esprit frondeur par-
ticulier au peuple d'Antioche pour faire de cette trans-
lation un défi au persécuteur. Ce n'est pas en vaincus,
mais en enthousiastes et en militants que les fidèles rap-
portèrent le corps du martyr. Hommes et femmes, jeunes
gens et jeunes filles, enfants et vieillards, étaient venus
en foule à Daphné. On vit passer à travers le bois sacré
non la procession païenne dont l'absence avait affligé
Julien le jour de la fête d'Apollon, mais un cortège à la
1. Bouché-Leclercq, Histoire de la divination dans Vantiquifc, t. III,
p. 267.
2. Saint Jean Chrysostome, In sanctum Babylam contra Julianum ci
Gentiles, 15.
3. Ammien Marcellin, XXII, 12.
4. A moins, cependant, que les chrétiens, toujours empressés à S3 faire
enterrer dans le voisinage des tombeaux des martyrs, n'aient établi un ci-
metière autour de son église.
LINCENDIE DU TEMPLE DE DAPHNÉ. 65
fois funèbre et triomphal, suivant le char sur lequel
avait été placé le lourd sarcophage de pierre où reposait
le saint. Pendant quarante stades, depuis le temple
d'Apollon jusqu'au cimetière d'Antioche*, les chrétiens
marchèrent, précédés du clergé ; les prêtres chantaient
les psaumes de David, et de temps en temps la multi-
tude reprenait en chœur, comme un refrain, ce verset :
« Ils ont été confondus, ceux qui adorent les idoles et se
confient en des dieux faits de main d'homme^ ! »
Ce n'était peut-être pas la première fois que Julien en-
tendait retentir à ses oreilles de semblables allusions. Un
jour qu'il passait devant un monastère de femmes,
celles-ci chantèrent, de toutes leurs forces, ces paroles
d'un psaume : « Les dieux des nations ne sont que de
l'or et de l'argent^. » Julien, irrité, s'arrêta, et envoya
aux religieuses l'ordre de se taire, quand il passerait
devant leur maison. Quelque temps après, elles entendi-
rent de nouveau le bruit de son cortège. Aussitôt, par
les fenêtres ouvertes, s'échappa cet autre verset du
psaume : « Que Dieu se lève, et que ses ennemis soient
dissipés^ ! » Julien se fit amener la supérieure, une veuve,
nommée Publia. Par son ordre, les gardes la frappèrent
1. Où il avait reposé avant sa translation à Antioche par Galliis. Après
la chute de Julien, une église magnifique fut construite par lévêque Mé-
lèce, hors de la cité, sur l'autre rive de l'Oronte, et les reliques du mar-
tyrs y furent définitivement transférées. Lightfoot, S. Ignatius and S.Po-
lycarp, t. I, p. 44-46. — 2. Théodoret, III, 10; Sozomène, V, 20; Philos-
torge, VII, 12. — M. Duruy {Histoire des Romains, t. VII, p. 371 j attribue
à la crainte du renouvellement de pareilles scènes, et au désir d'éviter les
occasions de conflit entre païens et chrétiens, le décret de Julien [Ep. 11 -,
Code Tliéodosien,lX, xvii, 5) interdisant de faire désormais les funérailles
en plein jour. Mais rien n'établit une corrélation entre les deux faits, et le
texte du décret (voir tome II, p. 208) indique de tout autres motifs. Le dé-
cret, d'ailleurs, est du 12 février 363, postérieur de plusieurs mois à l'inci-
dent de la translation des reliques de saint Babylas. — 3. Psaume cxiii,
24. — 4. Psaume lxvii, 1.
JULIEN l'41'OSTAT. — III. 5
66 L'INCENDIE DU TEMPLE DE DAPHNÉ.
sur le visage, qui fut bientôt tout en sang ^ 11 n'exerça
pas d'autres représailles. Mais entre les provocations d'un
obscur groupe de religieuses et la protestation bruyante
d'une grande foule, il y avait une différence. Ce n'était
plus seulement le cri spontané de quelques consciences :
c'était un défi public. Julien le releva. Il se crut insulté,
et sa colère fut au comble. Il voulait le supplice des
chrétiens qui lui avaient manqué de respect. Le préfet
du prétoire, Salluste, païen d'un esprit modéré, essaya de
le dissuader; puis, contraint d'obéir, il lit, deux jours
après la procession, arrêter un grand nombre de chré-
tiens, dont quelques-uns furent gardés en prison.
L'un d'eux avait été dénoncé par les païens, probable-
ment comme ayant paru plus animé que les autres lors
de la translation des reliques de Babylas. C'était un jeune
homme, appelé Théodore. On le mit à la torture, en pré-
sence du préfet. Lié au chevalet, et son corps tendu
étant déchiré par les ongles de fer, il ne poussa pas un
soupir, ne demanda point sa grâce : il semblait assister
au supplice d'im autre : on l'entendait même chanter le
verset de psaume qui l'avant-veille avait excité l'indi-
gnation des idolâtres. Le préfet admira son courage, et,
rendant compte à l'empereur de ce commencement de
procès, lui fit enfin comprendre que, s'il poussait les
rigueurs plus loin, il risquerait de se rendre ridicule,
en mettant plus encore en lumière la vaillance des chré-
tiens. Julien céda à regret : tous ceux qui avaient été
arrêtés, y compris Théodore, furent remis en liberté.
L'historien occidental Rufin, qui vécut en Syrie et en
Palestine de 371 à 397, eut l'occasion de rencontrer Théo-
1. Théodoret, III, 14.
L INCENDIE DU TEMPLE DE DAPHNE. 67
dore, et lui demanda si, pendant la torture, il avait
beaucoup souffert. « Très légèrement, » répondit le con-
fesseur de la foi. Il raconta que, pendant qu'on le déchi-
rait et qu'on le frappait, il lui semblait voir à ses côtés un
adolescent, qui essuyait la sueur coulant de ses membres
et lui rendait courage : durant tout le temps passé sur le
chevalet, il avait éprouvé, dit-il, plus de contentement
que de souffrance ^ .
Apollon, selon l'expression de Libanius, avait été « dé-
livré d'un mort importun ^ ; » mais il ne jouit pas long-
temps de cette délivrance. Le 22 octobre, « pendant une
nuit sereine et sans nuages 3, » le feu prit au temple de
Daphné.
L'incendie s'alluma dans les combles : bientôt les
poutres enflammées tombèrent sur la statue colossale
du dieu, qui touchait presque le toit ^. Cette statue, aussi
haute que celle du Jupiter d'Olympie ^, était l'œuvre du
sculpteur athénien Bry axis : il l'avait faite de bois, avec
les extrémités en marbre. Apollon, la tète ceinte du lau-
rier d'or, portait une tunique dorée, serrée à la taille par
une ceinture, et tombant jusqu'aux pieds. Il tenait à la
main une cithare et semblait chanter ^. Ses yeux, figurés
1. Rufin, I, 36; Socrate, III, 18, 19; Sozomène, V, 20.
2. Libanius, ilfonorfia super Daphnœi iemplum ; Reiske, t. III, p. 333.
3. Ibid., p. 334.
4. Ibid.
5. « Simulacrum in eo Olympiaci Jovis imilamento aequiparans magnitudi-
nem. » Ammien Marcellin, XXII, 13. — Stiabon raconte que la slalue de
Jupiter était si grande, que, si elle se fût levée, sa tête eût heurté le pla-
fond. Beulé, Histoire de Vart grec avant Péi'iclès, p. 293.
6. Libanius, Monodia super Daphnxi ^e??ipZum; Reiske, t. III,p. 334.—
Voirune ligure d'Apollon Citharède. ressemblant à cette description, sur un
bas-relief choragique reproduit dans le Dictionnaire des antiquités, i. I,
p. 319, fig. 377; et aussi la fig. 379, p. 320.
68 L'INCENDIE DU TEMPLE DE DAPHNE.
par deux améthystes, couleur d'hyacinthe, brillaient
dans l'ombre de la cella ^. Julien admirait la magnifi-
cence à la fois grecque et orientale de cette statue : il ne
s'en approchait jamais sans lui baiser respectueusement
le pied 2. Le toit, s'écroulant, brisa l'image d'Apollon
en deux morceaux, qui furent bientôt consumés^. Le bruit
delà chute, la lueur soudaine des flammes, éveillèrent une
prêtresse *. Bientôt tous les ministres du culte furent sur
pied. On entendait, à travers les grands arbres, leurs
cris lugubres, qui parvinrent jusqu'à la cité ^. Julien fut
l'un des premiers avertis. 11 venait de se coucher. Se
levant aussitôt, il courut vers le lieu du sinistre, « aussi
rapide que s'il eût eu les talons ailés de Mercure, et aussi
enflammé de colère que s'il avait eu l'incendie dans le
cœur, » écrit Libanius, qui ne perd jamais l'occasion de
faire de la rhétorique. Une grande foule était déjà ras-
semblée. Mais aucun secours n'était possible. La char-
pente enflammée du toit tombait par lourds morceaux,
semant les étincelles, incendiant ou écrasant tous les
ornements du temple, les statues des Muses, celles des
Séleucides, les mosaïques, les marbres précieux ^. Le
peuple demeurait impuissant devant cette ruine : les
païens se lamentaient : tous assistaient à l'incendie,
comme de la rive on assiste à un naufrage, sans pouvoir
porter secours '^. Bientôt du superbe sanctuaire il ne resta
1 . Philostorge, VII, 8.
2. Libanius, l. c.
3. Ibid.
4. Aàçvïjç êvoixoç ïepeia xoù Ôsoù. Ibid.
5. Ibid,
6. Ibid^
7. Ibid.
L'INCENDIE DU TEMPLE DE DAPHNE. 69
debout que les murailles et la colonnade qui l'entou-
rait de toutes parts ^ .
Quelle était la cause du désastre? Les chrétiens l'attri-
buèrent soit à un cas fortuit, soit au feu du ciel 2 ; ils
firent remarquer, à l'appui de cette hypothèse, que le
temple n'était pas détruit, que toute sa colonnade restait
debout, à l'exception d'un seul pilier, et qu'il n'offrait
point l'aspect ruiné d'un édifice détruit par le feu, mais
simplement celui d'un édifice dont le toit se serait effon-
dré 3. On racontait même, comme explication sinon très
vraisemblable, au moins possible de l'accident ^, que le
philosophe cynique Asclépiade, peu aimé de Julien 5,
étant venu à Daphné dans l'espoir de l'y rencontrer,
avait posé aux pieds delà statue d'Apollon un petit simu-
lacre en argent de la Dea Cœlestis, qu'il portait toujours
avec lui, et, après avoir allumé des cierges alentour,
s'était retiré : au milieu de la nuit, quand aucun gardien
n'était présent, des étincelles et des flammèches, pous-
sées par un courant d'air, avaient atteint les bois de la
charpente, qui, flambant facilement à cause de leur vé-
tusté, se seraient aussitôt enflammés *». Les païens, natu-
1. Sozomène, V, 19. Cf. Ammien Marcellin, XXII, 13. Sozomène semble
dire qu'il n'y avait de colonnes que devant et derrière le temple, aux pro-
pylées et à l'opisthodome ; mais Ammien, contemporain et témoin, nous
apprend que c'était un temple périptère, c'est-à-dire entouré sur les qua-
tre côtés d'une colonnade, puisqu'il dit qu'on accusait les chrétiens d'y
avoir mis le feu « stimulatos invidia, quodidem templum inviti videbant
■ambilioso circumdari peristylio. »
2. Sozomène, V, 19.
3. Saint Jean Chrysostome, In sanctum liabylam confra Julianum
et Geniites, 17.
4. « Ferebatur autem hoc rumore levissimo... » Ammien Marcellin,
XXII, 13.
5. Cf. Julien, Oratio Yll; Hertlein, p. 291.
6. Ammien Marcellin, XXII, 13.
70 L'INCENDIE DU TEMPLE DE DAPHNÉ.
rellement, attribuaient plutôt l'incendie à la malveil-
lance des chrétiens. Les uns y virent une vengeance,
causée par l'enlèvement des reliques de Babylas; d'autres
les dirent simplement jaloux de l'immensité du temple,
de sa magnifique colonnade, dont les dimensions humi-
liaient la petite église voisine ^ Libanius n'hésite pas à
dénoncer « une entreprise impie, une âme scélérate,
une main criminelle -^ » On ne recula devant aucun moyen
pour découvrir un auteur à l'incendie. Julien, dans sa
colère, avait déjà fait fouetter les gardiens du temple ^,
pour les punir de leur négligence. Il fit plus : par son
ordre, le prêtre d'Apollon * fut mis à la torture. On lui
tordit les bras, on l'éleva sur le chevalet en lui frappant
les côtes. Mais on ne put obtenir qu'il désignât per-
sonne ^. Quant à Julien, ses soupçons se fixèrent sans hé-
siter sur les chrétiens. Il y en avait, à Antioche, de fort
animés contre le culte des dieux. Plusieurs fois les autels
neufs élevés en leur honneur avaient été renversés par
des mains inconnues ^. Julien attribua à un complot de
chrétiens fanatiques le nouvel attentat^.
Mais, avec une étrange maladresse, il prétendit que
l'auteur du crime avait pour lui la majorité des habi-
tants d'Antioche, et n'était parvenu à ses fins que parce
1. Ammien Marcellin, XXII, 13. — 2.Libaniiis, Monodia super Daphnxi
templum; Reiske. t. Ul, p. 335. — 3. Necoxôpou;. Théodoret, III, 7. —
4 'Ispea. Saint Jean Chrysostome, />i sanctum Babylam contra Julia-
num et GentUes, 17 ; Sozomène, II, 19. — 5. Ibid. — 6. Misopogon ;
Herdein, p. 467. — 7. Lors des incendies des temples antiques, des ver-
sions contradictoires eurent ordinairement cours. A Rome, en 83 avant
J.-C, le temple de Jupiter Capitolin fut détruit par le feu. Les uns attri-
buèrent cet incendie à la foudre (Dion Cassius, Fragm. 106, 2j, les autres
à la négligence des gardiens (Cassiodore, Chron., ad ann.671; Julius Ob-
sequens, Prodig., 59), d'autres à la malveillance (Denys d'Halicarnasse,
Ant. Rom., IV,fi2; Tacite, Hist., III, 72; Appien, De Bello civ., I, 86).
Le temple de Jupiter Capitolin fut trois fois incendié et deux fois foudroyé
(Rodocanachi, Le Capitole antique et moderne, 1904, p. xxix-xxx).
L'INCENDIE DU TEMPLE DE DÂPHNE. 71
qu'il avait rencontré des complices jusque dans le tem-
ple lui-même. C'est bien aux Antiochiens pris en masse
qu'il parle en ces termes : « Après la translation du
mort de Daphné, quelques-uns de vous, impies envers
les dieux, ont livré le temple daphnéen à ceux qui
s'étaient fâchés à propos des reliques du mort; et alors,
soit négligence des uns, soit complicité des autres, ils
ont mis le feu au temple K » Ailleurs il déclare que le
temple de Daphné a été <( livré par la négligence des
gardiens à Faudace des athées, qui l'ont réduit en cen-
dres^. » Julien va jusqu'à dire que le sénat d'Antioche
était demeuré indifférent au crime, et n'avait point
cherché à trouver les coupables^.
Après avoir lancé de telles accusations, Néron n'eût
point hésité : il eût ordonné le massacre des chrétiens.
Mais Julien n'était pas un Néron, et ce qui était pos-
sible en 64. avait cessé de l'être en 362. On le voit préoc-
cupé de deux choses : défendre la puissance d'Apollon
contre les railleries du peuple, qui ne prenait pas au
sérieux un dieu incendié ; venger la ruine du temple
par des représailles sur les églises. Julien déclara pu-
bliquement qu'au moment de l'incendie, le dieu avait
quitté son temple. « J'en suis certain, dit-il; dès mon
entrée, son image* mêle fit connaître, et j'invoque
contre ceux qui ne me croiraient pas le témoignage du
grand Soleil. » Mais surtout il voulut que des sanctuai-
res chrétiens éprouvassent un sort pareil à celui du
temple de Daphné. Précisément à Milet, à peu de dis-
1. Misopogon; HerUein, p. 467. — 2. Ibid., p. 446. — 3. Ibid., p. 467,
— 4. Tb ay<xl\Lci.. "Aya^fjLa ne veut pas dire ici « statue, » puisque celle
d'Apollon était détruite ; on doit traduire par spectre, fantôme, image, ap-
parition.
72 L'INCENDIE DU TEMPLE DE DAPHNE.
tance du célèbre oracle d'Apollon Didyméen, où Julien
avait rang de prophète^, des chapelles avaient été cons-
truites pour abriter des tombeaux de martyrs. Julien
écrivit au gouverneur de la Carie de faire cesser ce
scandale. Il lui donna l'ordre d'abattre ces chapelles,
si elles étaient encore en construction; mais si elles
étaient achevées, couvertes d'un toit, et munies de la
table sainte 2, on devait, en souvenir de l'incendie de
Daphné, leur infliger la peine du talion : l'ordre était
envoyé d'y mettre officiellement le feu 3. Ainsi serait ex-
pié, sous les yeux de l'Apollon de Milet, un outrage subi
par l'Apollon d'Antioche.
La crainte de l'opinion publique empêcha Julien
d'infliger un traitement semblable aux sanctuaires chré-
tiens d'Antioche. Mais il voulut que la principale église
de la cité portât la marque de sa colère. Ammien Mar-
cellin dit qu'il commanda de la fermer ^. Les historiens
ecclésiastiques ajoutent qu'il la fit dépouiller de ses or-
nements et de ses vases sacrés. Le principal auteur de
cette spoliation fut le renégat Julien, oncle de l'empe-
reur, qui, après avoir eu le commandement militaire
de l'Egypte 5, avait été élevé à la dignité de comte d'O-
rient, et résidait en cette qualité à Antioche, où il
mi^ntra, dit son neveu, en matière économique les qua-
lités* d'un excellent administrateur ^. On dit qu'il eut
1. Voir t. II, p. 162.
2. TpaTieJ^av lepàv.
3. Sozomène, V, 20.
4. « Qiio tara alroci casu repente consumpto, ad id usque imperato-
rem ira proveiit, ut quœstiones agitari juberet, solilo acriores, et majorera
ecclesiam Antiochiae claudi. » Ammien Marcellin, XXII, 13.
5. Voir t. II, p. 280.
6. Misopogon; Herllein, p. 472. Le passage du Misopogon où il est ques
LINCEiNDIE DU TEMPLE DE DAPHNÉ. 73
pour aide, dans le pillage officiel de l'église, deux autres
apostats, le trésorier Elpidius et le surintendant Félix ^
Tous deux accompagnèrent leurs recherches de rail-
leries et de blasphèmes. A la vue des vases d'or et d'ar-
gent dont la munificence de Constantin et de Constance
avait enrichi l'église : « Voyez, s'écria Félix, dans
quelle vaisselle on sert le fils de Marie 2 ! » Le comte
Julien fut plus grossier encore. On hésiterait à croire
ce que saint Jean Chrysostome, et après lui les histo-
riens chrétiens, racontent des profanations de ce misé-
rable, si, dans les plus mauvais jours de notre his-
toire nationale, il n'était possible de rencontrer des
actes analogues, inspirés par cette rage sectaire dont
semblent parfois possédés les renégats. Les témoins du
sac de l'église principale d'Antioche virent avec hor-
reur le comte Julien uriner contre la table sainte 3,
puis, prenant une posture plus obscène encore, souiller
d'ordures les vases sacrés ^.
La basilique où se passèrent ces scènes affreuses
était alors en la possession des ariens. Leur évêque
Euzoius, élu dans la dernière année du règne de Cons-
tance, est celui-là même qui conféra à cet empereur
mourant le baptême in extremis ^. Il assista au pillage
de son église : ayant tenté de s'y opposer, il reçut un
tion de l'administration de ce Julien à Anlioche a été mal traduit par Tal-
bot.
1. Voir t. II, p. 312.
2. Théodoret, III, 8.
3. Théodoret, l. c. Philoslorge, Vil, 10, attribue cet acte ignoble à un
compagnon, qu'il ne nomme pas, de Julien, d'Elpidius et de Félix.
4. Saint Jean Chrysostome, In sanctum Babylam contra Julianum et
Gentilea, 17; Théodoret, III, 8; Sozomène, V, 8.
5. Voir t. Il, p. 81.
74 L'INCENDIE DU TEMPLE DE DAPHNÉ.
soufflet du comte Julien ^ Les catholiques, malheureu-
sement divisés, puisque les uns reconnaissaient pour
évoque Mélèce, et les autres Paulin, occupaient, les
premiers l'église des Saints-Apôtres, dans la vieille ville,
et les seconds une église neuve, en dehors de la cité,
dont Euzoius leur avait concédé l'usage. Bien qu'Am-
mien Marcellin parle seulement de la fermeture de la
principale basilique, il est probable que les églises où
se rassemblaient les deux groupes d'orthodoxes furent
aussi l'objet de mesures rigoureuses. Sozomène fait
allusion à la clôture générale « des lieux de prière 2, »
et à la fuite de « tous les clercs^, » après les ordonnan-
ces rendues par le comte Julien. 11 semble donc que
les représailles se soient étendues à toutes les églises,
et que le second Julien n'ait pas moins vexé, au len-
demain de l'incendie du temple de Daphné, les catho-
liques que les ariens.
C'est peut-être pour avoir voulu défendre quelque
dépôt précieux confié à sa garde, que le prêtre Théo-
doret^ comparut devant ce haut fonctionnaire. Ses
Actes ^, sans avoir été rédigés par des témoins oculai-
res, comme il est dit dans leur texte, et bien que con-
tenant une ou deux circonstances peu vraisemblables,
1. Théodoret, III, 8.
2. Toù; sOxTripîciu; tôttou;. Sozomène, V, 8.
3. ïlâviccQ Toù; xXvipiKou;. Ibid.
4. Sozomène, V, 8, l'appelle çuÀay.a twv xst{XYiXttov, ce qui équivaudrait
à prêtre sacristain. Les Actes de saint Théodoret ne lui donnent pas celte
qualité. Rien ne dit clairement s'il fut attaché à la basilique principale ou
à l'une des églises qui servaient aux réunions des orthodoxes méléciens et
pauliniens. Voir, à ce sujet, les réflexions de Tilleniont, Mémoires, t. VU,
p. 393 et 738, et de Ruinart, Acta sincera, p. 658.
5. Passio sancti Theodoriti, dans Ruinait, p. 658-662, Voir sur cette
Passion le jugement de Tillemont, t. VII, p. 735-730.
L'INCENDIE DU TEMPLE DE DAPHNE. 75
reflètent probablement des traditions anciennes : Sozo-
mène paraît les avoir connus. L'interrogatoire du prêtre
par le magistrat porte bien le caractère de l'époque et
des circonstances.
« Ta es, demande le comte, ce Théodoret qui, au
temps de Constance, empêchait d'adorer les dieux, dé-
truisait les autels et les temples, bâtissait des églises et
des sépulcres de morts? — J'ai, autant que je l'ai pu,
construit des églises et des basiliques de martyrs, et j'ai
détruit les idoles et les autels des démons, afin de dé-
livrer les âmes de ceux qui étaient dans l'erreur. —
Puisque tu as avoué, honore maintenant les dieux. —
Sache que j'ai agi comme tu l'as dit au temps de l'em-
pereur Constance, et que personne alors ne m'en a
empêché. Je m'étonne aujourd'hui de te voir devenu
renégat et vengeur des dieux. « Julien commanda de
le frapper sur la plante des pieds et sur le visage ;
puis, comme Théodoret continuait à affirmer sa foi, et
à condamner l'apostasie de son juge, il l'interrompit
brusquement : « Tu dissertes, sacrilège, comme si tu
venais d'arriver d'Athènes. — Je n'ai étudié ni à Athè-
nes, ni à l'école d'aucun rhéteur; mais, abreuvé des
divines Écritures, par la grâce de l' Esprit-Saint, je ré-
pondrai à tes questions en souhaitant de te voir reve-
nir à des sentiments meilleurs. »
Le comte fit mettre Théodoret sur le chevalet, où son
corps fut tellement tiré, qu'il semblait, dit le narrateur,
devenu long de huit pieds. « Sens-tu la souffrance? de-
manda Julien. Quitte donc la doctrine d'un mort, sacrifie
et vis. — Tu oublies, répondit le martyr, ce que je t'ai
dit : N'appelle pas dieux les œuvres de tes mains, mais
reconnais le '^ieu qui a fait le ciel et la terre, et Jésus-
76 L'INCENDIE DU TEMPLE DE DAPHNE.
Christ, son Fils, dont le sang précieux t'avait racheté. —
Tu donnes à un crucifié, mort et enterré, le nom de créa-
teur du monde? — Je prêche un crucifié, mort et en-
terré, qui est ressuscité d'entre les morts, par qui tout a
été fait, qui est le Verbe et la Sagesse du Père, et que
toi-même adorais quand tu étais sage, si vraiment tu as
pu un jour être sage. — Crains maintenant les dieux et
obéis aux ordres de l'empereur, car il est écrit : Le cœur
du roi est dans la main de Dieu. — 11 est écrit que le
cœur du roi qui adore Dieu est dans la main de Dieu,
mais non le cœur d'un tyran qui adore les idoles. — In-
sensé, traites-tu l'empereur de tyran? — S'il ordonne de
telles choses, et s'il est tel que tu le dis, ce n'est pas seu-
lement tyran qu'il faut l'appeler, mais encore le plus
malheureux de tous les hommes. »
Tout, dans ce dialogue, est en situation. Le comte
Julien parle le langage de son impérial neveu : comme
lui, il donne aux basiliques des martyrs le nom mépri-
sant de « sépulcres ; » comme lui, il se plait à citer à un
chrétien l'Écriture sainte. La controverse se continue sur
ce ton entre le magistrat et le prêtre K « Misérable, dit
Julien, comment peux-tu proclamer créateur et rémuné-
rateur celui que nous savons être né d'une femme, il y a
1. Ici se place un épisode. Les bourreaux, chargés d'approclier des flancs
du martyr des lampes ou des torches ardentes, tombent la face contre
terre, et refusent de continuer, parce qu'ils ont vu quatre anges, vêtus de
robes blanches, qui conversaient avec lui. Julien, alors, commande de
jeter les bourreaux dans la mer, « jussit eos in pelagum mitti. » Malgré
l'autorité arbitraire dont était investi un aussi haut fonctionnaire que le
cornes OrienUs, on a peine à croire qu'il ait, emporté par la colère, sans
en référer à l'empereur, et dans la ville même où résidait celui-ci, com-
mandé une telle exécution. Cependant, la conversion subite d'officiers de
justice ou de bourreaux, pendant le procès de martyrs, n'est pas sans
exemple.
L'INCENDIE DU TEMPLE DE DAPHNÉ. 77
environ trois cents ans ^ ? — Quoique tu sois indigne,
répond Théodoret, d'entendre la parole de Dieu, cepen-
dant, à cause des serviteurs de Dieu qui sont ici présents,
et de peur qu'ils ne me croient vaincu, apprends ce que
tu as perdu. Dieu, qui a fait toutes choses par son Verbe,
a eu pitié des hommes, qu'il voyait asservis aux idoles,
après avoir abandonné sa foi : envoyant son Verbe, il
prit dans le sein d'une vierge une chair humaine, afin
de rendre visible la divinité : et, ayant ensuite volontai-
rement souffert, il a daigné nous donner le salut que tu
as perdu. — Je vois que tu persistes dans tes arguments.
Obéis, et sacrifie, de peur que je ne te fasse frapper du
glaive, puisque tu méprises la torture. — J'ai renoncé
à ton père le diable. Je demande à achever ma course en
présence de Dieu, et à ne pas trouver grâce devant le
tyran. — Dis tout ce que tu voudras; je ne te ferai pas
tuer. »
Cette parole est conforme aux instructions de l'empe-
reur, qui, dans sa lutte contre les chrétiens, répugnait à
l'effusion du sang. Mais, si Ton en croit le récit des Actes,
une parole du martyr changea la résolution du juge.
« Toi, Julien, dit-il, tu mourras dans ton lit, en proie à
de grandes souffrances. Mais ton tyran, qui se flatte de
faire gagner la victoire aux païens, ne pourra pas vaincre.
Il périra de telle sorte, que nul ne saura par qui il aura
été tué. Il ne reviendra pas dans le pays des Romains. »
Épouvanté de ces paroles, et « craignant que Théodoret
n'en dit de plus terribles encore, » le comte le con-
damna à être décapité. « Je rends grâces à Dieu, qui a
1. Même argument dans le livre de Julien Contre les Chrétiens, dont il
sera question au chapitre suivant
78 L'INCENDIE DU TEMPLE DE DAPHNE
daigné mettre une fin à mes souffrances, » dit le martyr i.
Les Actes racontent qu'après que Julien eut fait, le
lendemain, son rapport sur la confiscation du mobilier
des églises et sur l'exécntion de Théodoret, l'empereur
se montra fort mécontent. <( Tu as agi contrairement à
ma politique, dit-il. Je me suis efforcé de détruire par
tous les moyens la loi des Galiléens; mais je n'ai com-
mandé de violenter ou de tuer aucun d'eux. Tu as mal
agi, en donnant aux Galiléens Foccasion d'écrire contre
moi, comme ils ont fait contre mes prédécesseurs, et
d'attribuer le titre de martyrs aux malfaiteurs qui ont
été mis à mort. Vois à ne faire périr aucun d'eux, et
donne à tes subordonnés des instructions semblables ^. »
On ne saurait affirmer que ces paroles aient été pronon-
cées; mais elles sont tout à fait dans les sentiments de
Julien, qui, dit saint Grégoire de Nazianze, « faisait tous
ses efforts pour enlever aux athlètes du Christ les hon-
neurs dus aux martyrs ^. »
Les chrétiens remarquèrent qu'à la suite des profana-
tions par lesquelles Julien essaya de venger l'incendie
1. Sozomène (VIII, 5) résume ainsi la Passion de Théodoret : « Il (le
comte Julien) commanda de le décapiter avec le glaive, après qu'il eut
répondu courageusement parmi toute espèce de torture, et glorieusement
confessé le dogme chrétien, » — La date du martyre de Théodoret est
difficile à déterminer. La Passion la place au X des calendes d'avril (23
mars). Au même jour, on lit dans le martyrologe hiéronymien : « Antio-
chia Theodori presbi(teri). » Ce ne peut être le 23 mars 363, car à cette
date le comte Julien était mort. Le 23 mars 362, l'empereur Julien n'était
pas encore à Antioche. Si l'on admet, avec la Passion, sa présence dans
cette ville au moment de la mort de Théodoret, et si l'on rattache celle-ci
à la recherche des vases sacrés qui suivit l'incendie du temple de Daphné.
il faut effacer la date du 23 mars, ou, avec Tillemont, y voir celle d'une
translation des reliques du saint, non de son martyre. Les martyrologes
d'Adon et d'Usuard mettent saint Théodoret au 23 octobre.
2. Fassio sancti Theodoriti, 4 ; Ruinart, p. 661.
3. Saint Grégoire de Nazianze, Oratio IV, 58; cf. Oratio XVIII, 33.
L'INCENDIE DU TEMPLE DE. DAPHNÉ. 79
du temple de Daphné, des maux de toute sorte fondirent
sur les persécuteurs et sur l'Empire. « Qui pourrait, dit
saint Grégoire de Nazianze, raconter tous les malheurs
dont Dieu a puni visiblement la destruction des églises,
les injures faites à la sainte table, la profanation des
vases sacrés qui servaient aux divins mystères, les
cruautés commises contre les serviteursde Jésus-Christ^? »
Le fait qui attira le plus l'attention fut la maladie répu-
gnante et douloureuse dont le comte Julien fut atteint
presque aussitôt après le pillage de l'église d'Antioche -.
On vit dans le même moment des morts épouvantables
et soudaines, dans lesquelles les chrétiens reconnurent
des coups de la justice divine. Un évoque de la Thébaïde,
Héron, qui avait renoncé au christianisme, fut pris à
Antioche d'un mal horrible, et, le corps couvert de pour-
. riture, exhalant une odeur fétide, mourut abandonné
dans la rue, sans être secouru par personne ^. Un prêtre
renégat d'Antioche, Théotecne, fut également atteint de
pourriture, perdit les yeux, et, pendant son agonie,
dévorait sa langue ^. Saint Grégoire de Nazianze parle
de renégats qui, ne pouvant résister aux remords,
avaient d'affreux cauchemars la nuit, et le jour d'é-
tranges hallucinations, pendant lesquels ils confessaient
tout haut leur faute ^. Des fléaux de diverse nature ache-
1. Saint Grégoire de Nazianze, Oratio V, 2.
2. Saint Jean Chrysostome, In sanctum Babylam contra Julianum et
Gentiles, 18; Sozomène, V, 8; Philostorge, VII, 10; Th.éodoret, 111, 9;
Passio sancti Theodoriti, 4, — Nous parlerons avec plus de détails, dans
un autre chapitre, de la fin du comte Julien.
3. Chronique d'Alexandrie, ad ann. 362.
i.Ibid.; et Philostorge, Vil, 13.
5. Saint Grégoire de Nazianze, Oratio V, 2.
80 L'INCENDIE DU TEMPLE DE DAPHNE.
vaient de frapper les imaginations. Les sources si abon-
dantes qui alimentaient d'eau la ville d'Antioche, bais-
sèrent au point qu'on craignit de les voir tarir : les
chrétiens virent dans ce fait sans précédent une expia-
tion des sacrifices que Julien avait offerts aux Nymphes ^
De toutes parts arrivaient des nouvelles de disettes, de
tremblements de terre : beaucoup de villes furent à
demi renversées en Palestine, en Libye, en Grèce, en
Sicile 2 : Nicomédie, déjà en ruines par le tremblement
de terre de 358, achève d'être abattue par celui de 362,
qui n'épargna pas Nicée 3, et se fit sentir aussi à Constan-
tinople ^. Aux membres persécutés de l'Église, ces évé-
nements étaient une marque de la colère divine, allumée
par l'apostasie de l'empereur : les païens ne pouvaient
s'empêcher d'y voir un présage funeste pour rexpédition
lointaine qui se préparait ^.
C'est au milieu de tels événements qu'il convient de se
placer, si l'on veut admirer un sophiste. Il semble que
pour cette classe d'hommes ait été écrit Vlmpavidum
ferlent ruinœ. Ils assisteraient impassibles à l'écroule-
ment d'un monde, s'ils y pouvaient trouver une belle
matière à mettre en vers latins ou en prose grecque. De-
vant Rome en feu, Néron chantait l'embrasement de
Troie : moins tragiquement, Libanius avait composé en
358 une première déclamation sur la ruine de Nicomé-
die 6; en 362, l'incorrigible homme de lettres vit dans
1. Saint'iJean Chrysostome, In sanctum Babylam contra Julianum et
Geniiles, 25 ; Ammien Marcellin, XXII, 13.
2. Libanius, Epitaphios Juliani.
3. Ammien Marcellin, XXII, 13.
4. Ammien Marcellin, XXIII, 1.
5. Ammien Marcellin, XXIII, 1.
6. Monodia super Nicomediam; Reiske, t. III, p. 337.
L'INCENDIE DU TEMPLE DE DAPHNE. 81
r incendie de Daphné l'occasion de donner un pendant
à cette pièce élégante, en écrivant une seconde déclama-
tion, qui reçut, comme la première, le titre de « mono-
die K »
Cette élégie en prose est une des compositions littérai-
res les plus factices et les plus froides qui se puissent lire.
Pour y trouver quelque animation, il faut en suivre le
texte, non isolé dans les œuvres de Libanius, mais inter-
calé et comme enchâssé dans le discours de saint Jean
Chrysostome sur le martyr Babylas. L'orateur chrétien
n'a pas craint de citer, dans son homélie, une grande
partie de l'œuvre du rhéteur païen, la commentant avec
verve, la réfutant d'une main légère, et comme avec le
sourire sur les lèvres. Il se trouve donner ainsi de la vie,
de la passion, de l'intérêt, à un écrit qui par lui-même
en était tout à fait dénué. Les seuls traits historiques
que celui-ci contienne sont la description de la statue
d'Apollon et le tableau de l'affolement de Julien et de la
foule païenne à la vue de l'incendie. On y trouve encore
cependant un aveu qui mérite d'être noté. C'est la re-
connaissance du discrédit où était tombé, à Daphné, le
culte d'Apollon, avant que Julien vint le ranimer :
« Tu étais demeuré, 6 Apollon, le sur et vigilant gar-
dien de Daphné, au temps où tes autels avaient soif de
sang. Alors les adorateurs te négligeaient : quelquefois
même on t'adressait de honteux outrages : tes orne-
ments extérieurs avaient été détachés ou brisés : tu avais
tout supporté avec patience. De nos jours, au contraire,
beaucoup d'agneaux, des bœufs en grand nombre t'ont
été immolés : la bouche auguste du roi baisait ton pied :
1. Monodia super Daphnxi templum; Reiske, t. III, p. 332.
JULIEN l'apostat. — III. 6
82 L'ANARCFIIE.
tu voyais celui que tu avais prédit, tu étais vu de celui que
tu avais annoncé : tu venais d'être délivré du voisinage
d'un mort importun : et voilà que tu fuis soudain notre
hommage et notre culte ^ ! »
Julien admira beaucoup la monodie de Libanius. « Tu
as composé sur Daphné, lui écrit-il, un discours tel
qu'aucun des mortels qui vivent aujourd'hui n'aurait été
capable d'en faire un semblable, même au prix des plus
grands efforts, et je crois que se seraient trouvés, parmi
les anciens, bien peu d'écrivains en état de rivaliser en
ceci avec toi 2. » Mais on a remarqué avec surprise que
Julien, qui bâtissait si volontiers des édifices nouveaux
en l'honneur des dieux, ne fit aucun effort pour réparer le
temple de Daphné. 11 demeura quatre mois encore à
Antioche, et survécut sept mois à l'incendie. Mais il
ne donna point l'ordre de recouvrir l'édifice. Vingt ans
après, les murailles étaient encore debout, toutes les co-
lonnes en place, sauf une, qui s'était détachée de sa base
et appuyée contre la paroi de la cella : seul manquait le
toit, que l'on n'avait pas essayé de refaire 3. On ne sait
de qui avait eu peur Julien : des chrétiens, du feu du
ciel, du martyr Babylas, ou de la colère d'Apollon.
II. — L'anarchie.
Je ne vois aucun mot convenant, autant que celui d'a-
narchie, à l'état où la politique religieuse suivie par Ju-
1. Libanius, Monodia super Daphnxi ietnplum; Reiske, t. III, p. 333.
2. Julien, Ep. 27; Hertlein, p. 517.
3. Saint Jean Chrysostome, In sanctum Babylam contra Julianum et
GentUes,l\.
L'ANARCHIE. 83
lien durant son séjour à Antioche mit l'Orient romain.
C'est une lutte des villes entre elles, d'une partie de la
population d'une même ville contre une autre partie, de
l'empereur contre ses sujets ou contre ses magistrats. La
guerre religieuse, que Julien a allumée, met en fermen-
tation et en conflit tous les éléments de la société : ceux-
là mêmes qui devraient assurer l'ordre, prévenir ou
réprimer, excitent le désordre, se jettent dans la mêlée,
substituent leurs préférences personnelles au souci de
l'intérêt commun. Les habitants d' Antioche ne se trom-
pent pas autant que le croit Julien, en l'accusant de
(( bouleverser le monde K » Et saint Grégoire de Nazianze
eut probablement une vue juste, quand il fit un crime
au souverain sectaire d'avoir, par le sacrifice de tout
autre intérêt à celui de la réaction païenne, « ébranlé
l'Empire romain, mis la société en péril, et fait souf-
frir à une partie de ses sujets plus de maux que n'en
aurait produits une invasion d'ennemis 2. «
Célébrant la tolérance de Julien, Libanius a dit, : « Il se
réjouissait de visiter les cités qui avaient conservé leurs
temples, et les jugeait dignes de ses bienfaits ; celles qui,
en tout ou en partie , s'étaient détachées du culte des dieux,
il les regardait comme impures, mais leur donnait,
comme à ses autres sujets, tout ce dont elles avaient be-
soin, bien qu'il le fît à contre-cœur^. » C'est le contraire
qui est vrai. Nous voyons Julien se montrer hostile ou
favorable aux cités, selon la religion professée par la ma-
jorité de leurs habitants, et quelquefois l'hostilité contre
1. ITap' £[i.£ Ta Toù x6«r,aou Tipàyi^axa àvaxsTpaTîTa'.. Julien, Misopogon
Ilerllein, p. 465.
2. Saint Grégoire de Nazianze, Oratio IV, 74.
3. Libanius, Epitaphios Juliani; Reiske, t. I, p. 565.
84 L" ANARCHIE.
celles OÙ le christianisme est dominant va jusqu'à la plus
criante injustice.
On se souvient que, sollicité par la ville de Pessinonte
qui réclamait de son gouvernement un bienfait ou un
secours, il fit savoir qu'il n'accueillerait la requête que
si les citoyens faisaient en commun un acte de dévotion
à Cybèle K — En Palestine, deux villes voisines, Gaza et
Majuma, étaient rivales : la première poussait jusqu'au
fanatisme le culte des dieux 2; la seconde ne contenait
guère que des chrétiens^. Julien dépouilla celle-ci du
titre et des privilèges de cité, que Constantin lui avait
accordés, lui enleva ses décurions, ses magistrats, ses
décemvirs, l'assujettit à Gaza, et la réduisit à n'être plus
que le faubourg maritime de son ancienne rivale *. —
L'une des villes de l'Empire les plus exposées aux incur-
sions des Perses était Nisibe. C'est contre ce « boulevard
de la puissance romaine en Orient^ » que battaient tou-
jours les premiers flots de l'invasion. On ne comptait plus
le nombre des sièges que Nisibe avait soutenus. Trois fois
sous Constance, en 338; 346 et 349, Sapor avait échoué
devant ses murs. Dans le courant de 362, le bruit se ré-
pandit que les Perses, menacés par les préparatifs de
Julien, allaient prendre l'offensive. C'était dire que ce
poste avancé serait investi de nouveau. Alarmés, les ha-
bitants de Nisibe envoyèrent une députation à l'empe-
reur pour demander l'envoi de renforts. Julien fit une
incroyable réponse. Il ne recevra pas les députés, dit-il.
1. Julien, Ep. 49; Hertlein, p. 555. — Voir t. II, p. 337.
2. Voir t. I, p. 98.
3. Jbid., p. 100.
4. Sozotnène, V, 3.
5. « Oricnlis finnissimum claustrum. » Ammien Marcellin, XXV, 8.
LANARCHIE. 85
il n'accordera aucun secours à la ville frontière, lui-même,
dans sa future expédition, se détournera d'elle comme
d'une cité scélérate, à moins que ses citoyens, qui pro-
fessaient tous le christianisme, ne rouvrent les temples
des dieux, n'offrent des sacrifices, et ne reviennent en
masse à l'ancienne religion ^
Une telle partialité, qui touchait presque à la trahi-
son envers l'Empire, autorisait tous les excès. Abattre
les monuments chrétiens, ou y introduire le culte païen,
fut permis, partout où on en aurait la force.
L'autorité publique donna l'exemple. Par l'ordre de
JuUen, une très ancienne statue de Jésus-Christ-, que
l'on vénérait sur la place publique de Césarée Panéas,
aux confins de la Palestine et de la Phénicie, fut ren-
versée, et remplacée par une statue de l'empereur :
les païens s'emparèrent de l'image du Christ, la traî-
nèrent à travers la ville, et la mirent en pièces : les
fidèles ne purent que recueillir pieusement ses débris
et les déposer dans l'église 3. Dans le même temps le
comte Magnus mit le feu à l'église de Beyrouth^.
Excitées par ces exemples officiels, les populations
païennes multipliaient les sacrilèges. Une procession
bacchique envahit l'église d'Epiphanie, en Syrie : au
son des fibres et des tambourins, elle y porta la statue
1. Sozomène, V, 3.
2. Une tradition, rapportée par Eusèbe {Hist. eccL, VII, 1), attribuait à
l'hemoiToïsse guérie par Jésus-Christ et, disait-on, originaire de Panéas,
l'érection de celte statue,
3. Rufin, VIF, 14; Philostorge, VII, 3: Sozomène, V, 21. — Sozomène,
qui habita la Phénicie, dit que la statue de Julien fut quelque temps après
frappée de la loudre : il l'a vue sans tête, le torse en partie brisé.
4. Théodoret, Hist. eccL, IV, 20. — Sur ce Magnus, voir Sievers, Das
Leben des Libanius, p. 281.
86 L'ANARCHIE
de Bacchus, qui fut déposée sur l'autel : l'évêque Eus-
tathe^ en mourut de douleur 2. Une autre ville rive-
raine de rOronte, Émèse, la patrie de la pierre noire
adorée par Élagabale, l'une des cités vouées au culte
du Soleil et aux orgies rituelles de l'Orient, eut un
semblable spectacle : sa principale église, récemment
construite, fut transformée en temple de Bacchus^ : en
même temps, une populace fanatique incendia, dans
la ville ou aux environs, « les sépulcres des Galiléens'^, »
c'est-à-dire les sanctuaires des martyrs.
Par de tels actes, « ces villes saintes^ » comme les
appelle Julien, ne commettaient aucune irrégularité :
lui-même y voit une preuve de « leur amour pour sa
personne, » et déclare qu'en « détruisant les tombeaux
des athées » elles exécutaient un de ses ordres ^. Aussi,
certains de l'impunité, d'autres que les païens se livrè-
rent-ils aux mêmes attentats. Toutes les haines religieu-
ses à la fois avaient été réveillées par Julien. Les Juifs
se crurent le droit d'attaquer aussi les chrétiens. « Us
s'unirent contre eux aux gentils, » dit saint Jean Chry-
sostome^. A Damas, où ils avaient été jadis très puis-
1. Sur le rôle d'Eustathe dans les affaires de Tarianisme, voir saint Épi-
pbane, Hxres., LXXIII.
2. Chronique d'Alexandrie (Migne, P. G., t. XCIl, p. 296).
3. Ihid., p. 295.
4. Julien, Misopogon; Hertlein, p. 461. Cf. saint Grégoire de Nazianze,
Oralio V, 29. — Les profanateurs ne s'attaquaient pas seulement aux
tombeaux des martyrs : ne faisant aucune différence entre hérétiques et or-
thodoxes, on les vit, à Scythopolis, violer la sépulture de l'évêque arien Pa-
trophile, disperser ses ossements, et suspendre son crâne, qu'ils allumèrent
comme une lanterne. Chron. d' Alexandrie.
5. Toù; xàçou; Sa xôiv àOéwv àv£(TTpeij;av uâvra;, àTrô toO <ruvGiQ[xaxoî, ô br\
oéSotat Tiap' £[xoO upw/îv. Julien, Misopogon, 22; Hertlein, p. 466.
6. Saint Jean Chrysoslome, In Malth. hom. XLIII, 3.
L'ANARCHIE. 87
sants, au point qu'au premier siècle de notre ère pres-
que toutes les femmes s'y étaient converties au ju-
daïsme ^, ils formaient encore, au quatrième siècle, une
communauté prospère, qu'animait un zèle ardent et
farouche. Devenus libres de tout oser, ils mirent le feu
aux deux basiliques chrétiennes de la ville 2. Saint
Ambroise dit qu'ils <( en avaient reçu la pernçiission, »
et ajoute que, seuls ou de concert avec les païens, ils
brûlèrent aussi des basiliques à Gaza, à Ascalon, à
Beyrouth, à Alexandrie, et en une multitude de lieux ^.
Pendant que les ennemis du christianisme recevaient
ainsi complète licence, les excès commis par les chré-
tiens en représailles étaient impitoyablement punis.
A vrai dire, ces représailles furent fort rares. Ceux qui
s'y laissèrent entraîner avaient ordinairement l'excuse
de la jeunesse. C'était le cas du soldat Émilien, brûlé
vif à Dorostore, en Mésie, par ordre de Capitolinus,
vicaire de Thrace, comme coupable d'avoir renversé des
autels, brisé des statues, et jeté à terre l'appareil des
sacrifices*. — A Mère, en Phrygie, un acte sembla-
ble amena l'exécution de trois chrétiens. Le préfet de
la province, Amachius, avait fait ouvrir l'un des tem-
ples de la ville ; on venait de nettoyer la poussière et
les ordures que plusieurs années d'abandon y avaient
entassées. Emportés par un excès de zèle, des chrétiens
1. Josèphe, De Bello Judaico, II, 20.
2. Saint Ambroise, Ep. 40, 15.
3. Ibid. — Peut-être, à Beyrouth, aidèrent-ils le comte Magn us.
4. Théodoret, Hist. eccl, III, 3; saint Jérôme, Chron.. ad. ann. 363;
saint Ambroise, Ep. 40; Chron. d'Alexandrie (Migne, P. G., i. XCII,
p. 395). — Dorostore avait eu d'autres soldats martyrs; voir la Persécution
de Dioclétien, 3' édit., t. I, p. 114, 300.
8S L'ANARCHIE.
y pénétrèrent la nuit, et brisèrent toutes les statues.
Le préfet fit arrêter de nombreux fidèles, innocents de
cette action, et allait les envoyer au supplice, quand
trois habitants de la ville, Macedonius, Théodule et Ta-
tien, se dénoncèrent. Amachius leur offrit leur grâce
à condition de sacrifier aux dieux qu'ils avaient offen-
sés. Ils refusèrent. Le préfet les condamna à mourir
brûlés. Ils furent étendus sur un gril, au-dessous du-
quel étaient allumés des charbons. On leur attribue le
propos prêté aussi à saint Laurent. « Si tu aimes les
chairs cuites, dirent -ils à Amachius, fais-nous retourner
de l'autre côté, afin que, quand tu nous mangeras,
nous ne te paraissions pas à moitié cuits ^. « — La
destruction d'un temple, à Césarée de Cappadoce,
amena aussi plusieurs exécutions capitales. Ici, la situa-
tion était particulièrement délicate, et, même en se
plaçant au point de vue de Julien, pouvait être discu-
tée. On se souvient que, sous le règne de Constance, des
temples de Jupiter et d'Apollon avaient été démolis à
Césarée par ordre de l'administration municipale 2.
Les villes étaient propriétaires des temples : au point
de vue de la stricte légalité, cet acte demeurait irré-
prochable. Mais, sous le règne de Julien, et, sans nul
doute, par opposition à sa politique religieuse, les ha-
bitants de Césarée décidèrent la destruction d'un autre
temple, celui de la Fortune, le seul qui fût encore de-
bout dans leur ville. Julien n'examina pas s'ils avaient
agi dans la limite de leur droit : il les punit comme
1. Socrate, III, 15; Sozomène, V, 11. — Voir, sur la tradition rappor-
tée par ces deux historiens, les Analecta Bollandiana, t. XIX, 1900,
p. 453.
2. Voir plus haut p. 3.
L'ANARCHIE. 89
coupables du plus grand des crimes. La ville perdit son
titre de métropole, reprit le nom de Mazaca, qu'elle
avait porté avant de recevoir de Claude celui de Césa-
rée, et fut même rayée de l'album des cités. C'était ré-
duire ses citoyens à la condition des paysans : aussi
furent-ils soumis à la capitation dont les habitants des
villes étaient exempts, et qui pesait sur les seuls habi-
tants des campagnes ^ En plus de cette dégradation,
des peines diverses furent prononcées : d'abord, une
amende de trois cents livres d'or, pesant indistinctement
sur tous, puis, en ce qui concernait les membres du
clergé, objet de la haine particulière de Julien, la
confiscation de tous les biens des églises, et l'inscrip-
tion de tous les clercs « parmi les soldats de la po-
lice du gouverneur; ce qui est le genre de milice le
plus pénible et le plus méprisé 2. » Julien commanda
à tous les habitants de reconstruire à leurs frais les
temples détruits, en jurant qu'ils en répondraient sur
leurs tètes. Mais ils ne se borna pas à ces mesures géné-
rales : il fit rechercher ceux qui paraissaient avoir pris
une part personnelle à la démolition du temple de la
Fortune. Les auteurs présumés de cette démolition fu-
rent, les uns exilés, les autres mis à mort. On connaît
parmi ces derniers Eupsyque et Damas. Du second, nous
ne savons que le nom ; du premier, un jeune noble
de Cappadoce, on nous dit qu'il venait de se marier,
qu'il était « presque fiancé encore 3, » quand il fut exé-
cuté 4.
1. Sozomène, V< 4. — Voir t. I, p. 450.
2. Sozomène, l. e.
3. 'EvaYXo; yafj.eTriv àyôfjiôvov, y.al oiov èii vu^xpiov ôvTa. Sozomène, V, 11.
4. Probablement le 7 septembre. C'est le jour où saint Basile, devenu
90 L'ANARCHIE.
Le sang appelle le sang : voyant des chrétiens tomber
sous les coups des bourreaux, en vertu de sentences
prononcées par des magistrats, les populations fanati-
ques s'arrogèrent le droit de prévenir ces sentences,
d'exécuter elles-mêmes ceux sur qui elles croyaient avoir
à venger des injures faites à leurs dieux. Toutes les
rancunes, toutes les haines publiques et privées se don-
nèrent libre carrière. A Alexandrie, ensanglantée déjà
par le meurtre de Georges, de Dracontius et de Diodore,
la populace païenne, dirigée par un philosophe de
cour, Pythiodore *, envahit une des églises, et « la rem-
plit d'un double sang, celui des victimes et celui des
hommes, » c'est-à-dire tout à la fois y offrit des sacri-
fices et y massacra des chrétiens -. Le fanatisme s'alluma,
comme une tramée de poudre, sur tout le littoral d'A-
lexandrie, presque jusqu'à Antioche. Le long de la mer
syro-phénicienne, — soit au sud, dans ces citadelles du
paganisme oriental qui s'appelaient Gaza et Ascalon, soit
au nord, dans les villes que couvraient de leur ombre
les deux chaînes du Liban, aux sommets chargés de
temples, aux flancs creusés de cavernes qui abritaient des
prostitutions sacrées 2, — la lutte contre l'idolâtrie avait
été, sous les deux règnes précédents, plus âpre que
partout ailleurs. On se souvient que Constantin dut
abattre les sanctuaires d'Héliopolis et d'Aphaque, où.
évéque de Césarée, célébra tous les ans, avec un grand concours d'évô-
ques, l'anniversaire d'Eupsyque et de Damas. Voir Saint Basile, \>. 53.
1. lTpaTriYoûvT($ç Ttvoç ivè; xwv paortXixtôv qpO.odôçwv. Saint Grégoire de
Nazianze, Oraiio IV, 86. Voir aussi Hist. acephala, II. Cf. Sievers, Dus
Leben des Libanius, p. 89 et 112, note 47; et notre t. 11, p. 303.
2. Saint Grégoire de Nazianze, Oratio IV, 86.
3. Renan, Mission de Phénicie, p. 204, 517-519, 647, 653, 691, et pi
LXV.
L'ANARCHIE. 91
sons Vinvocation de la Vénus pleurante du Liban ^, se
passaient des scènes d'une immoralité révoltante 2. Beau-
coup de chrétiens, évêques, prêtres ou laïques, avaient,
dans ces contrées, exprimé avec vivacité leur mépris
du paganisme, ou même porté une main violente sur
ses autels ou ses statues. Les foules naguère blessées
dans leurs croyances, gênées dans leurs habitudes, ou
troublées dans leurs débauches, s'exaltaient maintenant
à la pensée des revanches possibles. Celles-ci se déchaî-
nèrent, violentes, contagieuses, avec ce raffinement dans
la cruauté, qui est pour les gens de plaisir une volupté
nouvelle.
Gaza, où la faveur si marquée de Julien avait donné
toute assurance aux païens, vit d'horribles scènes. Les
habitants de cette ville idolâtre avaient obtenu de l'em-
pereur la démolition du monastère bâti, sur une mon-
tagne voisine, par l'ermite Hilarion, sa condamnation à
mort et celle de son disciple Hesychius : on avait envoyé
sans succès des émissaires les chercher jusqu'à Alexan-
drie, pendant que le proscrit, quittant l'Egypte, où il
avait d'abord trouvé un refuge, passait en Sicile 3. Mais
la populace, déçue dans sa férocité, trouva prompte-
ment une diversion. Trois chrétiens, frères, Eusèbe, Nes-
tabius et Zenon, étaient particulièrement haïs par elle.
Se sentant menacés, ils parvinrent â se cacher pendant
1. La Vénus du Liban est toujours représentée pleurant; Macrobe
Saturn., T, 21; François Lenormant, dans Gazette archéologique, 1875'
p. 97; Renan, Mission de Phcnicie, pi. XXXVIII; Duruy, Histoire des
Romains, t. VII, p. 74.
2. Eusèbe, Prxp. evang., IV, 16; De vita Const., III, 57; Socrate, I,
18; Sozornène, I, 8; V, 10. — Voir l. I, p. 51.
3. Saint Jérôme, Vita Hilarionis; Sozornène, V, 10.
92 L'ANARCHIE.
quelque temps : mais bientôt leur asile fut découvert.
On s'empara d'eux, et, après les avoir fouettés, on les
mit en prison. Le peuple, cependant, voulait davantage.
Un jour, au théâtre, tous les spectateurs se mirent à
pousser des cris de mort, réclamant les trois frères,
les accusant d'avoir, autrefois, profané les temples,
insulté les dieux. S'excitant mutuellement, les manifes-
tants quittèrent le théâtre, forcèrent les portes de la
prison, et en tirèrent les captifs: Ce fut alors, dans la
foule, une émulation de cruauté. Des femmes, occupées à
tisser dans leurs maisons, abandonnèrent le métier de-
vant lequel elles étaient assises, pour venir piquer les
malheureux avec leurs navettes. Les cuisiniers ambu-
lants, qui avaient leurs échoppes en plein air sur l'agora,
apportaient des marmites d'eau bouillante et les ver-
saient sur les patients, ou perçaient ceux-ci de leurs
broches. Deux autres chrétiens, qui avaient été pris en
même temps qu'eux, furent moins cruellement mal-
traités. L'un, nommé aussi Zenon, put s'enfuir, et se
réfugier à Anthédon. L'autre était un jeune homme,
appelé Nestor. Ceux qui s'étaient emparés de lui le batti-
rent d'abord, puis s'attendrirent à la vue de sa beauté.
Cette impression n'est pas sans exemple chez les anciens,
si sensibles à la grâce et à l'éclat de la forme ^. Cessant
de le frapper, ses bourreaux le jetèrent en dehors d'une
des portes de la ville, avec la pensée de l'y laisser
mourir. Quelques chrétiens parvinrent à le recueillir, et
le transportèrent secrètement à Anthédon, où il fut
soigné par Zenon : mais il ne tarda pas à rendre chez
1. Voir Edmond Le Blanf, Notes sur quelques Actes des martyrs (extrait
les Mélanges de l'École française de Rome, 1885).
L'ANARCHIE. US
celui-ci le dernier soupir. Quant aux trois martyrs, il ne
restait d'eux que des corps déchirés, des têtes écrasées
d'où la cervelle avait jailli sous Ips coups. On porta ces
restes sanglants hors de la ville, dans un lieu où étaient
jetés les cadavres d'animaux. Après les avoir brûlés, les
païens mêlèrent les ossements échappés aux flammes
avec les carcasses d'ânes et de chameaux qui couvraient
le sol. Une femme chrétienne les reconnut, cependant,
et les mit dans une urne. Elle porta celle-ci à Zenon,
qui, battu et chassé par les païens d'Anthédon, presque
aussi fanatiques que ceux de Gaza, avait enfin trouvé un
refuge à Majuma^
Dans la ville sensuelle d'Holiopolis, l'émeute fut plus
épouvantable encore. Le diacre Cyrille, qui avait pris
part, sous Constantin, à la démolition du temple de
Vénus, fut massacré : des fanatiques lui arrachèrent le
foie pour le dévorer 2. Mais il semble que le voisinage du
temple détruif, le souvenir des hiérodules, ait inspiré aux
gens d'Héliopolis une haine particulière pour de saintes
filles qui, en vouant à Dieu leur virginité, purifiaient
par l'austérité de leurs vertus des lieux souillés naguère
par un mélange honteux de religion et de débauche.
On força le monastère, on en tira les vierges chrétiennes :
dépouillées de leurs vêtements, elles furent exposées
nues devant le peuple. Après les avoir outragées de
mille manières, on leur rasa les cheveux, puis on les mit
en pièces : des misérables, dit-on, goûtèrent de leur
1. Sozomène, V, 9. — Zenon devint, sous Théodose, évêque de Majuma.
Il fit construire en dehors de la ville une basilique, et déposa sous l'autel
les reliques des trois martyrs, jointes à celles de Nestor.
2. Théodoret, III, 3.
94 L'ANARCHIE.
foie, et, arrachant leurs entrailles palpitantes, les jetè-
rent, saupoudrées d'orge, à des porcs i.
Si l'on en croit l'historien Théodoret, les mêmes
horreurs se passèrent à Ascalon, éclairées par l'incendie
de l'église chrétienne ^. Il semble qu'en plein quatrième
siècle le Baal ou l'Astarté des temps antiques se soient
réveillés, pour demander encore une fois le sang des
sacrifices humains. A l'autre extrémité de la Phénicie,
dans la petite ville d'Aréthuse, c'est surun vieillard que
la foule s'acharna. Marc, l'évêque arien ou semi-arien
d'Aréthuse, le même, dit-on, qui sauva Julien enfant,
lors du massacre des membres de sa famille^, était
accusé d'avoir, pendant les règnes de Constantin et de
Constance, abusé de son influence pour contraindre les
païens : on lui reprochait surtout d'avoir détruit le prin-
cipal temple de la ville. Dénoncé à Julien, il reçut de
celui-ci l'ordre, ou de rebâtir à ses frais le temple, ou
d'en payer la valeur. Il refusa de faire l'un ou l'autre,
jugeant qu'un chrétien, et surtout un prêtre, ne pouvait
en conscience contribuer à la construction d'un édifice
destiné au culte des idoles. Pour échapper aux consé-
quences de ce refus, peut-être pour épargner un crime
aux persécuteurs-^, il s'enfuit ou se cacha. Mais bientôt
1. Saint Grégoire de Nazianze, Oratio IV, 87; Sozomène, V, 10. — Eit
d'autres villes, des religieuses furent contraintes par la violence ou ame-
nées par la séduction à épouser des païens; Sozomène, VI, 3.
2. Sozomène, VI, 3.
3. Saint Grégoire de Nazianze, Oratio IV, 19. — Voir t. I, p. 26G.
4. C'est ce que laisse entendre saint Grégoire de Nazianze, dans un
sentiment très délicat : « Il (Marc d'Aréthuse) résolut d'abord de fuir,
non pas tant par peur que pour obéir au précepte qui nous ordonne de
fuir de ville en ville et de nous retirer devant les persécuteurs. Car il ne
convient pas que les chrétiens, si forts et si endurants qu'ils puissent être,
pensent seulement à eux-mêmes, mais il leur faut épargner aussi les pcr-
L' ANARCHIE. 95
il apprit qu'à son défaut de nombreux chrétiens étaient
arrêtés, traduits en justice, mis à la torture. Il revint
alors s'ofTrir aux fureurs de la multitude. Au lieu d'être
touchée par cette démarche courageuse, la foule des
païens se rua sur lui : on le traînait dans les rues et sur
les places : on le battait, on lui arrachait les cheveux
et la barbe. Hommes, femmes, dignitaires de la cité,
magistrats, se le disputaient avec fureur : il n'était pas
de tourments qu'on ne lui infligeât, jusqu'à lui serrer les
jambes avec des cordes, ou lui scier les oreilles au moyeti
de fils. Les enfants des écoles l'avaient pris pour jouet :
ils le jetaient en l'air, le faisaient tourner sur lui-même,
se le poussaient de l'un à l'autre, et le recevaient sur
leurs stylets à écrire. Quand il fut couvert de blessures,
on enduisit son corps de miel et de saumure, et on le
suspendit dans une corbeille, exposé, sous un soleil
brûlant, aux piqûres des abeilles et des guêpes. Lui,
cependant, ne perdait rien de son courage; quand il
eut été élevé dans la corbeille, il dit à ses bourreaux
d'une voix dédaigneuse : « Je vous regarde d'en haut,
et je vous vois bas et petits. » Tant de fierté émut quel-
ques assistants : on essaya de marchander avec Marc.
La somme à laquelle avait été estimée la valeur du
temple détruit fut baissée à plusieurs reprises : on en
arriva à la réduire presque à rien, et encore plusieurs
personnes offraient-elles de la lui fournir; mais l'évêque,
voyant là, comme nous dirions aujourd'hui, une question
de principe, refusait de payer même une obole. Les
fanatiques d'Aréthuse finirent par se reconnaître vaincus :
sécuteurs, afin que, autant qu'il dépend d'eux, ils n'ajoutent pas au péril
encouru par leurs ennemis. » Oratio IV, 88.
96 L'ANARCHIE.
ils rendirent à Marc sa liberté. Beaucoup, dans la suite,
se feront chrétiens^.
Ces excès sans contrôle, ces cruautés sans répression,
ces émeutes qui ne s'apaisaient que par la lassitude ou le
repentir spontané des émeutiers, blessaient l'opinion des
hommes modérés, même parmi les païens. Les magis-
trats vraiment soucieux de la paix publique s'en mon-
traient émus. Mais la permission d'intervenir leur était
refusée. Ils n'avaient pas le droit de réprimer les délits
ou les crimes, quand les victimes étaient des chrétiens. Le
gouverneur de la Palestine, sous l'administration de qui
était Gaza, en fit l'expérience à ses dépens. C'était un
fonctionnaire opportuniste, qui avait donné tous les
gages possibles à la réaction païenne. « Il avait louvoyé
entre les circonstances et les lois, dit un contemporain,
s'asservissant aux nécessités du temps et se souciant mé-
diocrement de la légalité -. » Sous divers prétextes, il
avait déjà jugé et condamné des chrétiens ^. Mais il gar-
dait quelques scrupules, et pensait que même aux dé-
sordres suscités par les païens, il devait y avoir des li-
mites. Aussi, le lendemain du massacre d'Eusèbe, de
Nestabius et de Zenon, fit-il arrêter quelques-uns des
plus compromis parmi les émeutiers, ceux qui étaient
soupçonnés d'avoir porté aux victimes le coup mortel.
Leur procès allait s'instruire, quand lui-même, pour ce
fait, fut dénoncé à l'empereur. Julien le fit comparaître
en accusé. Le gouverneur défendit sa conduite en invo-
1. Saint Grésoire de Nazvftnze, Oratio IV, 88-90; Théodoret, 111,3
Sozomène, V , 10.
2. Saint Grégoire deNazianze, Oratio IV, 93.
3. Ibid.
L'ANARCHIE. 97
quant les lois, qui lui attribuaient le droit et lui impo-
saient le devoir de juger les crimes commis dans sa pro-
vince. <( Est-ce donc un crime, lui répondit Julien, si un
Grec tue dix Galiléens ^? » Peu s'en fallut que lui-même
fût condamné à mort : l'empereur crut faire acte de
clémence en l'exilant -.
Un tel exemple était pour décourager les fonctionnai-
res prudents. Cependant un d'entre eux, que l'éclat de
ses services et l'importance de sa situation mettaient hors
de pair, essaya encore de rappeler Julien au sentiment
de ses devoirs de souverain. C'était le préfet du pré-
toire d'Orient, Salluste. Il prit prétexte des événements
d'Aréthuse, de ce duel de toute une populace avec un
vieillard, de la défaite morale des séditieux, pour l'aver-
tir. « Empereur, dit-il, n'avons-nous pas de honte de
nous montrer à ce point inférieurs aux chrétiens, que
nous soyons incapables de vaincre même un vieillard,
après lui avoir fait souffrir toute espèce de tourments? Il
n'y aurait pas eu beaucoup de gloire à triompher de lui :
mais être vaincus par lui, n'est-ce pas une véritable ca-
lamité 3? » Julien ne parait pas s'être ému de ces remon-
trances. Sa passion religieuse le dominait maintenant
tout entier. Il ne gouvernait plus, si ce n'est contre les
chrétiens. « Il mettait sa gloire dans ce qui faisait rou-
1. Tt ^àp [JLsya, çyjcrtv 6 Sîxaio; ôtxao-XYj;, xal (xy; ô'.coxtov Xpiaxiavoùç el
TalOmouz ôéxa (xîayetp 'E).),rivixvi xaTeipYaaâxo ; Saint Grégoire de Nazianze,
Oratio IV, 93. Sozomène, V, 9, rapporte un peu différemment ce pro-
pos : Ti yàp, çr,o-lv, iSsi aOxoùç àTiàyeerôai, zl TaXiXai'oyç ôXîyou; àv8' wv uoXXà
el; aÙToùç, xai toù; Oeoù; r;ôr/.r](yav, fjfx-jvavTo.
2. Saint Grégoire de Nazianze, Sozomène, l. c.
3. Saint Grégoire de Nazianze, Oratio IV, 92 : Rufm, X, 36; Sozomène ,
V, 9.
JULIEN L'aCOSTAT. — III. 7
98 L'ANARCHIE.
gir ses préfets ^ » Et, raillant, il disait : « Ces Galiléens
devraient se réjouir : la loi de l'Évangile ne leur or-
donne-t-elle pas de souffrir les maux que Dieu leur en-
voie 2? »
Dans son entourage le plus intime, cependant, s'éle-
vaient aussi des protestations discrètes. J'ai assez montré
les ridicules de Libanius, pour ne pas être heureux de
faire voir les qualités réelles qui les rachetaient. Le vani-
teux sophiste était un brave homme. Le zélé païen ^ pre-
nait au sérieux les maximes de tolérance affichées par
Julien. S'il ne se hasardait pas aies rappeler à celui-ci,
quand il l'y voyait infidèle, au moins ne craignait-il pas
d'user de son influence auprès des prêtres ou des magis-
trats, pour obtenir en faveur des chrétiens un traite-
ment équitable ou une protection efficace. A l'un, qu'il
voyait trop âpre à exiger d'un chrétien la somme à la-
quelle celui-ci avait été condamné pour dommages au-
trefois causés à un temple, il écrit : « Montrez, mon cher
Barrhius, votre zèle pour les choses sacrées en multi-
pliant les sacrifices, en accomplissant avec exactitude
les cérémonies, en rétablissant les temples détruits. Car
il faut bien honorer les dieux, plaire à l'empereur et
embellir sa patrie. Montrez- vous très exact à servir les
Grâces, car elles sont déesses, et il faut les honorer. Mais
1. Saint Grégoire de Nazianze, l. c.
2. Ruiin, Hist. eccl., X, 36.
3. Le libéralisme ne provenait pas, chez Libanius, de l'indifférence :
loin de là, il y avait en lui, comme le remarque Sievers (p. 118), quelque
chose de l'inquisiteur. C'est ainsi qu'on le voit s'inquiéter de la religion
d'un certain Bassianus, puis se dire rassuré, parce que ce suspect a dé-
claré que l'empereur tenait son sceptre de Jupiter {Ep. 592). Mais si Liba-
nius s'enquérait volontiers des sentiments religieux de chacun, il n'enten-
dait pas que ceux-ci devinssent pour personne une cause de persécution.
L'ANARCHIE. 99
on peut prendre soin de toutes ces choses et conserver
pourtant quelque douceur. Mettez-en donc, je vous prie,
dans ce que vous exigez de Basiliscus : laissez-le payer
son indemnité en deux parties, l'une comptant, et l'autre
qu'il se procurera d'ici à peu. Rappelez-vous la conduite
d'Émilien (son père), que personne n'a jamais accusé et
que j'ai toujours fort loué. Il n'a point été de ceux qui
nous ont fait tort, et il l'eût pu s'il l'avait voulu i. »
Libanius intercédait volontiers pour les chrétiens
molestés par la loi qui ordonnait la reprise de toutes les
propriétés des temples, même de celles qui avaient été
reçues en don ou achetées après la confiscation ou la
désaffectation de quelque édifice sacré 2. Mais surtout il
ressentait péniblement la honte qui rejaillissait sur les
païens des violences commises contre des hommes inof-
fensifs. En particulier, les représailles exercées, sous les
prétextes les plus divers, contre des fonctionnaires du
règne de Constance ou des hommes qui avaient été en
puissance ou en faveur à cette époque, blessaient son
humanité et sa justice. Il intervient chaleureusement
auprès d'un sophiste entré comme tant d'autres dans
l'administration , et devenu gouverneur de l'Arabie, en
faveur d'un ancien magistrat de Bostra, que l'on persécu-
tait comme chrétien. « Orion, écrit-il, a de tout temps été
mon ami : ma mère avait mis du soin à nous lier ensem-
ble, et je l'ai toujours trouvé homme excellent, très éloi^
gné d'imiter ceux qui abusent de leur puissance. Tous ses
concitoyens de Bostra témoignent qu'il n'a pas détruit
les choses sacrées ou persécuté les prêtres, et qu'il en a
1. Libanius, Ep. 669.
2. Libanius, Ep 636 740, 1426.
100 L'ANARCHIE.
sauvé plusieurs de la misère par la douceur de son gou-
vernement. Voilà l'homme qui m'est venu voir tout triste
et tout abattu. Répandant un flot de larmes, il m'a dit :
« C'est à peine si je peux m'échapper des mains de ceux
que j'ai comblés de mes bonté?. Quoique je n'aie fait au-
cun mal à personne, quand j'en pouvais faire, peu s'en
faut que je n'aie été mis en pièces. » Et il a continué en
me racontant la fuite de son père, la dispersion de toute
sa famille, ses champs ravagés, tous ses meubles brisés.
Je ne puis croire que toutes ces choses aient eu lieu par
ordre de l'empereur. L'empereur a bien dit que ceux
qui avaient en leur possession des choses sacrées de-
vaient les rendre : mais ceux qui ne les possèdent pas ne
doivent être ni maltraités ni outragés... Il est clair que
les gens qui font toutes ces violences, sous prétexte de
prendre en main la cause des dieux, n'ont que le désir de
s'approprier les biens d'autrui ^ »
Probablement le gouverneur auquel Libanius s'a-
dressait, en des termes si honorables pour lui-même,
jugeait à distance les sentiments de Julien avec plus
d'exactitude que le naïf sophiste d'Antioche, qui vivait
cependant près du prince. Aussi ne s'empressa-t-il pas
de faire droit à la demande. Il laissa Orion et sa
famille à la merci de leurs ennemis. Libanius intervint
une seconde, puis une troisième fois. Le souvenir des
mauvais traitements subis par Marc d'Aréthuse hantait
son esprit. « Si Orion pense autrement que nous au
sujet des dieux, écrit-il de nouveau au gouverneur d'A-
rabie, c'est une erreur qui ne nuit qu'à lui-même, mais
ce n'est point pour ses amis une raison de lui faire la
Libanius, Ep. 673.
L'ANARCHIE. 101
guerre... Ceux qui le persécutent, lui et ses proches,
et le livrent en proie aux insultes du premier venu,
s'imaginent qu'en faisant cela ils plairont aux dieux,
mais ils s'éloignent entièrement du véritable culte que
les dieux désirent... Mais vous, qui êtes passé de la
chaire du professeur à la dignité du juge, c'est à vous
qu'il convient ou de leur persuader les meilleures choses,
ou de les contenir par la force i. »
Jusqu'ici, Libanius a tenu le langage d un vrai libéral,
ou au moins a laissé parler son cœur. Dans les lignes
qui suivent il semble faire quelque concession aux pré-
jugés et aux passions des païens. Mais on peut croire
qu'il parle ainsi pour mieux persuader un juge qu'il
sent incapable de se rendre à des raisons plus élevées.
« Si Orion, dit-il, détient quelque somme venant d'une
origine sacrée, et peut la restituer, qu'on le frappe,
j'y consens, qu'on le transperce, qu'on lui fasse subir
le sort de Marsyas. Il est digne de toutes les peines si,
pouvant se faire délivrer en rendant ce qu'il doit, il se
laisse vaincre par l'amour des richesses et supporte tous
ces maux pour garder son or. Mais, s'il est pauvre
comme Irus, s'il va se coucher souvent sans souper, je
ne vois pas quel profit nous trouverons à lui infliger
des tourments qui ne feront que lui valoir une bonne
renommée parmi nos ennemis. S'il venait à mourir dans
les 1ers, songez, je vous prie, à ce qui en résulterait,
et prenez garde que vous ne soyez en train de nous
forger plus d'un Marc d'Aréthuse. Vous savez ce qui
est arrivé a ce Marc. Il a été suspendu en l'air, frappé
de verges, tiré par la barbe : et comme il a tout sup-
1. Libanius, Ep. 730.
102 L'ANARCHIE.
porté avec courage, on l'honore maintenant à Tégal
d'un dieu, on l'assiège partout où il parait... Prenez
cet exemple pour votre règle; qu'Orion sorte de vos
mains vivant comme Marc, mais non pas admiré comme
lui. Il dit qu'il n'a rien dérobé. Supposez qu'il mente.
S'il a tout perdu, pensez-vous trouver une mine d'or
dans sa peau? Je vous en conjure, vous qui êtes son
ami en même temps que son juge, ne faites rien qui
ne soit généreux, et, s'il faut qu'il soit châtié, au moins
qu'il n'ait point de blessure à montrer pour se faire
porter en triomphe ^. »
Ces lignes étaient précieuses à recueillir : elles mon-
trent à quelles persécutions les chrétiens demeuraient
exposés, par le fait ou avec la connivence des gouver-
neurs; elles confirment le récit donné par les historiens
chrétiens des souffrances et du « triomphe » de Marc
d'Aréthuse; elles laissent voir la profonde impression
produite sur tous les esprits par l'épisode dont celui-ci
avait été le héros; et enfin elles traduisent éloquem-
ment l'humiliation éprouvée par les païens intelligents
et honnêtes devant la faillite de la tolérance et le pro-
grès de l'anarchie.
1. Libanius, Ej>. 730.
CHAPITRE III
LA POLEMIQUE.
I. — Le livre contre les chrétiens.
Libanius, qui vécut familièrement à Antioche avec
Julien, dit que, pendant son séjour dans cette ville,
celui-ci « jugea des milliers de procès, promulgua
beaucoup de lois, et composa des livres pour venir au
secours des dieux ^. »
Nous l'avons vu dans l'exercice de ses fonctions de
juge. Quant aux lois auxquelles fait allusion Libanius,
celles que les Codes attribuent aux neuf mois du séjour
de Julien dans la métropole de la Syrie ont presque
toutes trait à des questions administratives ou juridi-
ques d'importance secondaire, et ne touchent que de
très loin aux réformes politiques et religieuses com-
mencées auparavant 2. La seule qui ait une portée de
cette nature est la réglementation nouvelle de la police
des funérailles, édictée à Antioche, le 12 février 363^.
1. Ou OT] [Aupiai [iàv ôtxa!^&^j.£vat ôixai, ttoX/wv 5à ôécei; v6[J!.wv, piê/twv xà
(juYYpapat por,Oo-jVTfov 6soîç. Libanius, Epitaph. Juliani; Reiske, 1. J,
p. 513.
2. Voir le tableau chronologique, à la suite du Code Théodosien de
HaencI, p. 1651-1654.
3. Code Théod., IX, xvii, 5. Voir t. II, p. 208.
lOi LE LIVRE CONTRE LES CHRÉTIENS.
Mais probablement faut- il rapporter au temps où Julien
résidait dans cette ville d'autres lois qui ne figurent
pas dans les Codes. Lui-même, en un passage de sa
lettre aux habitants de Bostra, fait allusion à la loi
par laquelle il retira aux clercs, c'est-à-dire à Tévêque
et à ses conseillers, les pouvoirs juridiques que leur
avait accordés Constantin ^. Sozomène cite des lois de
même tendance, par lesquelles Julien enlève aux mem-
bres du clergé les exemptions et les subsides dont ils
jouissaient en vertu d'ordonnances de ses prédécesseurs -.
Le même historien rapporte une loi de Julien obligeant
rétrocativement les femmes assistées par la charité de
l'Église, les vierges et les veuves consacrées à Dieu, à
restituer les traitements que Constantin leur avait ac-
cordés sur le produit des contributions municipales ^.
Nous avons déjà vu appliquer à Marc d'Aréthuse une
ordonnance qui parait avoir été promulguée en termes
généraux pour obliger tous ceux qui, sous les règnes
précédents, avaient été auteurs ou complices de la dé-
molition d'un temple païen à le rebâtir à leurs frais,
ou à en payer la valeur ^. L'historien Socrate rapporte
une autre loi, d'une portée plus générale encore, et qui
date manifestement de l'époque où Julien, à Antioche,
préparait sa guerre de Perse. Quiconque s'abstient de
sacrifier aux dieux doit racheter cette abstention par
« une taxe proportionnelle à ses facultés : » les chré-
1. Julien, Ep. 52-, Hertlein,p. 561 ; voir plus haut, p. 38. —Code Théod.,
I, XXVII, 1, et appendice de Sirmond, t et 17; voir Huinbert, art. Epis-
copalis audientia, dans Dict. des antiquités, t, 11, p. 697.
2. Sozomène, V, 5.
3. Ibid. — L'historien dit avoir vu des exemplaires des contraintes dé-
ternées à celle occasion contre les religieuses par les agents du fisc.
4. Ibid. — Voir plus haut, p. 9i.
LE LIVRE CONTRE LES CHRÉTIENS. 105
tiens constitueront ainsi, à eux seuls, au moyen d'une
contribution levée sur leur capital ou leur revenu, le
trésor de guerre qui subviendra aux frais de l'expédi-
tion future ^ Enfin, si un contemporain, parlant à des
contemporains, ne l'affirmait, on hésiterait à croire que
Julien ait rendu une ordonnance attestée de la manière
la plus formelle par saint Grégoire. Julien, dit-il, qui
donnait toujours aux chrétiens le nom de Galiléens, en
fit, « par une loi, » leur appellation officielle 2. C'était
évidemment, dans sa pensée, leur retirer tout carac-
tère universel et « catholique, » pour ne leur laisser
que celui d'une petite secte locale. Il est probable qu'il
eut cette étrange idée pendant qu'il travaillait au livre
destiné à « venir au secours des dieux, » c'est-à-dire à
combattre et à rabaisser le christianisme.
L'hiver de 362-363 fut laborieux pour Julien. Outre
1. Elôà)ç Se o(ja TTÔXefJLOî îyj.\ xaxà, xai wç ttoXXwv ZzXiol'. -/prjfxaTwv, xai
aveu TouTwv oO xaTOpôoÙTai, Tiavoùpya): âTrevoYiae (ju/.Xsyeiv xà xpyjfjLata Tîapà
Tôiv XpKîTiavôiv TOt; yàp [jly] pouXojxévoiç 6ustv, £7i£9r]x£ j^prjfxaTixyjv xataotxyiv.
Kat aTtaiTriCiç xatà tc5v à).r(6à); y(t.\(sx\oiv\.X,ô^xtù^ v{''.vzio ffuvxovo;. "ExacTOç
yàp xaTàxriv uTiap^tv àva/oyco; ètaécpEpe. Sociale, III, 3. L'historien ajoute que
cette taxe fut levée, non seulement dans les lieux où passait l'empereur,
mais même dans ceux où il n'alla pas. Il semble cependant résulter de ces
termes mêmes qu'une contribution de cette nature ne frappa que les con-
trées exposées à la guerre, et n'eut pas de répercussion hors de l'Oiient.
— Rode {Gesch. cler Reaction Kaiser Julians g. die christl. Kirche,
p. 86) suppose (à tort, selon moi) que Socrate fait seulement allusion ici
aux amendes prononcées contre les chrétiens qui refusaient de saluer les
statues de Julien ornées d'emblèmes païens.
2. raXtXaîou; àvTt Xpicxiavôiv ôvofJLaTa; te xal xaXsicrOai vofJLoôSTrjaa;. Saint
Gréj^oire de Nazianze, Oratio IV, 76. — Cette attribution officielle, par
loi ou parédit, d'un nom de mépris à une secte condamnée était dans les
habitudes du quatrième siècle : un an après la condamnation d'Arius,
Constantin ordonne que cet hérésiarque et ses sectateurs soient désormais
appelés « Porphyriens, » du nom dun des plus célèbres ennemis du chris-
tianisme. Socrate, I, 9.
106 LE LIVRE CONTRE LES CHRETIENS.
quelques écrits de moindre importance S il y composa
à la fois le discours sur le Roi Soleil - et ce livre contre
les chrétiens. Il est vrai que le discours lui coûta peu de
temps, puisque, de son propre aveu, Julien l'acheva en
trois nuits 3. L'ouvrage contre les chrétiens demanda
certainement un plus long effort. Libanius dit que Ju-
lien y consacra « les longues veillées de l'hiver. » Le so-
phiste, qui assista probablement à sa composition, ou
en fut au moins l'un des premiers confidents, en définit
le caractère en ces termes : « L'empereur y attaquait,
par une longue argumentation et par la force du raison-
nement, les livres qui font Dieu et fils de Dieu un homme
de Palestine, et montrait le ridicule et l'inanité de ce
qu'on adore en lui ^. » Mais il ne nous dit point si l'ou-
vrage était depuis longtemps projeté par Julien, ou si
quelque circonstance soit accidentelle, soit même locale,
le détermina à l'entreprendre. Je crois volontiers que
c'est à Antioche qu'il en eut la première pensée : vrai-
semblablement il y fut provoqué par les protestations
courageuses dont ses tentatives de réforme païenne
étaient l'objet de la part d'un prêtre érudit de cette ville,
qui avait peut-être été son condisciple à l'université
d'Athènes, Diodore, le futur évêque de Tarse. Dans une
lettre dont j'ai déjà parlé, qu'il écrivit à l'hérésiarque
Photin 5, Julien annonce son dessein d'écrire contre « le
nouveau dieu galiléen » et couvre d'opprobres « Dio-
1. 'Aveu TîoW.wv xal xa),â)v ÉTÉpcov Xoywv. Libanius, Epitaph. Juliani,
Reiske, t. I, p. 581.
2. Schwarz, De vita et scriptis, p. 13
3. Voir t. II, p. 245.
4. Libanius, Le. —Cf. Sociale, III, 23.
5. Julien, Ep. 79 ; Heiilcin, p. 606. — Voir t. II, p. 2i)2.
LE LIVRE CONTRE LES CHRETIENS. 107
dore, le mage du Nazaréen, le sophiste subtil d'une re-
ligion grossière. » Il accuse en même temps Diodore « de
détourner contre les dieux célestes la rhétorique apprise
à Athènes, » et raille la faible santé, les joues creuses,
la pâleur du prêtre d'Anlioche, signes, selon lui, de la
vengeance des dieux et présage d'une mort prochaine ^.
Julien ne se doute pas que cette victime des dieux irrités
survivra trente ans au restaurateur de leur culte. Cette
lettre qui annonce l'intention d'écrire contre le Christ,
et semble associer cette pensée à un ressentiment pro-
fond contre Diodore, paraît contemporaine du séjour de
Julien à Antioche, et probablement des premiers temps
de ce séjour.
Divisé en trois parties -, l'ouvrage de Julien ne nous
est point parvenu tout entier. Presque tout ce qui en
reste nous a été conservé par la réfutation que lui a con-
sacrée, au cinquième siècle, saint Cyrille d'Alexandrie ^.
L Julien, Ep. 79.
2. Tpta CTuyypaçc Piê/.îa xatà twv àytcov eùayYeXîtov xal xatà ir^ç eùayoù;
Tûv Xpicruavfôv 6pr,ay.£ta;. Saint Cyrille, Contra Julianum, prsefalio. — Saint
Jérôme {Ep. 60, ad Magnum) dit cependant : « Julianusseptem libros in expe-
ditione Parlhica contra Christianos evomuit; » dans son Commentaire
sur le prophète Osée, III, 11, il répète : « In septimo volumine Julianus
Augustus quod adversiis nos, id est Christianos, evomuit. » — Comment
expliquer ces contradictions entre les deux écrivains? Faut-il supposer
qu'au temps où Cyrille écrivait, quatre des sept livres de Julien étaient
perdus? Neumann {Juliani. imperatorislihroriim coniraChristianos quœ
supersunt , p. 100) émet une autre hypothèse : saint Jérôme n'aurait pas
connu l'ouvrage de Julien directement, mais d'après une des réfutations fai-
tes de son temps, celle de Théodore de Mopsueste ou celle de Philippe de
Side : cette réfutation aurait été divisée en sept livres . il aurait cru qu'elle
correspondait à une division semblable de l'ouvrage de Julien. Socrale
{Hist. eccl., III, 53) a fait une confusion de même sorte, en attribuant au
troisième livre de Julien un passage du premier livre, qui se trouvait cité
dans le troisième de saint Cyrille.
3. Le titre exact de la réfutation de saint Cyrille, que nous citons en
108 LE LIVRE CONTRE LES CHRETIENS
Malheureusement, du traité de Cyrille dix livres ne ré-
pondent qu'au premier livre ^ du Contra Christianos 2.
Un petit nombre de fragments des livres suivants de
saint Cyrille ^ paraissent se rapporter au second livre de
Julien * : de son troisième, rien ne subsiste ^. On ne peut
donc se faire une idée complète de l'ouvrage, et, avec
les débris qui en restent 6, relever par Ja pensée l'en-
semble du monument ruiné. Sur les deux dernières parties
des conjectures seules sont possibles. Il semble que le
second livre était dirigé spécialement contre les Évan-
giles '^, et que le troisième s'en prenait aux autres écrits
abrégé sous celui de Contra Julianum, est ^ÏTrèp ttj; twv Xptatiavtôv
eùayoù; 6pri(7X£!a;7:po; Ta iv àGéot; 'louXiavoO. Migne, Patr. grœc., t. LXXVL
1. Neuraann, p. 102 et suiv.
2. Saint Cyrille ne dit pas quel était le titre exact de l'ouvrage de
Julien : on peut conjecturer qu'il l'avait intitulé : Kaxà XpiffTiavwvXoyot,
Neumann, p. 101.
3. A. Mai a donné [Bibl. nova Patrum, t. II, p. 488-492) des fragments
des livres XI-XIX de saint Cyrille.
4. Neumann, p. 125 et suiv. —Dans leurs Recherches sur la tradition
manuscrite des lettres de V empereur Julien, MM. Bidez etCumontont
publié, p. 135-138, un fragment de la réfutation composée au commence-
ment du dixième siècle par Arétas, évêque de Césarée, fragment décou-
vert dans une bibliothèque de Moscou. A l'aide de ce texte, Neumann a pu
reconstituer {Theol. Liter. Zeitung, 1899) un passage du second livre,
relatif à la doctrine du Logos, et tendant à mettre le quatrième évangile
en contradiction avec les synoptiques.
5. Neumann, p. 136.
6. Quelques morceaux du texte de Julien, soit cités intégralement, soit
résumés, se trouvent aussi dans Théodore de Mopsueste et dans saint
Jérôme.
7. Après une allusion aux divergences des généalogies contenues dans
saint Matthieu et dans saint Luc, Julien dit : « Comme nous devons recher-
cher avec soin la vérité sur ce fait dans le second livre (èv tû> SsuTepto
cyj'i'iç6.^\i.a.i\.), laissons-le pour le moment de côté. » Dans saint Cyrille,
Contra Julianum, VIII; Neumann, p. 212. — Plus haut, après un mot
sur les rapports de Jésus avec ses parents : « Nous reviendrons sur cela
plus tard, continue Julien, quand nous parlerons spécialement de la faus-
seté et de l'imposture des Évangiles (Saint Cyrille, VII; Neumann, p. 202):
sujet dont il n'est pas question dans le premier livre que nous possédons.
LE LIVRE CONTRE LES CHRETIENS. 109
du Nouveau Testament ^ Quant au premier livre, il est
presque complet et roule à la fois sur la comparaison
des chrétiens avec les Juifs et les païens et sur l'Ancien
Testament.
Julien en a indiqué lui-même le plan et les divisions.
« Il nous faut, dit-il, reprendre d'abord, brièvement,
d'où nous vient la notion de Dieu, et quelle elle doit être ;
ensuite comparer ce qui a été dit chez les Hellènes et chez
les Hébreux au sujet de la divinité; après cela demander
à ceux qui ne sont ni Hellènes ni Juifs, mais de la secte
des Galiléens , pourquoi à notre opinion ils préfèrent
l'opinion de ceux-ci (les Juifs), et pour quelles raisons
cependant ils ne sont pas restés avec eux, mais s'en sont
séparés pour suivre leur propre voie. Prétendant, en efiPet,
qu'il n'y arien de beau ni de bon, soit chez nous Hellènes,
soit chez les Hébreux, sectateurs de Moïse, mais ayant em-
prunté, comme par une sorte de fatalité, les rebuts de
ces deux nations, l'athéisme à la légèreté juive, une vie
perverse et indolente à la grossièreté et à la nonchalance
qui se rencontrent chez nous, ils ont voulu que cela fût
nommé la meilleure des religions 2. »
11 ne faudrait pas croire que Julien ait suivi rigoureu-
sement ce plan, se soit interdit ces répétitions, ces digres-
sions, ces échappées en tous sens, qui font si facilement
perdre, dans ses livres, le fil du raisonnement. Saint
Cyrille remarque que sa pensée ne cesse, en quelque
sorte, de tourner sur elle même, que les mêmes idées
reviennent souvent, et qu'il arrive de retrouver soit au
1. C'est une hypothèse vraisemblable de Neumann (p. 136), mais qui ne
s'appuie pas sur des textes précis.
2. Saint Cyrille, Contra Julianuîii, I ; Neumann, p. 164.
110 LE LIVRE CONTRE LES CHRETIENS.
milieu, soit à la fin du livre , l'argument rencontré au
début. Cependant on doit reconnaître que, dans le traité
contre les chrétiens, Julien s'est efforcé de mettre plus
de méthode et de clarté que dans ses autres ouvrages.
Lui-même a senti qu'il ne s'agissait plus, ici, d'exposer les
rêves de son imagination, de raconter ses songeries mys-
tiques ou d'improviser une théologie fantaisiste. Cette
fois, il s'attaque tout ensemble à une histoire et à une
doctrine. Il va heurter une foi qui a de savants et d'élo-
quents défenseurs. Il sait qu'à ses arguments on répon- ■
dra par des arguments, à ses railleries par des railleries. 1
S'il a le pouvoir de tout dire, il n'a pas encore eu les
moyens de supprimer ses contradicteurs. Il n'aura pas
seul la parole. Il écrit en présence d'adversaires, en
homme qui se sent surveillé par eux, et qui s'attend à
être discuté. Déjà, chez lui, une préoccupation nouvelle,
qui explique comment, pour la première fois peut-être,
il s'est donné la peine d'élaborer un plan, d'avoir de son
œuvre une conception réfléchie, sauf à revenir souvent,
dans l'exécution, à ses anciens errements, à son incurable
subjectivisme.
Le paganisme que Julien compare à la religion des
Juifs et à celle des chrétiens n'est pas le paganisme popu-
laire, les fables incroyables et monstrueuses, les contes
des Grecs ^. C'est le platonisme étudié soit dans Platon
lui-même, soit dans les commentaires des néoplatoni-
ciens. Julien met en parallèle le récit de la création, tel
que le présente la Genèse et tel que l'offre le Timée, et
naturellement il donne la préférence au second. A Dieu
1. "EXXrive; [xàv xoù; {j.ûOou; ETiXacav uuÈp Tt3v ôeûv àTrtoTou; xal TeTpaTw-
oEiç. Saint Cyrille, I ; Neurnann, p. 167.
LE LIVRE CONTRE LES CHRETIENS. 111
créant ex nihilo , comme l'affirme Je dogme juif et cliré-
tien, il oppose le système platonicien de l'émanation et
des dieux intermédiaires, chargés d'organiser le monde
matériel ^. Sa théologie du discours sur le Roi Soleil
se retrouve ici, avec celle des dieux nationaux qui pré-
sident aux destinées de chaque peuple et lui impriment
son caractère particulier ^. Pour Julien, le Dieu des Juifs
n'est qu'un de ceux-ci : il le dépouille de son caractère
universel, pour en faire la divinité locale d'un petit
peuple établi en Palestine. De là vient que, tout en rail-
lant les récits de la Bible, la chute originelle, la tour de
Babel, Julien ne condamne pas absolument le judaïsme.
Celui-ci rentre, au contraire, dans son système, mais il
le déclare inférieur à riiellénisme.
Selon lui, les préceptes contenus dans le décalogue
sont pratiqués par tous les peuples, à l'exception de ceux
qui ont trait au monothéisme et à l'observation du
sabbat. Mais à la dureté du Dieu hébraïque Julien oppose
la douceur des mœurs chez les Grecs et les Romains. Il
attribue ensuite aux uns et aux autres la supériorité in-
tellectuelle sur les Hébreux. Seuls, ceux-là ont inventé
les sciences, ont eu les philosophes, les chefs d'armée,
les artistes, les législateurs, ont obtenu l'empire du
monde. Julien, à qui le sens critique a toujours fait dé-
faut, cite ici pêle-mêle les personnages historiques ou
fabuleux, Persée, Mnos, Éaque ou Dardanus à côté de
Platon, de Socrate, d'Aristide, d'Alexandre ou de César,
et s'étend sur « le plus grand bienfait du Soleil et de Ju-
piter, » c'est-à-dire Esculape, dont il raconte les voyages,
1. Saint Cyrille, il; Neumann, p. 165-167.
2. Voir t. II, p. 228.
112 LE LIVRE CONTRE LES CHRETIENS.
et qui, dit-il, lui a souvent à lui-même révélé des re-
mèdes^.
Si les Hébreux sont inférieurs aux Hellènes, les chrétiens
sont inférieurs aux Hébreux. Ils interprètent mal les livres
de Moïse et des prophètes, et voient à tort dans les pré-
dictions qui y sont contenues l'annonce de Jésus. Contrai-
rement à l'unité divine, proclamée par ces livres, ils osent
dire que le Christ est Dieu, ce que ni Matthieu, ni Marc,
ni Luc eux-mêmes n'avaient dit, mais ce qui est de l'in-
vention de saint Jean. Ils n'observent plus la loi des
Juifs, bien qu'il ait été annoncé qu'elle durerait éternel-
lement. Ils ne pratiquent point la circoncision, préten-
dant, avec Paul, que la circoncision du cœur a été pres-
crite, et non celle de la chair. Ils ne font pas, depuis une
prétendue vision de Pierre, la distinction des aliments
purs et impurs. Ils remplissent tout de tombeaux et de
sépulcres, et se livrent au culte des morts, malgré les
paroles de Jésus-Christ lui-même. Ils rejettent les sacri-
fices, commandés par Moïse, et pratiqués encore par les
Juifs. Us condamnent la divination, bien qu'Abraham ait
pratiqué l'art augurai et l'haruspicine. Sur cette dernière
assertion se terminent les fragments du Contra Christia-
nos^.
Dans le passage final consacré à Abraham se trouvent
des paroles curieuses, qui seraient mieux placées dans le
paragraphe où Julien parle des dieux nationaux. Maison
se souvient de ce qu'a dit saint Cyrille des circuits fré-
quemment suivis par la pensée de Julien et de la manière
imprévue dont la même idée reparait parfois en divers
1. Saint Cyrille, V, VI, VU; Neumann, p. 188-207.
2. Saint Cyrille, VII-X; Neumann, p. 207-233.
LE LIVRE CONTRE LES CHRÉTIENS. 113
endroits du livre. Le passage dont je parle marque clai-
rement la situation prise, tant au point de vue doctrinal
qu'au point de vue politique, par Julien dans ses rapports
avec la religion des Juifs. Il vient de reprocher aux
chrétiens de ne point manger des azymes et de ne point
célébrer la pâque hébraïque. Il a reproduit la réponse
faite par les chrétiens à ce reproche : « Le Christ, qui
s'est une fois immolé pour nous, est le véritable agneau
pascal. » Et il conclut : « Certes, par les dieux! je suis
un de ceux qui détournent de prendre part aux fêtes des
Juifs. Cependant j'adore toujours^ le Dieu d'Abraham,
d'Isaac et de Jacob. Ceux-ci, étant Chaldéens, la race sainte
et théurgique, ont appris la circoncision en voyageant
chez les Égyptiens. Ils honorèrent un Dieu, qui sera
propice à moi et à tous ceux qui l'honorent, comme fit
Abraham, un Dieu très grand et très puissant, mais qui
n'a rien de commun avec vous. Car vous n'imitez pas
Abraham en lui élevant des autels, en construisant des
lieux de sacrifice, à l'exemple de celui-ci, et en le servant
par des cérémonies saintes-. »
Julien n'est pas le premier qui ait écrit contre le chris-
tianisme : il serait intéressant de rechercher ce qu'il doit
à ses devanciers. Rien peut-être à Hiéroclès, qui paraît
s'être toujours préoccupé d'opposer au Christ la figure à
demi fabuleuse d'Apollonius de Tyane, dont ne parle
jamais Julien. Probablement quelque chose au célèbre
1. 'Aei 8e irpoo-xùvfov.
2. Saint Cyrille, X; Neumann, p. 230. — Ailleurs, Julien reconnaît la
réalité de l'inspiration chez les prophètes hébreux : « L'esprit prophétique,
dit-il, a cessé chez les Hébreux, de même qu'il ne se conserve plus chez
les Egyptiens; » xauxif] toi xal tô uap' 'Eêpaioiç (TrpoçYjxtxàv 7rve0(xa) ÈTréXiTCSv,
où/.oùv oû8è Tiap' AiYUTi'cioiç et; touto <jû>^txo(.i. Saint Cyrille, VI; Neumann,
p. 197.
JULIKN l'apostat. — III. 8
114 LE LIVRE CONTRE LES CHRETIENS.
néoplatonicien du troisième siècle, Porphyre. Par mal-
heur, les quinze livres de l'ouvrage de Porphyre contre
les chrétiens sont perdus. On ne les connaît que par
de rares citations d'Eusèbe, de saint Jérôme et de saint
Augustin. Julien peut leur avoir emprunté quelques dif-
ficultés d'exégèse. Il leur doit peut-être aussi cette idée,
qui paraît avoir été exprimée en passant par Porphyre,
mais dont Julien a fait une des thèses principales de son
Uvre, que les Juifs honoraient Dieu mieux que les chré-
tiens^. L'objection tirée de l'époque tardive de la révéla-
tion chrétienne se trouve également dans Porphyre et
dans Julien ^ : il est possible que celui-ci l'ait tirée de son
devancier. Mais, par leur esprit général, les deux ouvra-
ges devaient être très différents. Porphyre est plus phi-
losophe que païen : son hardi spiritualisme déteste les
sacrifices sanglants : il ne craint pas d'appeler les statues
des dieux de grossières idoles 3. Julien est plus païen que
philosophe, et, ritualiste à l'excès, vivant pour ainsi dire
les pieds dans le sang des bêtes immolées, un des plus
grands griefs qu'il fasse aux chrétiens est précisément de
ne pas offrir de sacrifices. Une autre différence très ca-
ractéristique est celle-ci : Julien ne parle jamais du Christ
et des chrétiens que sur le ton du sarcasme : Porphyre
attaque leur religion, mais rend hommage à la sainteté
de Jésus-Christ*. Quand Libanius dit que Julien, dans la
1. Saint Augustin, De civitate Dei, XIX, 23.
2. Porphyre, cité par saint Jérôme, Ep. 133, et saint Augustin, Ep. 102.
— Julien, dans saint Cyrille, III; Neumann, p. 178.
3. Porphyre, De absiinentia, II, 5, 11, 34, 35, 3J, 43, 60, 61. — Saint
Cyrille, IX, fait remarquer la différence de ces idées avec celles beaucoup
plus grossières de Julien.
4. Porphyre, cité par Eusèbe, Denionstr. évang., III, 8; saint Augustin,
De consensu evang., I, 15, 34; De civitate Dei, XIX, 23.
LE LIVRE COINTRE LES CHRÉTIENS. 115
polémique contre le christianisme, « surpassa le vieillard
tyrien, » c'est-à-dire Porphyre i, peut-être, avec sa naïveté
accoutumée, fait-il seulement entendre que Julien outra
les idées de celui-ci dans le sens partial et sectaire, en les
dépouillant de ce qu'elles avaient d'idéaliste, de large et
de généreux 2. Si Julien se rattache par un lien étroit à
l'un de ses devanciers, c'est plutôt à Celse, qui écrivit au
deuxième siècle le Discows véritable^. Le ton sarcastique
est le même : on pourrait citer plus d'une parole com-
mune* : et peut-être des passages perdus du livre do
Julien rassembleraient-ils, contre la personne de Jésus,
des traits injurieux et blessants, pareils à ceux qui abon-
dent dans le Discows de Celse 5. Cependant, ici encore,
en un point au moins, l'inspiration diffère. Après avoir
fait pleuvoir sur les chrétiens ses flèches venimeuses.
1. 2o9(oT£po; èv Tot; auToTç 8£Ôct7.To Tou Tuptou YîpovTo;. Libanius. Epita-
phios Juliani ;Reiske, 1. 1, p. 581.
2. Bien que Julien cite avec éloge Porphyre, en compagnie de Plotin et
du « divin Jamblique » {Oratio VII; Hertiein. p. 288), il avoue ailleurs
[Oratio V; Hertiein, p. 209) n'avoir pas lu l'un de ses traités les plus reli-.
gieux et les plus spiritualistes, le De ahstinentia.
3. L"AXri6ri; /oyo; de Celse, conservé en grande partie dans les huit livres
du Contra Celsum d'Origène, a été reconstitué par Keim, Celsus vmhres
Wort, 1873, et par Aube, la Polémique païenne à la fin du second
siècle, 1878.
4. Par exemple l'assertion répétée également par Celse (Origène, Contra
Celsum, III, 43, 55) et par Julien (saint Cyrille, Contra Jiilianum, VI ;
Neumann, p. 199), que le christianisme primitif fut propagé par des ser-
vantes et par des esclaves. « Si l'on a vu,^dit Julien, sous le règne de
Tibère ou de Claude, un seul homme distingué se convertir à leurs idées,
regardez-moi comme le plus grand des imposteurs. » Lui-même, cependant,
cite le centurion Corneille et le proconsul Sergius Paulus (Act. apost., x
et xiii), et les découvertes de l'archéologie montrent le christianisme
faisant de bonne heure des conquêtes dans l'aristocratie romaine.
5. Saint Cyrille s'est abstenu de citer des paroles injurieuses de Julien
contre le Christ, qu'on ne pourrait, dit-il, reproduire sans se souiller.
Contra Jul, I.
116 LE LIVRE COiNTRE LES CHRETIENS.
Celse termine son livre par des paroles conciliantes, et
presque des propositions de paix. Il est prêt à leur donner
la liberté, s'ils consentent à s'abstenir de propagande
et à servir loyalement l'Empire^. Cet esprit n'est pas
celui de Julien, qui juge les chrétiens impropres aux
services publics, leur dispute jusqu'à leur nom, et vou-
drait les voir disparaître.
Julien déclare, au début de son livre, qu'il Ta écrit
« pour exposer à tous les hommes les raisons qui l'ont
convaincu de la fourberie et de la fausseté de la secte
galiléenne ^, >> Gomme il arrive souvent dans les confes-
sions de cette nature, les raisons qu'il expose sont
probablement des arguments de date récente, plutôt
que des motifs intimes et personnels_, les causes pre-
mières de son évolution. Il n'est pas probable qu'à
l'époque de sa jeunesse où, lecteur de l'Église de Cé-
sarée, il fit connaissance avec les Livres saints 3, les
difficultés d'exégèse sur lesquelles il insistera plus tard
l'aient beaucoup frappé. En réalité, malgré la déclara-
tion du commencement, aucun livre de Julien ne
renferme aussi peu d'autobiographie que le Cont7'a
Christianos. Si le secret de son apostasie est quelque
part, à coup sur il n'est pas dans les raisonnements
subtils*, dans les théories visiblement créées après coup,
1. Voir Origène, Contra Celsum, VIIL
2. Saint Cyrille, Contra Xulianum, H ; Neuinann, p. 163.
3. Voir tomel, p. 288.
4. Voir un curieux exemple de subtilité dans un passage de Julien (se
rapportant vraisemblablement au second livre) qui est cité par Photius
et ne se trouve pas dans Cyrille. Julien feint de considérer comme s'ap-
pliquaut à tous le conseil de perfection évangélique (Matthieu, xix, 21 ;
Luc, xii, 33) : « Vendez ce que vous possédez, et donnez-le aux pauvres ;
vous vous ferez ainsi des trésors qui ne périront pas. » Il omet le membre
i
LE LIVRE COiNTRE LES CHRÉTIENS. 117
OU les objections plus empruntées peut-être qu'origi-
nales, qui font la trame de cet ouvrage. Le sarcasme
et les paroles outrageantes sont d'un militant tout à fait
engagé dans la lutte, non de l'homme qui décrit les
chemins qu'il a suivis pour passer d'une religion à une
autre. Une seule phrase, peut-être, trahit une sincère
réminiscence. Des anciens Hébreux, dit-il aux chrétiens
de son temps, vous n'imitez que la colère et les fureurs.
« Vous renversez les temples et les autels, et vous
égorgez non seulement ceux de nous qui sont demeurés
fidèles au culte des ancêtres, mais aussi bien ceux des
vôtres qui sont appelés à tort hérétiques, parce qu'ils
n'adorent pas le mort de la même manière que vous '. »
Il est certain que les agitations religieuses du règne de
Constance, les violences commises alors par des sectes
chrétiennes, avaient dii frapper Fàme déjà ulcérée de
Julien enfant, et lui être un scandale peut-être irrémé-
diable. Mais dans la phrase même que nous venons de
citer, Julien, à la manière tortueuse qui lui est habi-
tuelle, trouve moyen de mêler la vérité et l'erreur. Des
de phrase donné par saint Matthieu (xix, 21) : « Si vous voulez être par-
faits, » qui en marque le caractère exceptionnel, et il raisonne ainsi : «Si
tous te croyaient, qui serait acheteur? Quelqu'un approuverait-il cet en-
seignement, dont le succès empêcherait toute ville, toute nation, toute
maison de subsister? Comment, si tout était vendu, pourrait-il y avoir
une maison ou une famille honorable? Car il est évident que si dans une
ville tous vendaient, il ne se trouverait personne pour acheter. « Julien,
dans Photius, Quxst. Amphil, loi; Migne, Pair, grœc.y t. CI, col. 617.
— On trouve un semblable argument, exprimé en d'autres termes, dans la
bouche du philosophe païen, réel ou imaginaire, auquel répond Maca-
rius Magnés, écrivain chrétien de la (in du quatrième siècle. La question
de savoir si les objections réfutées par Macarius dépendent en quelque
chose du livre de Julien, ou viennent d'une source plus ancienne (Hiéro-
clés?) à laquelle Julien aurait aussi puisé, est à peu près insoluble.
1. Saint Cyrille, VI; Neumann, p. 199.
118 LE LIVRE CONTRE LES CHRETIENS.
chrétiens trop ardents renversèrent, il est vrai, des
temples et des autels; cependant l'histoire n'a pas con-
servé, du temps de Constantin ou même de Constance,
le souvenir d'un seul païen égorgé pour cause de reli-
gion. Et quant aux chrétiens mis à mort comme héré-
tiques, l'histoire montre encore que les violences vinrent
d'un seul côté, celui qui avait la faveur impériale et
par elle la force matérielle, c'est-à-dire du côté des
hérétiques eux-mêmes : le sang qui coula fut le sang
des orthodoxes, immolés par des ariens. La phrase de
Julien est fausse, en ce qui concerne les païens ; en ce
qui concerne les chrétiens, elle fait jaillir sur tous
l'odieux qui appartient seulement à quelques-uns, et
confond volontairement bourreaux et victimes.
Si, malgré les exagérations et les inexactitudes, on
peut démêler dans cette phrase le souvenir de fâcheuses
impressions d'enfance, qui contribuèrent peut-être à
détacher Julien du christianisme, l'ensemble de son
livre ne donne donc pas, malgré sa promesse, les « rai-
sons » qui confirmèrent et rendirent définitive cette
impression. Ce que nous y pouvons voir plutôt, c'est
l'état d'esprit de Julien au moment où il l'écrivit.
M. Jules Simon a sévèrement jugé ce livre, qu'il
considère comme inférieur à la plupart des autres
ouvrages de Julien i. Il est certain que ce qui en reste est
peu intéressant. La partie philosophique n'a ni profon-
deur, ni vastes horizons, et n'offre rien qui ne se retrouve
ailleurs. La partie historique est nulle. La partie
exégétique ne présente d'intérêt que sur quelques points
de détail. Surtout l'esprit général manque de grandeur,
1. Jules Simon, Histoire de l'école d'Alexandrie, t. II, p. 358.
LE LIVRE CONTRE LES CHRETIENS. 119
et peut-être de loyauté. Julien qui, dans ses lettres, se
montre préoccupé de réorganiser le paganisme sur le
modèle de l'Église, et recommande aux prêtres des dieux
l'imitation des vertus chrétiennes^, semble dans son
livre refuser à la société chrétienne prise en masse,
comme aux chrétiens individuellement, toute valeuj
intellectuelle et morale. Il parle d'une Église qui ren-
ferme maintenant plus de la moitié des habitants de
l'Empire romain, et qui déborde sur les nations étran-
gères, — qui a doté le monde d'institutions charitables
inconnues avant elle, — qui a produit en grand nombre
des chefs-d'œuvre littéraires, qui, à l'heure même où
il compose son livre, possède plus d'écrivains et d'ora-
teurs, et autrement originaux et vivants, que n'en
pourrait montrer la population païenne, — comme il
parlerait d'une poignée de pêcheurs de Galilée ou d'un
amas de « cabaretiers, publicains, danseurs, gens de
tous métiers 2. » Ce serait une inconséquence inexpli-
cable, si ce n'était plutôt une tactique trop visible. Mais
elle parait si grossière qu'elle ne devait, ce semble,
tromper personne. Ou s'il y avait, dans ce langage de
Julien, autre chose qu'une tactique, il dénoterait, avec
un étrange oubli des situations véritables, une singulière
irritation.
La cause de cette irritation. est peut-être dans le dépit
que luifait éprouver le caractère historique de la religion
chrétienne. Julien, nous dit Libanius, s'était surtout
proposé de démontrer l'impossibilité d'adorer comme
un Dieu « un homme né en Palestine 3. » Lui-même
1. Voir t. II, p. 195-207.
2. Cf. saint Cyrille, VII ; Neumann, p. 208.
3. Libanius, Epitaphios /u/m/^^;Reiske, 1. 1, p. 581;
120 LE LIVRE CONTRE LES CHRETIENS
explique, dans une lettre, qu' « avec l'aide des dieux,
des déesses, des Muses et de la Fortune, » il a voulu
« dépouiller de sa divinité le nouveau dieu des Gali-
léens, » et prouver « par l'indignité de sa mort et de sa
sépulture » que « son éternité n'est qu'une fable ^. «
Mais il ne peut faire cette démonstration sans recon-
naître la réalité de celui dont il poursuit la déchéance.
Homme ou Dieu, c'est un personnage de l'histoire qui
est devant lui. Plus il rabaisse le « sujet de César, »
connu seulement « depuis trois cents ans, » qui « n'a
rien fait qui soit digne de mémoire, à moins qu'on ne
regarde comme un grand exploit de guérir des boiteux
et des aveugles et d'exorciser des possédés dans les
villages de Bethsaïdeet de Béthanie^, » plus, en quelque
sorte, il rend sensible la personne de son adversaire.
S'il parle avec tant d'aversion de « ce mort 3, » c'est
parce que « ce mort » a vécu. S'il reproche amèrement
au christianisme d'être la religion des tombeaux, le
culte des adorateurs de sépulcres, ce n'est pas seulement
par cette horreur toute païenne pour ce qui rappelle la
mort et les funérailles, dont on retrouve la marque dans
un de ses édits*; c'est surtout parce que le tombeau de
Jésus, les tombeaux comme les reliques des martyrs,
attestent l'existence du Sauveur et l'héroïsme de ses
disciples. La vénération pour « le bois de la croix 5, » dont
1. « Quod si nobis opilulati fuerint dei et deae et Musae omnes et
Fortuna, oslendemus... illum novum... deum Galilaeum, quem œtemum
fabulose praedicat (Diodorus), indigna morte et sepultura denudatum con-
lictae... deitatis. » Julien, Ep. 79; Herllein, p. 606.
2. Saint Cyrille, IV; Neumann, p. 199-201.
3. Tèv vexpôv. Neumann, p. 199.
4. Voir t. II, p. 208.
5. Ta TO'j (TTaupoO TrpoaxuveÏTS EûXov. Saint Cyrille, VI; Neumann. p. 196.
LE LIVRE CONTRE LES CHRETIENS. 121
les parcelles furent répandues dans l'Empire dès le
milieu du quatrième siècle^, le fâche comme un nou-
veau rappel de la réalité du supplice infligé au fils de
Marie. Tout lui montre l'impossibilité de rejeter la
religion chrétienne dans le vague de la légende. A son
pied, habitué aux nuages mouvants de la Fable, cette
religion offre le terrain solide, le choc blessant de
l'histoire.
Si la vie de Jésus avait ressemblé à celle de quelqu'un
des dieux morts et ressuscites de la mythologie, un
Attis, un Adonis, Julien tolérerait vraisemblablement ses
adorateurs. Si Marie était un mythe, comme Cybèle, il
ne protesterait probablement pas, ainsi qu'il le fait à
plusieurs reprises, contre le titre de « mère de Dieu »
que lui donnaient les chrétiens 2. Mais une religion his-
torique, fondée sur des livres dont les auteurs sont
connus, ayant des témoins qui déclarent avoir « vu de
leurs yeux et touché de leurs mains, » s'appuyant sur
une tradition encore récente, puisqu'elle suppose un
petit nombre de générations, contredit maintenant toutes
ses habitudes de pensée.
Devenu hellène avec Homère ou Hésiode, et philo-
sophe avec les docteurs du néoplatonisme, Julien voyait
— Julien ajoute que les chrétiens font sur eux-mêmes le signe de la croix,
ouïe tracent sur leurs maisons; voir de fréquents exemples de maisons
antiques ornées de croix, dans Vogiié, Syrie centrale, architecture civile
et religieuse du premier au septième siècle (Paris, 1865-1877).
1 . Dès 359, on trouve vénéré à Sataf, en Maurétanie, un fragment DE
LIGNV CRVCIS. Voir une communication de Ms^ Duchesne à l'Académie
des Inscriptions, 13 mai 1900. On lira dans Sainte Hélène, par le P. Rouillon
(1908, p. 130-172), un appendice intéressant sur la découverte de la croix-
2. Seoxdy.ov oè ujxeT; où Trausaôe Mapîav xaXoùvTs;... ©eoTÔxov u[x.eîi; tr^v
itopOÉvov elvat çats. Saint Cyrille, Vlll ; Neumann, p. 214.
122 LE LIVRE CONTRE LES CHRÉTIENS.
dans les dieux tantôt l'allégorie des phénomènes natu-
rels, tantôt des émanations du Dieu suprême, peuplant
d'essences intelligibles le ciel des idées, ou éclairant le
ciel matériel de leurs rayons d'astres divinisés. Son
esprit s'était, en quelque sorte, affaibli par ce dissolvant
éclectisme : il restait désormais trop indécis ou trop
flottant, trop habitué à fondre ensemble des théories
contradictoires, pour comprendre la précision de la
doctrine chrétienne, et pour admettre la légitimité d'un
système religieux fondé sur l'indissoluble union du
dogme et du fait. L'adepte du panthéisme néoplatoni-
cien, pour lequel l'homme, au lieu d'être le roi delà
création, n'est qu'une partie insignifiante du grand
tout, et aux yeux de qui la notion même de la personna-
lité humaine se perd dans la fuite perpétuelle des choses,
n'a plus aucun point de contact avec les disciples du
Dieu qui s'est incarné dans le seul but de racheter l'hu-
manité pécheresse, qui est né d'une femme, a vécu en
Judée, est mort sur le Calvaire, a ressuscité dans sa chair,
et promet aux hommes une semblable résurrection. Les
idées mêmes de péché, d'expiation, de rédemption, si
sensibles en certaines religions de l'antiquité, si répan-
dues, en particulier, parmi les païens du quatrième siècle,
et qui rendent, partout où elles se rencontrent, ce son
d' « âme naturellement clirétienne » dont parle Tertul-
lien, sont devenues tout à fait étrangères à Julien. On
ne les retrouve ni dans le livre que nous venons d'a-
nalyser, ni dans aucun de ses écrits. Il semble mêmej
qu'il y ait, en ceci, comme la trace d'un effort volon-
taire. Ce que Julien a demandé, de son propre aveu, aux
tauroboles, aux mystères, ce n'a pas été, comme tant d<
ses contemporains, une purification analogue à cell(
LE LIVRE CONTRE LES CHRETIENS. 123
que promettaient les chrétiens^, mais au contraire le
moyen d'effacer jusqu'à la dernière goutte de leur
baptême. Son paganisme à lui s'est, de parti pris, fermé
à tout souvenir de son ancienne foi. Il a expulsé les
notions qui en restaient. Même ce « parfum d'un vase
vide, » où d'autres trouvèrent un charme douloureux,
lui a fait horreur. Aucun renégat, peut-être, n'est plus
« déchristianisé » que Julien. Il a vidé son âme de tout,
même du parfum.
II. — La fortune du livre contre les chrétiens.
Julien attendit probablement un grand efPet de son
livre contre les chrétiens. On ne saurait dire, aujour-
d'hui, si celui-ci eut beaucoup de lecteurs, et servit uti-
lement la cause de la réaction païenne. Si ce résultat fut
obtenu, il ne semble pas qu'il ait été très durable : la
vogue du livre, en admettant qu'il en ait eu quelqu'une,
ne survécut sans doute point aux quelques mois qui
séparent sa publication de la fin du règne de Julien.
Les événements incertains d'abord, puis tragiques, qui
vont remplir ces derniers mois détourneront forcément
l'attention publique d'un écrit dont la valeur intrinsèque
n'était pas assez grande pour surmonter des circons-
tances aussi défavorables. Le succès des livres anciens
s'usait vite. Les copistes n'en pouvaient fournir d'abord
que peu d'exemplaires, et ne continuaient à les repro-
duire qu'au fur et à mesure des demandes. Dès que l'in-
térêt du public se lassait, on cessait de copier. De là
l. Voir tome I, p. 30.
124 LE LIVRE CONTRE LES CHRETIENS.
vient que, dans la grande production littéraire de l'an-
tiquité, la plupart des œuvres médiocres ont péri. Celles-
là surtout qui n'avaient qu'une importance passagère,
une valeur de circonstance, ont disparu sans laisser de
trace. Le petit nombre des exemplaires d'abord copiés
s'était vite perdu, et on n'avait pas cherché aies renou-
veler. Il en dut être surtout ainsi des écrits de polé-
mique. Ceux-ci n'intéressent que pendant quelque
temps, et parfois n'intéressent qu'une quantité restreinte
de personnes. Il arrive souvent qu'ils intéressent ceux-là
seuls contre qui ils sont dirigés. Selon toute vraisem-
blance, les païens lisaient peu les Kvres composés contre
le christianisme. Les chrétiens les lisaient, pour con-
naître les objections ou pour les réfuter, mais ne se sou-
ciaient pas de multiplier par des copies les ouvrages de
leurs adversaires. De là vient que la plupart de ces
ouvrages, selon la remarque de saint Jean Chrysostome,
eurent la vie courte. « Les uns, dit-il, ont depuis long-
temps péri; les autres périrent en naissante » Et il
ajoute : « Si quelqu^un d'entre eux subsiste, c'est qu'il
est conservé chez les chrétiens-. » Les bibliothèques
des églises recueillaient avec soin, en effet, les écrits
hétérodoxes. C'était une tradition remontant à l'époque
même des persécutions ^, et qui se continua pendant
plusieurs siècles*. Il est probable qu'à l'époque où saint
1
1. Saint Jean Chrysostome, In sanctum Babylam contra Julianum et
Gentiles, p. 2.
2. Ibid.
3. Saint Augustin, ^ret?. coll. cum Donat.,lU, 13. — \oir la Persécu-
tion de Dioclétien, 2® éd., 1. 1, p. 200.
4. De Rossi, De origine, hisioria, indicibus scrinii et bibliothecae
sedis aposlolicx, p. lxx. — Cf. n\e& Études d'histoire et d'archéologie,
p. 132.
LE LIVRE CONTRE LES CHRETIENS. 125
Jean Chrysostome tenait le langage que nous venons de
rapporter, c'est-à-dire vingt ans après la publication du
livre de Julien i, il ne restait de celui-ci que de rares
exemplaires, pour la plupart gardés dans quelques
bibliothèques chrétiennes.
Ce qui semble indiquer qu'au moment de son appari-
tion le livre fit peu de bruit ou peu de mal, c'est que les
chrétiens les plus considérables ne songèrent pas alors à
le réfuter. Ni Basile, qui se renferma toujours à l'égard
de Julien dans une réserve un peu dédaigneuse, ni Gré-
goire de Nazianze, n'écrivirent à ce sujet. Les deux
discours prononcés par ce dernier après la mort de Ju-
lien, rappellent avec indignation beaucoup de ses actes :
son livre contre les chrétiens n'y est même pas nommé.
Le seul des hommes célèbres de cette génération qui
semble s'en être ému est le fécond Apollinaire de Lao-
dicée. Peut-être craignit-il que les idées soutenues dans
l'ouvrage polémique de Julien ne devinssent le fond de
l'enseignement officiel, depuis que les païens en avaient
reçu le monopole. Il est difficile de ne pas entendre
d'une réponse d'Apollinaire au Contra Christianos l'allu-
sion de Sozomène à « un livre remarquable écrit par
celui-ci contre l'empereur et contre les philosophes
hellènes et intitulé : De la vérité 2. » L'auteur, continue
Sozomène, « y montrait, sans invoquer aucun texte de
l'Écriture sainte, que ceux-ci, entraînés par de vaines
erreurs, pensent de Dieu autrement qu'il ne convient ^. «
On se souvient que l'une des parties du livre de Julien
1. Les homélies In sanctum Bahylam furent prononcées pendant le
diaconat de Chrysostome, c'est-à-dire entre 381-386.
2. Sozomène, V, 18.
3. Ihid.
126 LE LIVRE CO.NTRE LES CHRETIENS.
était précisément consacrée à « étudier la notion de
Dieu et à comparer ce qui a été dit chez les Hellènes et
chez les Héhreux à ce sujet ^ » Si l'on n'a pas oublié la
rapidité avec laquelle écrivait Apollinaire -, on admettra
qu'il ait pu composer sa réponse et la faire parvenir à
Julien avant même que celui-ci ait quitté Antioche ^.
Julien, après l'avoir reçu, écrivit, dit-on, à plusieurs
prélats ces seuls mots : « J'ai lu, j'ai compris et j'ai
condamné *. » A quoi les évêques répondirent : « Tu as
lu, mais tu n'as pas compris; car si tu avais compris, tu
n'eusses pas condamné^. » Si cet échange de propos^,
qui en français ont peu de saveur, mais que l'allitéra-
tion rend piquants en grec, eut lieu en effet, on remar-
quera une fois de plus que même dans les choses les
plus sérieuses, et aux heures les plus critiques, la préoc-
cupation du bel esprit n'abandonnait jamais tout à fait
les lettrés païens ou chrétiens du quatrième siècle
On aperçoit avec surprise que les réfutations du livre
de Julien devinrent plus nombreuses après sa mort,
quand, semble-t-il, les polémiques soulevées par son
écrit devaient être depuis longtemps assoupies et alors
que, probablement, peu d'exemplaires de celui-ci res-
1. Voir plus haut, p. 109.
2. Voir t. II, p. 370.
3. Neumann ne pense pas qu'il faille voir dans l'ouvrage d'Apollinaire
dont parle Sozomène une réfutation du livre de Julien contre les chrétiens.
Ses raisons (p. 10-13) ne m'ont pas convaincu.
4. 'AvÉYvwv, iyvtùv, xaiéyvwv. Sozomène, V, 18,
5. ^Aviyyoiz, àlV 0"jx lyvo);* et yàp ey^w;, oùx àv xarlyvco;. Ibid.
6. Ils se trouvent répétés à la fin d'une lettre de Julien à Basile, et de
la réponse de Basile à Julien {Ep. 40 et 41, dans la correspondance de saint
Basile). Mais ces lettres sont très probablement apocryphes. Il semble, ce-
pendant, qu'elles existassent dès le temps.de Sozomène, qui dit que plu-
sieurs attribuaient à Basile l'épigramme envoyée en réponse à celle de
Julien,
I
LE LIVRE CONTRE LES CHRETIENS. 127
iaient dans le commerce. Des circonstances locales don-
nèrent naissance à ces réponses. L'une des plus impor-
tantes, malheureusement perdue, fut composée vers la
fin du siècle par Théodore de Mopsueste^, à l'époque où
il habitait encore Antioche, et, comme saint Jean Ghry-
sostome, son condisciple et son ami, luttait contre les
efforts de Libanius et des païens rangés autour de lui
pour réhabiliter et glorifier la mémoire de Julien : le
livre consacré par Théodore à réfuter l'écrit antichrétien
de l'empereur doit être du même temps que le discours
où Chrysostome, à propos de l'anniversaire du martyr
Babylas, flétrit Julien et la réaction païenne. Probable-
ment encore à l'influence de saint Jean Chrysostome fut
due une autre réfutation du livre de Julien, celle
qu'écrivit, au commencement du cinquième siècle, un
de ses familiers, le prêtre Philippe de Side : on la con-
naît seulement par la mention qu'en fait Thistorien
Socrate^. Mais la plus célèbre des réfutations est celle que
publia, dans le premier quart du môme siècle, le pa-
triarche d'Alexandrie, saint Cyrille. Il déclare l'avoir
écrite pour raffermir les faibles dans la foi, qui s'imagi-
naient que Julien était très versé dans la science des
Livres Saints, et se laissaient prendre à ses piièges. Il
ajoute que son livre a encore pour but de répondre aux
défis des païens, qui déclaraient inattaquables les raison-
nements de Julien, et sans valeur toutes les réponses que
les docteurs chrétiens leur avaient déjà faites^. Ces pa-
roles attestent l'existence d'un parti païen demeuré très
1. Neumann, p. 23.
2. Socrate, VII, 27. — Sur Philippe de Side, voir Tillemont, Histoire
des empereurs, t. VI, p. 130; Mémoires, t. XII, p. 431.
3. Saint Cyrille, Contra Julianum, épître dédicatoire à Tiiéodose.
128 LE LIVRE CONTRE LES CHRÉTIENS.
puissant à Alexandrie, même après la destruction du
Sérapeum et les lois de Théodose. Si l'on ajoute que l'un
des plus célèbres parmi les docteurs qui répondirent à
Julien était Théodore de Mopsueste, suspect de nestoria-
nisme aux yeux de Cyrille, — et que dans les réfuta-
tions de Théodore de Mopsueste et de Philippe de Side
se retrouvait probablement l'influence de saint Jean
Ghrysostome, dont la mémoire fut longtemps pour Cyrille
l'objet de défiances injustifiées, — on s'expliquera les
circonstances locales et personnelles qui amenèrent
celui-ci à s'attaquer encore au livre de Julien, apparem-
ment moins oublié à Alexandrie qu'ailleurs, et à essayer
de remplacer par une nouvelle réfutation celles qui
avaient eu cours jusque-là *.
En Occident, ce livre ne suscita, de la part des écri-
vains chrétiens, ni protestation ni réponse. La tournure
d'esprit de Julien , sa façon de raisonner et d'écrire ,
étaient si éloignées des habitudes intellectuelles de l'Oc-
cident, que même sur les païens de cette partie de
l'Empire son influence demeurait à peu près nulle.
Quand Symmaque prend officiellement devant les empe-
reurs la défense du paganisme, il est facile de voir à son
langage que les idées de Julien n'ont point eu de prise
sur son esprit. Il traite en Romain les questions que
Julien avait traitées en Grec ou plutôt en Asiatique.
D'ailleurs, la tactique des représentants les plus distin-
gués du paganisme latin, au quatrième siècle, était.
1, Il se peut ausf^i que Cyrille qui défendit avec tant d'ardeur contre
Nestorius le titre de ôeotoxo; donné à Marie, ait voulu venger plus énergi-
quement que n'avaient fait ses devanciers la maternité divine contestée
par Julien à la sainte Vierge.
LE LIVRE CONTRE LES CHRÉTIENS. 129
d'ignorer le christianisme, non de le combattre ^. Aussi
les païens ne se soucièrent probablement pas de répandre
le livre de Julien, et l'opinion chrétienne, prise en
masse, l'ignora. Seuls les exégètes de profession, comme
saint Jérôme, eurent la pensée de le lire : et encore
celui-ci ne le lut-il peut-être que pendant son séjour en
Orient. « Si j'essayais d'y répondre, tu ne me le permet-
trais pas, » écrit-il de Palestine an rhéteur romain
Magnus^. Ce mot d'un homme qui ne reculait devant
aucune controverse, pour peu qu'il la jugeât utile,
montre qu'aux yeux de Jérôme, comme à ceux de son
correspondant, l'écrit de Julien paraissait peu redou-
table.
1. Cf. Beugnot, Histoire de la destruction du paganisme en Occi-
dent, 1. 1, p. 278; Boissier, La fin du paganisme, t. II, p. 242.
2. Saint Jérôme, Ep. 70.
3. Je dois dire que M. Franz Cumonl pense que le Contra Christianos
produisit en Occident une impression plus grande qu'il ne me paraît, et
reconnaît plusieurs allusions à ce livre dans les Quaestiones Veteris et
Novi Testamenti de l'Ambrosiaster, ouvrage composé à Rome entre 372
et 384. Revue d'histoire et de littérature religieuses, 1903, p. 428-431.
JULIEN l'apostat. — III.
CHAPITRE IV
LA TENTATIVE DE RECONSTRUCTION DU TEMPLE
DE JÉRUSALEM.
I. — Les préliminaires.
On a vu, par l'analyse du Contra Christianos, quelle
idée Julien se faisait du Dieu des Juifs. Il reconnaissait en
lui un des dieux secondaires, préposés à la conduite
d'une nation par le Dieu suprême. L'erreur des Juifs,
selon Julien, n'était pas de l'adorer, mais de le considé-
rer comme unique et universel. Ramené à ses justes pro-
portions, il pouvait légitimement prendre place dans le
panthéon. Julien, qui portait volontiers son encens à
tous les dieux, se déclarait prêt à lui rendre hommage,
non comme au « Dieu jaloux » du monothéisme, mais
comme au Dieu particulier d'Abraham, d'Isaac, de Jacob
et de leurs descendants : il se disait son adorateur, et se
recommandait à sa protection^.
Redevenus ainsi, dans la pensée de Julien, non « le
peuple choisi » pour conserver dans le monde antique
l'idée de l'unité divine, mais au contraire l'une des plus
petites nations auxquelles présidait un des dieux mul-
tiples, les Juifs non seulement n'inspiraient point d'om-
1. Contra Christianos, dans saint Cyrille, X; Neunnann, p. 230. Voir
plus haut, p. 113.
LES PRÉLIMINAIRES. 131
brage au restaurateur du paganisme, mais encore
formaient une des parties intégrantes de son système.
Julien faisait remarquer que, par leurs pratiques reli-
gieuses, ils ne se distinguaient pas des autres peuples.
« Sauf, disait-il, leur croyance en un Dieu seul et uni-
que, tout le reste leur est commun avec nous, temples,
enceintes sacrées, autels des sacrifices, purifications,
observances^. » S'ils n'ont plus, à Jérusalem, leur sanc-
tuaire national, Julien affirme que, à l'heure où il
écrit, les Juifs, cependant, sacrifient dans des lieux
tenus secrets 2, et là, mangent de la chair des victimes,
dont ils donnent l'épaule droite en prémices aux prê-
tres 3. Ces rites, en les confondant, pour lui, dans la
masse des païens, non seulement leur garantissaient sa
tolérance, mais encore leur méritaient sa faveur.
D'autres causes leur assuraient celle-ci. Le regard
perspicace de Julien avait reconnu vite, chez les Juifs,
ses meilleurs alliés dans la guerre sourde, incessante,
non déclarée, mais d'autant plus efficace et plus per-
fide, qu'il faisait aux chrétiens. Si, en certaines villes,
les païens, redevenus les maîtres, et dont il encoura-
geait toutes les audaces, s'étaient déchaînés avec rage
contre ceux-ci, en d'autres ils étaient restés indiffé-
rents, ou avaient continué avec la fraction chrétienne
de la population les bons rapports depuis longtemps
1. Contra Christianos, dans saint Cyrille, IX; Newmaon, p. 220.
2. *Ev àSpâxToiç. Ibid., p. 219.
3. Ibid. La même assertion se rencontre dans les Actes de saint Phi-
léas : <c II a été commandé aux Juifs de sacrifier dans Jérusalem au Dieu
unique, et maintenant ils sont en faute lorsqu'ils célèbrent ailleurs leurs
cérémonies, » nunc autem peccant in locis aliis solemnia sua célé-
brantes. Ruinart, Acta martyrum rincera, p. 548. Cf. Edmond Le Blant,
dans Nuovo Bull, di archeologia cristiana, 1896, p. 32-33.
i
132 LES PRELIMINAIRES.
établis. Les Juifs, eux, mirent tout de suite à profit les
dispositions de Julien pour assouvir leurs haines tradi-
tionnelles. On les vit en Egypte, en Asie, incendier
impunément des basiliques chrétiennes^. C'était la re-
prise du rôle assumé par eux pendant trois siècles. Tou-
tes les fois que dans l'Empire païen avait recom-
mencé la persécution soit officielle, soit populaire, ils
s'étaient montrés au premier rang, attisant les colères
ou aidant les violences'-. Obligés ensuite de se conte-
nir pendant cinquante ans, ils venaient de subir en fré-
missant la surveillance des empereurs chrétiens. Les
lois rendues par Constantin et Constance pour protéger
contre eux la liberté de conscience ou les assujettir
aux charges communes ^ leur avaient paru soit une
atteinte à d'anciens privilèges, soit une insupportable
tyrannie. On vit même une révolte éclater, en 352,
chez les Juifs de Palestine : elle ne put être réprimée
que par des combats sanglants et la destruction de
plusieurs villes-^. Ils se sentaient maintenant tout unj
arriéré de colères à assouvir. C'était pour la politique
antichrétienne de Julien un précieux appoint. « Tant
leur turbulence naturelle, dit saint Grégoire de Na-
zianze, que leurs inimitiés séculaires les désignaient
pour auxiliaires à celui-ci ^. »
Julien manda près de lui, dit-on, les principau]
d'entre les Juifs, et les invita à reprendre la coutume
1. Voir plus haut, p. 87.
2. Voir Histoire des persécutions pendant les deux premiers sièclesj^
2" éd., p. 312, 316; Histoire des persécutions pendant la premièi
moitié du troisième siècle, 2" éd., p. 395.
3. Code Théodosien, XVI, viii, 1-7.
4. Saint Jérôme, Chron.; Socrate, II, 33; Sozomène, IV, 7.
5. Saint Grégoire de Nazianze, Oratio V, 3.
LES PRELIMINAIRES. 133
des sacrifices publics. Ils répondirent habilement que
leur loi religieuse leur défendait de sacrifier ailleurs
que dans le temple de Jérusalem, maintenant détruit.
C'est alors, d'après le même récit ^, que vint à Julien
l'idée extraordinaire de les rassembler de nouveau en
un corps de nation, de leur refaire un centre et une
capitale, en rendant pour eux à Jérusalem son caractère
de ville sainte.
C'était rompre avec toute la politique suivie à leur
égard par l'Empire depuis la fin du premier siècle.
Les empereurs avaient entrepris de détruire la vivace
nationalité juive, en écrasant ce nid de fanatisme et
de révolte que, dès le lendemain de la mort du Christ,
était devenue Jérusalem. Vespasien et Titus, puis Ha-
drien, avaient expulsé les Juifs de la ville sainte, et fait
de la Judée un désert 2. Mais, respectant et redoutant
tout ensemble ce peuple indomptable, qui ne voulait
pas mourir, ils accordèrent aux Juifs de la dispersion
tous les privilèges compatibles avec l'exil et l'obéis-
sance. De là, l'existence demi-indépendante de leurs
communautés, des exemptions de toute sorte, politiques
et pécuniaires, leurs coutumes nationales maintenues,
leur religion tolérée. A l'encontre des autres sujets
de Rome, qu'elle s'était vite assimilés, eux demeu-
raient irréductibles, race à part, nationalité distincte,
religion séparée, mœurs traditionnelles, inoffensifs seu-
1. Saint Jean Chrysostome, In sanctum Babylam contra Julianumet
Gentiles, 22; Socrate, III, 20.
2. Voir Tiliemont, Histoire des Empereurs, t. I, p. 464-674; t. II,
p. 303-318; Champagny, Rome et la Judée, 3' éd., p. 55-225; et dans l'Église
chrétienne de Renan le ch. xii : Disparition de la nationalité juive. —
« Les ci-devant Juifs, » oî ttotî 'louSaïot, dit une inscription de Smyrne
contemporaine d'Hadrien.
134 LES PRELIMINAIRES.
lement parce qu'ils étaient répandus sur toute la sur-
face du monde romain, en Europe, en Afrique, en Asie,
au lieu d'être concentrés en un même pays. Rendre
des frontières à ce peuple qui n'était faible qu'à condi-
tion de n'en pas avoir, rallier ces divers groupes qui
n'étaient sans danger que parce qu'ils demeuraient iso-
lés, était, au point de vue de la politique romaine, un
monstrueux contresens. Un pareil dessein pouvait ve-
nir seulement à l'esprit d'un prince étranger à toutes
les traditions du gouvernement, ou dominé par une
idée fixe, qui le rendait indifférent à l'histoire, à la
prévoyance, au sentiment du péril national, pour ne
plus lui laisser voir que son rêve.
Tel était malheureusement devenu Julien. Dix ans
après que ceux des Juifs qu'une lente infiltration avait
ramenés en Palestine s'étaient soulevés, « avaient pris
les armes en déclarant qu'ils n'obéiraient plus aux Ro-
mains^, » et n'avaient pu être soumis de nouveau qua-
près avoir fait verser des flots de sang, Julien prenait
la résolution de relever leur temple, symbole par ex-
cellence de leur nationalité et de leur religion, et de
rétablir alentour « Tunité juive, » au risque d'en re-
faire une menace pour l'unité romaine. Tout autre in-
térêt s'effaçait à ses yeux devant le désir de s'appuyer
sur les Juifs dans son entreprise contre le christianisme,
de voir un peuple de plus recommencer l'immolation
des bœufs ou des brebis-, et surtout de donner un dé-
menti aux paroles de Jésus-Christ 2. a C'est pour mettre
1. "ÛTi/a xeàpâtJL£voi, Treiôearai 'Pwjxaîoiç où/, ^n^sîx®^"^®- Sozomène, IV, 7.
2. Socrate, III, 20.
3. Saint Jean Chrysostome, Adv. Judxos, V, 11 ; In sanctum Bahylam
contra Julianum et Gentiles, 22; Philostorge, VIÏ, 9,
LES PRELIMINAIRES. 135
à l'épreuve la puissance du Christ, dit saint Jean Ghry-
sostome, que le païen s'enrôlait au service de la cause
juive ^. »
Julien connaissait trop bien le Nouveau Testament
pour ignorer les prophéties qu'il contenait. Il se sou-
venait de Jésus pleurant sur l'incrédulité de Jéru-
salem et prédisant sa ruine ~. Il avait lu une autre
scène racontée par saint Matthieu, par saint Marc et
par saint Luc. Les disciples de Jésus lui montrent le
temple de Jérusalem, la beauté de ses constructions et
la richesse de ses ornements. « Des jours viendront,
répond le Seigneur, où de ce que vous voyez il ne res-
tera pas pierre sur pierre qui ne soit détruite 3. » On
sait comment, lors de la terrible révolte des Juifs en 70,
Titus se chargea d'accomplir ces prédictions. L'histo-
rien juif Josèphe a laissé de la destruction de Jérusalem
et de la ruine du temple un récit, qui est une des gran-
des et émouvantes pages de l'histoire. On se rappelle
Titus admirant, tout comme les disciples de Jésus, les
vastes dimensions et les magnifiques détails du temple,
et s' opposant à ceux qui voulaient le détruire : conser-
ver un tel monument serait honorer son règne et l'Em-
pire. Mais on se rappelle aussi le feu mis, malgré ses
ordres, par un soldat, qui semblait obéir à une volonté
supérieure*, le temple réduit en cendres, en dépit de
tous les efforts tentés pour le sauver^, les murailles
1. Saint Jean Chrysostome, In sanctum Babylam,2'i.
2. Saint Luc, xix, 43-44.
3. Saint Matthieu, xxiv, 1-2; saint Marc, xui, 1-2; saint Luc, xïx,
5-0.
4. AaipLOvio).
5. Josèphe, De Bello Judaico, VII, 24-32.
136 LES PRELIMINAIRES.
que le feu avait épargnées démolies ensuite jusqu'aux
fondements 1, la ville rasée à l'exception de trois tours
et de quelques remparts 2.
A partir de ce désastre, le jour anniversaire de la
prise de Jérusalem et de la destruction du temple devint
pour les Juifs jour de deuil national^. On les voyait
alors, par groupes, pleurer sur les ruines du temple,
ou arroser d'huile une pierre percée, qui indiquait
remplacement du saint des saints*. Saint Jérôme, qui fut
témoin de ce spectacle, Ta décrit en termes saisissants.
« Une foule lugubre, un peuple misérable, mais qui
ne faisait pas pitié, s'assemblait et s'approchait. Il y
avait là des femmes décrépites, des vieillards en hail-
lons. Tous pleuraient. Et pendant que des larmes inon-
daient leurs joues, qu'ils levaient leurs bras livides et
tordaient leurs cheveux épars, le soldat s'approchait et
leur demandait de payer pour avoir le droit de pleurer
encore un peu^. » C'était le seul jour où, à prix d'ar-
gent, il fut permis aux Juifs de pénétrer dans Jérusa-
lem. L'interdiction d'y rentrer avait paru, pendant le
troisième siècle, tomber en désuétude : mais elle fut
renouvelée par Constantin 6, peut-être à la suite d'une
nouvelle révolte dont parle saint Jean Chrysostome '^.
Saint Grégoire de Nazianze affirme que l'interdiction
existait encore de son temps ^. Dans les desseins de Ju-
1. Josèphe, De Bello Judaico, VII, 34.
2. Ibid.
3. Tillemont, Histoire des Empereurs, t. I, p. 642.
4. Pèlerin de Bordeaux, éd. Tobler, p. 17.
5. Saint Jérôme, InSoph., I, 15. Cf. In Jerem., 18, 20, 30.
6. Eutychius, Ann., I, 466.
7. Saint Jean Chrysostome, Adv. Judxos, V, 11.
8. Saint Grégoire de Nazianze, Oratio VI, 18.
L'ECHEC DE LA TENTATIVE. 137
lien, cet état d'humiliation, cette attestation vivante de
Taccomplissement des prophéties devaient cesser. Les
Juifs, au lieu de se lamenter sur les ruines du temple
détruit, vont rentrer en vainqueurs dans un temple
nouveau, et, peuple ressuscité, reprendre possession
de leur ville sainte.
II. — L'échec de la tentative.
La lettre par laquelle Julien communiqua ses inten-
tions à « la communauté juive » est une des plus cu-
rieuses qu'il ait écrites^.
Il commence par annoncer la suppression d'une taxe
spéciale sur les Juifs, dont les conseillers de son pré-
décesseur Constance avaient préparé les rôles, mais qui
n'avait pas encore été appliquée. « J'ai trouvé, dit-il,
ces rôles dans mes archives, et je les ai jetés au feu. »
Ce lui est une occasion de flétrir encore une fois les
malheureux conseillers, dont la plupart ont déjà été
punis par lui de l'exil ou de la mort. « Vous avez moins
à blâmer mon frère Constance que les barbares par
l'intelligence et les athées par l'âme qui mangeaient à
sa table. Je les ai saisis, et, les ayant jetés dans un
gouffre, je les y ai fait périr de telle sorte, qu'il n'est
même pas resté parmi nous le souvenir de leur dispa-
rition. »
1. Julien, Ep. 25; éd. Hertlein, p. 512. — L'authenticité de cette lettre
a été contestée sans raisons sérieuses par Schwarz [De vita et scriptis
Juliani imper atoris, p. 27). Franz Cumont la juge écrite, non par Julien,
mais sous son inspiration par un secrétaire {Sur l'authenticité de quel-
ques lettres de Julien, p. 20). Elle est citée par les historiens du cinquième
siècle, Socrate, III, 10, et Sozomène, V, 22,
138 L'ECHEC DE LA TEiNTATIVE.
S'immisçant alors, en ami, dans les affaires intérieures
de la communauté, Julien fait part aux Juifs de ses
efforts pour supprimer des abus reprochés par eux à
leur patriarche et à ses agents. Depuis la ruine de Jéru-
salem, les Juifs avaient à leur tête un représentant de
leur nation, officiellement reconnu de l'autorité romaine,
qui portait le nom de patriarche S et auquel les empe-
reurs accordaient le titre d' « illustre, » comme aux
grands personnages de l'Empire 2. Celui-ci abusait quel-
quefois de son pouvoir pour augmenter le tribut annuel
que lui devaient toutes les synagogues de TOrient et de
l'Occident. Il devenait alors, selon l'expression d'un
empereur du quatrième siècle, le « pillard de sa nation 3, »
ou, comme l'a dit saint Jean Chrysostome en termes
plus modérés, il se servait de ses prérogatives en com-
merçant^. La levée des subsides était faite en son nom
par des agents que l'on appelait apôtres, et qui étaient
envoyés dans les diverses provinces où il y avait des
Juifs 5. Ceux-là devenaient facilement impopulaires,
comme tous les collecteurs d'impôts. Il est probable que,
sous le règne de Julien, ils avaient plus fortement pres-
suré leurs coreligionnaires. Au moins les plaintes pa-
raissent-elles avoir été vives. L'empereur s'empressa d'y
prêter l'oreille. Il vit là une excellente occasion de flatter
la masse de la population juive aux dépens de digni-
taires qu'elle n'aimait pas 6. « Voulant, écrit-il, vous
1. Origène, Ilepl àp-xtov, IV, 1.
2. Code Théodosien, XVI, viu, 11.
3. Ibid., 1.
4. Saint Jean Chrysostome, Adv. Judxos, VI, 3.
5. Saint Épiphane, ^a?/<?.ç., \\\,^;CodeThéodos%en,WV, viii, 11,14.
6. Peut-être une des causes de celte aversion, partagée par Julien, était-
elle dans la tendance à se convertir au christianisme, que montrèrent
L ÉCHEC DE LA TENTATIVE. 139
être plus agréable encore, j'ai invité notre frère Jules,
le très vénérable patriarche, à réformer ^ ce qu'on appelle
chez vous l'apostolat, et à ne plus laisser personne vous
accabler de telles taxes. »
La suite de la lettre rappelle aux Juifs la reconnais-
sance qu'ils doivent à Julien pour « la parfaite sécurité
dont ils jouissent sous son règne. » Je vous demande,
continue l'empereur, « le secours de vos plus ardentes
prières, adressées au Maître de toutes choses, au Dieu
créateur, dont la main pure a daigné ceindre mon front
de la couronne. » Julien termine par une promesse.
« Si je reviens victorieux de la guerre contre les Perses,
alors, ayant reconstruit votre ville sainte, Jérusalem,
que depuis tant d'années vous désirez voir habitée, je
la repeuplerai ^ et j'y rendrai grâces avec vous au Tout-
Puissant. »
Saint Grégoire de Nazianze affirme que Julien, qui
connaissait la Bible et même l'art de s'en servir, avait
quelquefois ces dignitaires juifs. Voir dans saint Épiphane, Hœres.j XXX,
4-5, de curieux détails sur la conversion du patriarche Hillel et d'un de
ses apôtres, le comte Joseph, sous le règne de Constantin. Comme la
dignité de patriarche était héréditaire, Hillel se trouvait être le père ou le
grand-père du patriarche en exercice sous Julien. Cf. Tlllemont, Mémoires,
t. VH, p. 290-299.
1. KwXuôfjvai. Talbot traduit, à tort selon moi, « supprimer. » En fait,
r « apostolat » ne cessa point, puisqu'on le retrouve en vigueur, et l'objet
des mêmes plaintes, en 399 : Code Théodosien, XVI, viii, 14.
2. Otxiffo). Talbot traduit : « J'y fixerai mon séjour, » ce qui est un con-
tresens. L'idée de faire de Jérusalem sa résidence n'a pu venir à Julien, et
le sens du mot grec est beaucoup plutôt : « Je la repeuplerai, je la coloni-
serai. » Au temps de Julien, Jérusalem était loin d'être dépeuplée; sa pen-
sée est probablement : « Je la repeuplerai de vos compatriotes, j'en ferai
une colonie juive. » Philostorge (VHI, 9) indique clairement cette pensée,
quand il dit : « Julien chassa de Jérusalem les chrétiens, et donna la ville à
habiter aux Juifs, » xoù; XpiaTtavoù; xtj; irdXeto; èxêàXwv toÎ; louSatoi;
èS(oxe xaToixeTv.
140 L'ECHEC DE LA TENTATIVE.
fait répandre parmi les Juifs un recueil de passages de
l'Écriture sainte, dans lesquels il leur montrait prédits la
rentrée dans la patrie, le relèvement du temple de Jérusa-
lem, la remise en vigueur de leur loi et de leurs rites ^. Il
n'attendit pas le retour de Perse pour préparer la recons-
truction du temple. C'est d'Antioche, quelques semaines
avant de partir, qu'il lança un édit commandant cette dif-
ficile entreprise 2. Elle était de celles qui, si elles devaient
réussir, ne le pouvaient que par le concours de la puis-
sance impériale et de la richesse juive. Au temple,
d'ailleurs, avait toujours été attaché le nom d'un sou-
verain : il y avait eu le temple de Salomon, il y avait
eu le temple d'Hérode, il y aurait le temple de Julien.
L'œuvre prit tout de suite un caractère officiel. Julien
nomma un directeur des travaux. C'était un personnage
considérable, Alypius, qui avait naguère administré la
Bretagne comme vicaire du préfet du prétoire^. On a
deux lettres de Julien à ce magistrat : l'une, écrite dans
un style bizarre, semble faire allusion aux desseins
relatifs à Jérusalem. « Il me faut beaucoup de monde,
lui dit l'empereur, pour relever ce qui est tristement
tombé ^. » L'autre loue « la fermeté unie à la douceur.
1. Saint Grégoire de Nazianze, Oratio V, 3. — Dans son curieux livre,
l'Avenir de Jérusalem, espérances et chimères, 1901, p. 26-38, M. l'abbé A.
Lémann a rassemblé les prophéties de l'Ancien Testament dont les Juifs se
sont vraisemblablement autorisés dans les tentatives qu'ils firent durant
la période romaine pour reconquérir et relever la ville sainte. C'est peut-
être un recueil de ce genre que publia Julien.
2. MM. Bidez et Cumont, Sur la tradition manuscrite des lettres de
l'empereur Julien, p. 17, note 1, publient un texte de Lydus [De
mensibus, éd. Wiinsch, 1898, p. 110), qui paraît contenir un fragment
de cet édit : Kal 'louXtavoç ôte Trpo; Hépaa; èffTpaireÛETO, Ypâçwv TouSaîoiç
oÛTw çYiffîv àveyeipo) yàp |xeTà 7rà<n]; TrpoOufiioç xov vaôv tou d^iatOM Oeoû.
3. Ammien Marcellin, XXI II, 1.
4. Julien, Ep. 29 ; Hertlein, p. 520.
L'ECHEC DE LA TENTATIVE. 141
le mélange de bonté, de prudence, de sévérité et d'éner-
gie » qu'Alypius a toujours montrés dans le maniement
des affaires publiques. Julien l'y remercie de l'envoi d'un
livre de géographie, accompagné d'un plan et orné de
vers iambiques. S'agit-il d'une description et d'un plan
de la Bretagne, d'une description et d'un plan de Jéru-
salem? Le style, toujours obscur, ne permet pas de le
savoir ^ Des sommes très importantes, « immodérées, »
au jugement d'Ammien Marcellin, furent destinées aux
travaux^ et mises à la disposition d'Alypius. De son côté,
la nation juive prit des mesures pour y contribuer. « Le
trésor immense qui était à la disposition du patriarche, »
dit saint Jean Chrysostome 3, formait un fond tout prêt.
L'enthousiasme du peuple y joignit des dons volontaires.
Les femmes se dépouillaient de leurs parures, donnaient
leurs bijoux*. Quelques-uns, dit-on, firent même faire
des outils de luxe, des bêches, des pioches en argent
pour remuer la terre, des corbeilles en argent pour la
transporter^. On se préparait à la reconstruction du
temple, à la fois comme à une entreprise nationale et à
une fête. « Les circoncis sonnaient de la trompette, »
dit saint Éphrem dans son langage imagé ®.
Les travaux commencèrent par des terrassements. Il
fallait faire place nette, pour élever un nouvel édifice
sur un plan plus vaste. Les fondations restées en terre,
1. Ep. 30; Hertlein, p. 521.
2. a Instaurare sumptibus cogitabat immodicis. » Ammien Marcellin,
XXIII, 1.
3. Saint Jean Chrysostome, Contra Judxos et Gentiles, 16.
4. Saint Grégoire de Nazianze, Oratio V, 4.
5. Théodoret, III, 15: Philostorge, VII, 11.
6. Saint Éphrem, Hymne \ contre Julien ; Zeitschrift fur katolische
Théologie, 1878, p. 339.
142 LÉCHEC DE LA TENTATIVE.
les débris calcinés de l'ancien temple, devaient, préala-
blement à tout travail, être enlevés. Les ouvriers sur-
veillés par Alypius et par le gouverneur de la province,
un grand nombre de Juifs qui s'étaient offerts sponta-
nément, s'y appliquèrent avec ardeur. Des femmes
mêmes, en grande toilette, servaient Jes ouvriers, et em-
portaient de la terre dans les plis de leurs robes. Les
chrétiens observaient en silence cet effort pour la glo-
rification de leurs ennemis et la ruine de leur foi. Ils
voyaient les Juifs passer près d'eux, et leur jeter des
regards menaçants ou railleurs. Ceux-ci se croyaient
revenus au temps des prophètes. Ils se sentaient, pour
la première fois depuis trois siècles, assurés de l'avenir.
Savourant d'avance leur triomphe, ils annonçaient aux
chrétiens leur volonté de prendre sur eux la revanche
de tous les maux que les Romains avaient fait souffrir à
leur peuple. Les chrétiens ne paraissaient pas s'être
effrayés : ils avaient foi dans les promesses divines.
L'évêque de Jérusalem, Cyrille, les excitait à cette foi :
il annonçait que l'oracle du Sauveur continuerait de
s'accomplir, et que du temple pas une pierre ne reste-
rait. On remarquait que les ouvriers païens et juifs
semblaient, dans le moment même, travailler à le rendre
vrai à la lettre, puisqu'ils enlevaient tout ce qui restait
encore des pierres de l'ancien temple, afin de niveler
l'emplacement du nouveau^.
Les travaux se poursuivirent au milieu de grands
troubles atmosphériques. On était dans cette période de
1. Ammien Marcellin, XXIII, 1; saint Grégoire de Nazianze, Oratio V»
4; Rufm, X, 37 ; Tliéodoret, III, 15; Philostorge, VII, 11 ; Socrate, III, 20;
Sozomène, V, 22.
L'ECHEC DE LA TENTATIVE. 143
tremblements de terre qui causa tant de ruines pendant
les derniers mois de 362 et une partie de 363. C'est à
ce moment qu'en Palestine, en Phénicie, en Syrie, plu-
sieurs cités furent à demi détruites. On cite parmi elles
Nicopolis, Neapolis, Éleuthéropolis et Gaza. Il y eut, en
certains lieux, de tels soulèvements du sol, que la mer
envahit ses rivages et inonda des quartiers de villes i.
A Jérusalem, le sol, subissant le contre-coup de ces
secousses, devint mouvant. Dès les premiers terrasse-
ments, il causa aux ouvriers de nombreux mécomptes.
Plus d'une fois, le matin, ceux-ci trouvèrent comblées
par des éboulements les tranchées qu'ils avaient ouvertes
la veille. Un tremblement de terre se fit sentir aussi à
Jérusalem, et renversa un portique, sous lequel un grand
nombre de terrassiers juifs s'étaient réfugiés : beaucoup
périrent écrasés, d'autres s'abritèrent en grande hâte
dans une église voisine. Malgré ces désastres, les travaux
continuaient : la ténacité juive, l'obstination païenne,
semblaient lutter avec la nature déchaînée. Mais bientôt
un phénomène plus terrible se produisit. Les écrivains
chrétiens le racontent 2 : le témoignage impartial et
désintéressé d'Ammien Marcellin confirme leur récit.
« Au moment, écrit-il, où Alypius, aidé du gouverneur
de la province, pressait le plus les travaux, de terribles
globes de flammes, sortant à nombreuses reprises autour
1. LibanÏQS, De Vita sua; saint Grégoire deNazianze, Oratio V,|[6; Phi-
lostorge, VII, 11. •
2. Saint Grégoire de Nazianze, Oratio V, 4; saint Jean Chrysostome,
Contra Judxos etGentiles,i6; In sanctum Babylam contra Julianum et
Gentiles, 22; Adversus Judxos, V, 11; /w Matth. Homilia IV, 1; De
îaudibus S. Pauli apostoli Hom. IV; saint Ambroise, Ep. 40; Rufin, X,
37; Philoslorge, VII, 9; Théodoret, III, 15; Socrate, III, 20; Sozomène,
V, 22.
144 L'ECHEC DE LA TENTATIVE.
des fondations, rendirent la place inaccessible aux
ouvriers et en brûlèrent même plusieurs. Et c'est ainsi
que, les éléments s'y opposant tout à fait, l'entreprise dut
être abandonnée^. »
Les chrétiens virent dans cet événement l'accomplis-
sement définitif ou la confirmation des prophéties. Ils
se redisaient les paroles de Jésus-Christ et en cherchaient
le commentaire dans l'Ancien Testament. A leurs mé-
moires, familières avec les textes bibliques, revenaient
ces mots des Lamentations de Jérémie, qui semblaient
peindre d'avance le spectacle dont leurs yeux étaient
encore remplis : « Le Seigneur a allumé une flamme
dans Sion, et elle en a dévoré les fondations 2. » On ra-
contait que, dans le désordre des éléments, d'autres
phénomènes s'étaient produits. Une parhélie, en forme
de croix lumineuse, avait été vue dans les airs : par suite,
peut-être, de cette action photographique de la foudre,
dont la science a noté de nombreux exemples^, des croix
s'étaient imprimées sur les habits de beaucoup d'assis-
tants, « avec l'élégance de la broderie ou la netteté de
la peinture, » dit saint Grégoire de Nazianze *.
1. « Cum itaque rei fortiter instaret Alypius, juFaretque provinci» rec
tor, metuendi globi flammarum prope fundamenta crebris adsultibus
erumpentes, fecere locum exustis aliquoties operanlibus inaccessum : hoc-
que modo elemento destinatius repellente, cessavit iuceptum. » Aromien
Marcellin, XXIII, 1.
2. Lamentations, iv, 11. — Voy. aussi Deutéronome, xxxii, 12; Jéré-
mie, XXI, 14.
. 3. Voir Poey, Relation historique et théorie des images photo-électri-
ques de la foudre. — On se souvient que dans le voisinage du lieu où les
ouvriers creusaient les fondations du temple, il y avait une église dans
laquelle beaucoup de personnes cherchèrent un refuge. La façade de cette
église était probablement surmontée d'une croix ou portait des croix sculp.
tées en bas-relief.
4. Saint Grégoire de Nazianze, Oratio V, 4, 7.
L'ECHEC DE LA TENTATIVE. 145
Au rapport du même contemporain, l'effet produit sur
les païens et sur les Juifs fut grand. « Ceux qui avaient
été témoins de ces faits en ressentirent une telle stupeur
que presque tous, d'une même voix, invoquèrent le Dieu
des chrétiens, lui donnèrent des louanges et cherchèrent
à l'apaiser par des prières; beaucoup, sans retarder leur
conversion, mais au moment même où ces choses arri-
vèrent, se hâtèrent vers nos prêtres, et, après d'ardentes
supplications, furent reçus dans l'Église, instruits de nos
mystères sublimes, enfin purifiés par le saint baptême :
la terreur qu'ils avaient ressentie fut la cause de leur
salut 1. ))
Il serait curieux de savoir quelle impression éprouva
Julien, quand le rapport d'Alypius l'avertit de l'échec de
son entreprise et des circonstances qui en rendaient l'a-
bandon nécessaire. C'est ici qu'il nous donne un specta-
cle inattendu. Avec la mobilité ordinaire de son esprit,
Julien semble avoir renoncé tout de suite à ses desseins,
et même avoir tourné soudain en argument contre le
judaïsme la ruine des espérances qu'il avait fondées sur
la restauration de celui-ci. Dans une circulaire destinée
à compléter son œuvre de réforme du paganisme, et qui
est des derniers temps de son séjour à Antioche, il fait
tout à coup volte-face au sujet des Juifs et de leur tem-
ple.
« Comment les prophètes des Juifs, qui invectivent
contre nous, nous parleront-ils de leur temple, trois fois
renversé, et pas encore relevé aujourd'hui? Je ne le dis
pas pour les insulter, moi qui, tout récemment, me suis
occupé de le rétablir en l'honneur de la Divinité qu'on
1. Saint Grégoire de Nazianze, Oratio V.
JULIEN l'apostat. — III. 10
146 L'ÉCHEC DE LA TENTATIVE.
y adore; mais je me sers de cet exemple pour prouver
que rien d'humain n'est incorruptible, et que les pro- :
phètes qui ont débité ces sornettes vivaient en compa-
gnie de vieilles folles. Rien, j'en conviens, n'empêche
que leur Dieu ne soit grand; mais il n'a pas de bons
prophètes et de bons interprètes. Cela vient de ce qu'ils
n'ont pas cherché, par une instruction solide, à puri-
fier leur âme, à ouvrir leurs yeux aveugles et à dissiper
les ténèbres de leur intelligence. Ils ressemblent à des
hommes qui, regardant une grande lumière à travers
un brouillard, n'en ont point une vue nette et pure
et la prennent, non pour une pure lumière, mais pour
un feu. Les yeux fermés à ce qui les entoure, ils crient
de toutes leurs forces : Frémissez ! tremblez ! feu !
flamme! mort! grand sabre! exprimant ainsi en beau-
coup de mots la seule puissance destructive du feu. Il
sera mieux de montrer, en son lieu, combien ces in-
terprètes des paroles de Dieu sont inférieurs à nos
poètes ^ »
C'est ainsi que Julien incrimine et bafoue maintenant
les prophètes, dont il exploitait naguère les textes pour
encourager les Juifs. Il semble avouer, sans le dire, que
leurs prédictions se sont accomplies. « Quand on consi-
dère, écrit Newman, que Julien fut, en réalité, vaincu
par les prophètes du peuple qu'il essayait de relever;
qu'il désirait rebâtir le temple juif et que les chrétiens
déclaraient qu'il n'y parviendrait pas, parce que les pro-
phètes juifs avaient rendu l'œuvre impossible : on peut
sûrement croire qu'au moment où il écrivait ces lignes,
cette pensée même se présentait à son esprit, hanté par
1. Julien, Fragment d'une lettre-, llertlein, p. 379-380.
L'ECHEC DE LA TENTATIVE. 147
remblème prophétique du feu, qui venait de se montrer
si récemment dans la catastrophe par laquelle ses des-
seins furent déjoués^. ))
La profonde impression produite par ces faits extraor-
dinaires sur Tesprit des chrétiens était, après un quart
de siècle, aussi vive qu'au lendemain du jour où ils se
passèrent. « Si tu viens à Jérusalem, dit saint Jean
Ghrysostome dans un discours prononcé vers 387, tu ver-
ras les fondations du temple creusées et vides : et si tu
en demandes la cause, on te répondra ce que nous ve-
nons de raconter. Car de ces faits nous sommes tous les
témoins : ils ne datent point de si longtemps avant notre
âge ! Considère la grandeur de cette victoire. Cela n'eut
pas lieu sous des empereurs chrétiens : on ne peut dire
que les chrétiens aient essayé d'empêcher l'entreprise.
Cela eut lieu quand nos affaires étaient dans un état la-
mentable, quand nous tremblions pour notre vie, quand
toute liberté nous avait été enlevée, quand florissait le
paganisme, quand des fidèles les uns se cachaient dans
leurs maisons, d'autres émigraient au désert, ou au
moins évitaient les lieux publics : alors éclatèrent ces
événements pour confondre l'impudence de nos enne-
mis 2. »
La leçon que l'orateur du quatrième siècle tire si élo-
quemment de faits qui se passèrent presque sous ses
yeux devient plus saisissante encore si l'on rapproche
l'une de l'autre plusieurs époques de l'histoire, et si l'on
se rappelle les phases diverses que traversa Jérusalem
1. Newman, Essai on the miracles in early ecclesiastical history,
Oxford, 1842, p. clxxix.
2. Saint Jeaa Chrysostome, Adv. Judxos, V, 11.
148 L'ECHEC DE LA TENTATIVE
pendant la durée de l'Empire romain. On la voit d'a-
bord, à la fin du premier siècle, ruinée par Titus. Elle
est, au commencement du second, transformée par Ha-
drien en une ville toute païenne, pleine d'édifices profa-
nes et de temples : son nom même disparaît, elle s'ap-
pelle désormais Aelia Capitolina. Deux cents ans plus
tard, Constantin, en élevant des monuments magnifi-
ques sur les lieux sanctifiés par la mort et la résurrection
du Sauveur, sa mère Hélène, en inaugurant le mouve-
ment des pèlerinages en terre sainte, font à leur tour
de Jérusalem une ville chrétienne. Vient la singulière
époque où Julien, à la fois oublieux de son baptême et
de son rôle de restaurateur du paganisme, infidèle tout
ensemble à son ancienne et à sa nouvelle religion, essaie,
parla plus paradoxale des politiques, de refaire de Jéru-
salem une viUe juive. De ces tentatives laquelle a réussi ?
Jérusalem ne possède même pas une ruine de ses tem-
ples païens. Les derniers fondements du temple juif ont
péri sous la pioche et la bêche des ouvriers de Julien.
Et, malgré la conquête musulmane, Jérusalem demeure,
pour le monde entier, la gardienne du sépulcre de Jésus-
Christ, la ville chrétienne de Constantin.
LIVRE IX
LA GUERRE DE PERSE
CHAPITRE PREMIER
LES PREPARATIFS.
I. — Derniers mois à Antioche. — Le Misopogon.
Les livres de Julien contre les chrétiens sont, appa-
remment, de janvier ou février 363. L'abandon des tra-
vaux commencés à Jérusalem eut lieu vers le même
temps, puisque cette décision forcée avait été prise avant
que Julien quittât Antioche, ce qu'il fît le 5 mars. Entre
cette dernière date et le commencement de l'année,
plusieurs événements marquèrent encore son séjour
dans la capitale de la Syrie.
L'un est, le 1" janvier, sa prise de possession du con-
sulat pour la quatrième fois. Julien rompit, à cette oc-
casion, avec une coutume depuis longtemps établie,
en se donnant pour collègue dans cette magistrature
annuelle un simple particulier^. Son choix tomba sur
1. « Videbatur novum, adjunctum esse Auguste privatum, quodpost Dio-
cletianum et Aristobulum (anno 285) nullus meminerat gestum. » Aminien
Marcellin, XXIII, 1. — Ammien se trompe, car en 288 Maximien Auguste
eut aussi un particulier pour collègue.
150 DERNIERS MOIS A ANTIOCHE.
l'un de ses plus intimes amis, FI. Sallustius, préfet
du prétoire des Gaules ^.
Julien avait demandé à Libanius de prononcer à
cette occasion son panégyrique -. L'abondant rhéteur
s'acquitta de cette tâche avec son zèle accoutumé ^. « Tu
l'emportes, dit-il au prince, sur tous les orateurs par la
connaissance de la philosophie, sur tous les philoso-
phes par le talent de l'orateur, sur les uns et les au-
tres par le génie poétique, et sur tous les poètes, parce
que tu es non seulement poète, mais encore orateur et phi-
losophe. )) Cette phrase suffît à donner le ton du discours,
où la louange est sans mesure comme sans nuances. Liba-
nius passe en revue toute la carrière de l'empereur, dé-
peint avec complaisance sa vie à Antioche, remplie par
la dévotion et par l'étude, et termine le panégyrique
par des prédictions et des souhaits, auxquels un très pro-
chain avenir allait donner le plus triste démenti. Il an-
nonce que Julien dépassera la longévité du législateur
Solon; puis, tournant ses regards vers l'expédition proje-
tée, il donne libre cours aux illusions dont quelques-uns
se berçaient dans l'entourage du prince. « Bientôt, dit-il,
notre armée soupera dans Suse, et les Perses captifs
verseront à boire à nos soldats. » Enflé tout à la fois de
sa propre importance et de la grandeur des événements
auxquels il croit déjà assister : « Une solennité pareille à
celle qui donne lieu à ce panégyrique, jamais, s'écrie-t-il,
n'en ont vu avant ce jour ni les yeux des hommes, ni
les regards des dieux*! »
1. Aramien Marcellin, XXIII, 1.
2. Libanius, De Vita; Reiske, t. I, p. 85.
3. Libanius, Ad Julianum consulcm ; Reiske, t. I, p. 306.
4. Libanius Ad Julianum consuletn, in fine. — Saint Grégoire de
DERNIERS MOIS A ANTIOCHK. 151
Julien célébra sa prise de possession du consulat en
visitant le temple de Jupiter Philius ^ et celui de la For-
tune. Attentif comme il était aux présages, il dut, en
arrivant à ce dernier temple, ressentir un moment
d'effroi. Comme le cortège impérial gravissait les de-
grés, un des prêtres, qui était resté en arrière, tomba
mort. Les assistants virent dans ce fait « un signe tra-
gique 2. » Mais les uns, dit Ammien, par sottise, les au-
tres par flatterie, déclarèrent que le présage s'appli-
quait au plus âgé des consuls, c'est-à-dire à Salluste,
dont il annonçait la mort prochaine ^. Cependant d'au-
tres événements attirèrent, presque aussitôt, l'attention
publique, et parurent à quelques-uns un sombre aver-
tissement.
Deux des hommes les plus engagés dans la lutte con-
tre les chrétiens moururent dans les premières semai-
nes de 363. Le surintendant Félix, ce renégat auquel
Libanius donne les épithètes de « beau et courageux*, »
mais que d'autres témoignages nous montrent sous un
jour très différent, disparut le premier. C'est lui qui,
faisant habilement honneur à l'éloquence impériale de
sa conversion à l'hellénisme, s'était insinué dans la con-
fiance de Julien 5. On l'a vu, lors du pillage de la prin-
Nazianze a probablement lu ce discours et semble y faire allusion, quand
il s'écrie : « Où est la Babylone tant vantée?... où les Perses et les Mèdes,
que l'on croyait déjà captifs? où ces dieux, qui marchaient devant et com-
battaient pour lui?... Tous ces emphatiques discours des impies se sont
•^vanouis comme des rêves. » Oratio V, 25.
1. Libamius, Legatio ad JuUanum.
2. « SasTum. » Ammien Marcellin, XXIII, 1.
3. Ibid.
4. Libanius, Ad Julianum consulem; Reiske, t. I, p. 436.
5. Ibid. Voir t. II, p. 312.
152 DERNIERS MOIS A ANTIOCHE
cipale église d'Antioche, s'associer aux plus grossières
profanations ^ Une hémorragie l'enleva subitement-.
Ce fut presque tout de suite le tour d'un autre profana-
teur, l'oncle même de l'empereur, le comte Julien.
Ammien fait mention seulement de sa mort, à la suite
de celle de Félix 3. Les écrivains chrétiens en racontent
d'horribles détails. Il succomba, disent-ils, à une ma-
ladie longue et répugnante, le corps plein d'abcès, qui
crevaient à l'intérieur, rendant des excréments par la
bouche et dévoré vivant par les vers ' . On dit qu'il
éprouva le repentir des excès auxquels il s'était laissé
entraîner^, l'avoua à sa femme, qui était demeurée
chrétienne ^, et fit demander à l'empereur de rouvrir les
égUses d'Antioche "^ ; mais on dit aussi que, trois jours
avant sa mort, il prononçait encore la condamnation
de chrétiens*. Quoi qu'il en soit du plus ou moins
d'exactitude de ces détails, la fin du comte Julien, sui-
vant de près celle du surintendant Félix, fut interprétée
par tous, païens et chrétiens, comme un présage
menaçant pour le prince. Le peuple, lisant sur les
monuments élevés par l'empereur la formule habi-
tuelle : « Julien, pieux, heureux, Auguste, » Julianus,
piuSj felixy Augustiis, disait : « Félix qï Julien sont déjà
1. Voir plus haut, p. 73.
2. Ammien Marcellin, XXIII, 1.
3. Ibid.
4. Philostorge, VII, 10; Théodoret, IIF, 9; Sozomène, V, 8; Passio S.
Theodoriti, ^; Passio SS. Bonosi et Maximiliani, 5, dans Ruinait, p. 661
et 667. — Mort semblable du persécuteur Galère ; la Persécution de Dio-
clétien, 2* édit., t. II, p. 153.
5. Passio S. Theodoriti, 4.
6. Passio SS. Bonosi et Maximiliani, 5.
7. Passio S. Theodoriti, 4.
8. Passio SS. Bonosi et Maximiliani, 6.
DERNIERS MOIS A ANTIOCHE. 153
morts; c'est maintenant le tour d'Auguste^, » Et Ton
avait le sentiment qu'un malheur tout proche planait
sur celui-ci 2.
Le dernier acte de juridiction du comte Julien parait
avoir été une sentence capitale prononcée contre deux
soldats chrétiens, Bonose et Maximilien. Les détails rap-
portés dans leur Passion sont trop peu sûrs pour qu'il
y ait lieu de l'analyser tout entière, bien qu'elle ren-
ferme vraisemblablement plus d'un trait historique 3.
Mais on en retiendra au moins la substance, à savoir
que Bonose et Maximilien étaient les porte-étendards des
deux cohortes des Jo viens et des Herculiens, qu'ils avaient
refusé, malgré l'ordre donné à toute l'armée, de suppri:-
mer le monogramme du Christ des drapeaux dont ils
avaient la garde, et qu'en punition de ce refus ils fu-
rent mis à mort ^. Leurs Actes disent que toute la popu-
1. « Felice enim largitionum comité profluvio sanguinis repente exstincto,
eumque comité Juliano secuto, vulgus publicos contuens titulos, Felicem
Julianum Augustumque pronuntiabat. » Ammien Marcellin, XXIII, 1.
2. « Omine quodara (ut docuit exitus) praesentissimo. » Ibid.
3. Par exemple la présence du prince persan Hormisdas, la modération
du préfet du prétoire Sallustius Secundus.
4. La Passion de ces saints, reproduite par Ruinart, est intitulée : Pas-
sio SS. Bonosi et MaximUiani militum, de numéro Herculianorum se-
nioi'um sub Juliano imperatore et Juliano comité ejus,sub die XII Ka-
lendas octobres. — Sur les motifs, tirés du texte même de la Passion,
qui font préférer à cette indication chronologique, et à d'autres différen-
tes, la fin de décembre 362 ou le commencement de janvier 363, voir Rui-
nart, p. 663, et surtout Tillemont, Mémoires, t. VII, p. 739-740, notexxv
Kur la persécution de Julien. — Dans le dernier paragraphe de la Passion
se lit cette phrase : « Tune Julianus comes dixit ad Jovianum et Hercolia-
num : Mutate signum quod habetis in labaro, » etc. Il semble qu'il y ait
ici une confusion dans le texte, car nulle part ailleurs il n'y est question
de ce Jovianus et de cet Hercolianus: très probablement Bonosus et Maxi-
milien, ex numéro Herculianorum [et Jocianorum), sont désignés par ces
mots, dont un copiste ignorant aura fait des noms propres. Ammien Mar-
cellin,XXII, 3, fait allusion aux cohortes des Joviani et des Herculiani, qui
154 DERNIERS MOIS A ANTIOCIIE.
lation chrétienne d'x\ntioche, conduite par l'évêque or-
thodoxe Melèce, qu'entouraient ses sufiragants, leur fit
escorte jusqu'au lieu de l'exécution^.
Deux autres militaires subirent le même sort, le
25 janvier. Ils se nommaient Juventin et Maximin, et
appartenaient à la garde impériale.
C'étaient de fervents chrétiens. Dans un repas de sol-
dats, il leur arriva de blâmer tout haut la politique reli-
gieuse de .Tulien. « On était plus heureux autrefois,
dirent-ils. Mais aujourd'hui, à quoi bon vivre, voir le
soleil, quand les plus saintes lois sont foulées aux pieds,
la piété outragée, le Maître de toutes les créatures mé-
prisé? Tout est rempli de la fumée noire et immonde
des sacrifices; on ne peut même plus respirer un air
pur 2! » Ce propos de table était imprudent. Il suffisait
qu'il tombât dans l'oreille d'un délateur pour être trans-
formé en crime de lèse-majesté. C'est ce qui advint.
Tous les convives n'étaient pas surs : l'un d'eux ^ fit sa
cour en dénonçant, et probablement en aggravant, les
paroles échappées à la pieuse colère de Juventin et de
Maximin.
Julien les trouva séditieuses. A ce moment, il se dé-
datent de Dioclélien et de Maximien Hercule. D'après Sozomène {VI, 6),
Valentinien avait été tribun d'une de ces cohortes.
1. a Meletius episcopus cum fratribus suis et coepiscopis lœlantes eos
ad campum usque prosecuti sunt, quae universa tune civitas lœtata est,
quœ sibi martyres provenire gaudebat. » Passio SS. Bonosi et Maximi-
liani, 5. — Les coepiscopi dont parle le texte me paraissent devoir être
assimilés aux chorévêques ou évêques de la campagne. Dès le troisième siè-
cle, on voit à Antioche des chorévêques (ÈTïicrxoTiot tûv àyptôv) autour de
Paul de Samosate; Eusèbe, Hist. eccL, VII, 30. 10; cf. Les dernières per-
sécutions du troisième siècle, 3" éd., p. 22G.
2. Saint Jean Chrysostome, In SS. martyres Juventinum et Maximi'
num, 2.
DERNIERS MOIS A ANTIOCHE. 155
fiait d'une partie de son armée. Il savait que si certains
corps lui étaient aveuglément dévoués, d'autres, même
dans la garde impériale, se montraient moins favorables
à sa politique. On a vu que les Joviens et les Herculiens
avaient supporté que leurs porte-étendards conservas-
sent pendant toute une année sur les drapeaux le mono-
gramme du Christ, malgré les ordres de l'empereur.
Les scutaires ne paraissaient pas plus sûrs. Deux de leurs
tribuns, Romain et Vincent, venaient d'être envoyés en
exil, sous prétexte « qu'ils agitaient des desseins plus
hauts que leurs forces^, » c'est-à-dire apparemment
qu'ils conspiraient. Peut-être cet exil se rattache-t-il à
un complot, vrai ou faux, dont parle Libanius : des sol-
dats de la même arme auraient, dans les fumées du vin,
annoncé le projet d'enlever ou de tuer Julien lors d'une
prochaine revue 2. Le complot ne parut sans doute pas
très sérieux, car ces soldats furent seulement exilés,
comme l'avaient été leurs chefs Romain et Vincent ^.
Mais, venant après ces faits, les paroles échappées à Ju-
ventin et à Maximin, qui étaient aussi des scutaires*^
purent faire croire que le complot avait eu des ramifica-
tions plus étendues, et que des conspirateurs plus dan-
gereux restaient à découvrir. Julien voulut interroger
lui-même les deux militaires.
1. « Romanusquinetiam et Vincenlius, scutariorum scholae primaesecun-
daequetribuni, agitasse convictiquaedam suis viribus alliora, acti sunt in
exsilium. » Ammien Marceliin, XXII, 11.
2. Libanius, Legatio adJulianum ; Ad Aiitiochenos de régis ira; Epi-
taphios Juliani; Reiske, t. I, p. 399, 491, 589.
3. Ibid. A celte répression bénigne fait peut-être allusion Ammien,
quand il dit de Julien : « Constat eum in apertos aliquos inimicos insi-
diatores suos ita consurrexisse mitissime, ut pœnarum asperitatem ge-^
nuina lenitudine castigaret. » Ammien Marceliin, XXV, 4.
4. Théodoret, Hist. eccL, III, 15.
156 DERNIERS MOIS A ANTIOCHE.
Leur réponse à ses questions ne fut guère que la con-
firmation et la reproduction du propos incriminé. « Em-
pereur, lui dirent-ils, nous avons été élevés dans la vraie
piété, sous le régime des lois excellentes portées par
Constantin et ses fils; nous déplorons aujourd'hui de
voir que tout est rempli par toi d'abomination, au point
que ce qu'on mange et ce qu'on boit est souillé par l'im-
pureté des sacrifices. C'est là ce dont nous nous sommes
plaints, et ce dont nous gémissons aujourd'hui devant
toi, car c'est la seule chose que nous [ayons à blâmer
dans ton gouvernement ^. » Ce langage indépendant n'é-
tait pas pour satisfaire Julien : avant même d'avoir in-
struit le procès, il prononça contre les deux soldats la
peine de la confiscation. Leurs biens furent vendus aux
enchères, et eux-mêmes mis en prison 2.
Ils y demeurèrent quelque temps, pendant lequel se
poursuivait l'instruction de l'affaire. Mais alors se pro-
duisit une manifestation inattendue. On sait que, dans
l'antiquité romaine, l'accès des prisons était facile. L'his-
toire des persécutions a montré les accusés ou les con-
damnés chrétiens visités par la foule de leurs coreli-
gionnaires 2. La coutume était ici plus forte que toutes
les consignes. Ce qui s'était vu aux siècles précédents se
produisit pour Juventin et Maximin. « Toute la ville, »
dit saint Jean Chrysostome, les visita, en dépit des dé-
fenses. On priait et l'on chantait avec eux; si bien que,
1. Saint Jean Chrysostome, In SS. Juveniinum et Maximinum, 2.
2. Voir Histoire des persécutions pendant les deux premiers siècles,
3« éd., "pA^^k-X^^; Histoire des persécutions pendant la première moitié
du troisième siècle, 3« éd., p. 111, 349, 350, 411 ; Les dernières persécu^
lions du troisième siècle, 3" éd., p. 119, 130; La persécution de Dio-
clélien, 3« éd., t. I, p. 202, 261 ; t. II, p. 103.
DERNIERS MOIS A ANTIOCHE. 157
« alors que Téglise était fermée, c^est la prison qui deve-
nait l'église^. »
Si des hommes d'un caractère si ferme, et qu'entou-
rait une telle popularité, pouvaient être déterminés à
une apostasie publique, ce serait pour la cause des
dieux, pensa Julien, un éclatant succès. Il mit tout en
œuvre pour l'obtenir. Des agents secrets reçurent l'ordre
de se mêler aux visiteurs, et d'essayer de convaincre les
deux accusés. « Si vous vous convertissez, leur dirent-
ils, non seulement vous apaiserez la colère de l'empe-
reur, mais encore vous obtiendrez un plus haut grade.
N'avez-vous pas vu d'autres de votre profession agir
ainsi? — C'est là pour nous, répondirent les deux mili-
taires, une raison de plus de résister virilement ; il nous
faut expier la chute de ceux-ci par notre sacrifice-. »
Les tortures n'eurent pas plus de succès que les pro-
messes et les menaces ^.
Vaincu par la résistance courageuse de Juventin et de
Maximin, Julien se décida à prononcer leur sentence. Il
les condamna à mort. Bien entendu, le jugement fut
motivé, non par la profession de foi chrétienne qu'ils
avaient faite à plusieurs reprises, mais par l'inculpation
« d'avoir prétendu à la tyrannie *, » c'est-à-dire d'avoir
conspiré. Comme le remarque ici saint Jean Chrysos-
tome^ après saint Grégoire de Nazianze ^, Julien n'avait
rien tant à cœur que d'éviter de faire des martyrs, mais
1. Saint Jean Chrysostome, In SS. Juventinum et Maximinum, 2.
2. Ihid.
3. Théodoret, Hist. eccL, III, 15.
4. Saint Jean Chrysostome, In SS. Juventinum et Maximinum, 2.
5. Ihid., 1.
6. Saint Grégoire de Nazianze, Oratio IV, 58; Orafio VII, 11.
158 DERNIERS MOIS A AMIOCHE.
il saisissait avec empressement les occasions que le droit
commun offrait de frapper des chrétiens. Dans la popu-
lation civile, (( quiconque, sous les précédents empe-
reurs, avait démoli des autels, détruit des temples, pillé
des offrandes, ou fait quelque acte de ce genre, était
traduit devant les tribunaux et mis à mort, soit qu'il ait
commis réellement ces actions, soit qu'il en ait été
accusé ^ » A plus forte raison en était-il ainsi dans l'ar-
mée, où, pour une désobéissance à quelque ordre bles-
sant leur conscience ou pour une manifestation trop
vive de leurs sentiments, les soldats chrétiens « étaient
frappés sans miséricorde, comme coupables d'innova-
tions contraires aux institutions romaines, comme ayant
oublié la soumission due au gouvernement et le respect
dû à l'empereur 2. » Ce fut le cas de Juventin et de
Maximin. Il semble cependant que, cette fois, on ait eu
honte de la disproportion entre l'énormité du châtiment
et la légèreté de l'offense, car on les décapita pendant
la nuit. Mais on ne réussit pas à écarter les témoins. Des
chrétiens bravèrent tous les périls pour recueillir les
reliques des martyrs. On dit qu'au moment de les mettre
au tombeau, ils remarquèrent la beauté de ces corps
étendus, de ces têtes coupées , sur lesquels semblait
planer déjà une immortalité radieuse ^,
1. Saint Jean Chrysoslome, In SS. Juventinum et Maximinum, 1.
2. ...*0; Ttepi xk 199) 'P(0[xa((ijv vewTspîÇovxaç, xat elç iroXiTetav xai paffiXéa
è^afJLapxavovTa;. Sozomène, V, 17. — Au rapport du même historien, quand
le tribun Valentinien fut exilé pour s'être déclaré chrétien, on donna pour
prétexte à l'ordre d'exil « une négligence dans l'instruction de ses sol-
dats. » Car, continue Sozomène (VI, 6), « Julien ne voulait pas paraître
l'avoir puni pour cause de religion, de peur qu'on ne l'honorât comme
martyr et confesseur. »
3. Saint Jean Chrysostome, In SS. Juventinum et Maximinum, 3. —
« L'histoire des saints Juventin et Maximin, au moins dans ses lignes prin-
DERNIERS MOIS A ANÏIOCHE. 159
Le supplice des soldats chrétiens acheva d'aigrir contre
Julien la population d'Antioche. C'est un sentiment reli-
gieux sans doute, mais aussi un mouvement d'opposi-
tion et de réprobation qui avait porté « la ville entière, »
selon le mot de saint Jean Chrysostome, à visiter Juventin
et iMaximin dans leur prison. On se disait qu'ils étaient
coupables seulement d'avoir exprimé ce qui était dans
la pensée et dans le cœur de beaucoup de leurs conci-
toyens. L'indulgence excessive de Julien pour d'autres
soldats qui s'étaient donnés corps et âme à sa fortune
rendait plus révoltante encore sa cruauté pour ceux qui
avaient réclamé, même avec hardiesse, les droits de la
conscience. Plus approchait le moment du départ pour
la Perse, plus il multipliait le nombre des victimes sa-
crifiées devant les autels des dieux. C'est alors que tom-
baient quotidiennement ces centaines d'animaux de tout
poil et de tout plumage dont parle Ammien Marcellin^.
A la suite de ces sacrifices, les soldats appartenant aux
cohortes privilégiées des Pétulants et des Celtes, de-
meurés tout-puissants parce qu'ils avaient eu la princi-
pale part dans la révolution de Paris, passaient leur
temps à se gorger, dans les temples, de la chair des
victimes et à remplir les sanctuaires païens d'une orgie
continuelle. Quand ils en sortaient, alourdis par l'i-
vresse, ils forçaient les passants à les reporter sur leur
dos à la caserne ~. Ces excès, cette oppression des citoyens,
ce gaspillage de viandes, alors qu'Antioche souffrait
encore de la famine^, augmentaient l'impopularité de
cipales, n'est pas douteuse. » Pio Franchi de' Cavalieri, dans Nuovo Bull,
di arch. crist., 1903, p. 121, note 2.
1. Ammien Marcellin, XXU, 12. Voir t. II, p. 213.
2. Ibid.
3. Encore en janvier et mars 363, Libanius signale à Antioche uevia
160 DERNIERS MOIS A ANTIOCHE.
Julien, et, par contraste, rendaient plus chère et plus
touchante la mémoire des hommes courageux qu'il avait
frappés avec une sévérité implacable.
Sous le coup d'une juste indignation, l'humeur fron-
deuse des habitants d'Antioche ne gardait plus de
mesure. La vue du prince leur devenait insupportable.
Chacun de ses actes, chacune de ses paroles, provoquait
la comparaison et les regrets. A sa vie étrange, tantôt
passée dans la retraite au fond du palais, en compagnie
de quelques hommes de lettres, tantôt exposée au public
dans des cérémonies religieuses qu'il rêvait pures, mais
qui mêlaient trop souvent les exhibitions de mauvais
lieu aux scènes de boucherie, la malignité syrienne
comparait la cour splendide du précédent empereur, les
églises de marbre et d'or bâties par lui, les manifesta-
tions de sa piété : ce que celle-ci avait eu d'intempérant
et de tyrannique s'effaçait de la mémoire du peuple, qui
se souvenait seulement du souverain magnifiquement
agenouillé dans sa pourpre devant l'autel chrétien. Le
nouveau prince, presque toujours affublé d'un habit de
philosophe ou d'une robe de pontife païen, paraissait
à ses sujets d'Antioche un être malfaisant, chétif et ridi-
cule. En quelques mois de séjour dans leur ville, il n'avait,
malgré ses efforts pour se rendre populaire, réussi qu'à
blesser tout ensemble leurs sentiments et leurs intérêts.
Les dix ou onze années que Constance, pendant sonj
règne, passa dans la capitale de la Syrie leur semblaient j
en comparaison, avoir été un âge d'or. Aussi prenaient-*
ils plaisir à exaspérer Julien en se déclarant, en tout
àyopâç (Ep. 695) et <niàvi; tûv (bv(wv (Ep. 712) : la disette dure encor((
pendant la guerre de Perse (Ej). 1439).
DERiNIERS MOIS A ANTIOCHE. 161
occasion, dévoués au X et au K, — initiales grecques du
nom du Christ et de celui de Constance ^.
Ils avaient une autre manière encore de le blesser au
vif. C'était de railler son extérieur. On s'amusait tout
haut de le voir marcher « en élargissant ses épaules
étroites, en tendant son menton orné d'une barbe de
bouc, en redressant sa petite taille, comme s'il eût été
l'un des géants de la mythologie -. » On l'appelait « le
bouc 3, » « le Cyclope ^. » On parlait de faire des cordes
avec sa barbe ^. On raillait le profil hirsute que lui
donnaient ses monnaies ^ . On le chansonnait en vers
anapestes " , dont le refrain était : « Fais-toi raser ^ ! »
Puisqu'il ne voulait pas suivre les conseils d'une sage
politique, qui l'eût engagé (comme il le reconnaissait lui-
même 9) à ne pas choquer toute une ville par sa négligence
1. Julien, Misopogon; Hertlein, p. 460.
2. « Ridebalurenim ut Cercops, homo brevis, humerosextentans angus-
tos, et barbam prœ se ferenshircinam,grandiaque incedens, lanquam Oli
fraler et Ephialtis, quorum proceritatem Homerus in immensum tollit. »
Ammien Marcellin, XXII, 14.
3. Tpâyov aù-rbv ùjv6[jLa2;ov. Zonare, Ann.^ XIII. — Peut-être senlait-il
mauvais; Épictète recommande à ses disciples la propreté corporelle, parce
qu'on n'a pas « le droit d'empester ses voisins. » Entretiens, IV, 11.
4. Ammien Marcellin, XXII, 14.
5. Julien, Misopogon ; Hertlein, p. 435,
6. Ibid., p. 459. J'entends ainsi le reproche fait aux Antiochiens, èÇuêpS-
![ovTaç TO'jç ào-/ovTa; xai Touxtov eî; Ta; ysvetou Tpt"/aç xal xà èv toTç vofxtafxafft
yapàyjjLaTa (Hertlein, p. 459). Les historiens Socrate (III, 17) et Sozomène
(V, 19) disent que les Antiochiens raillaient aussi le revers des monnaies
de Julien, qui portait gravé un taureau, et prétendaient que Julien renver-
sait de fond en comble le monde, comme on abattait les taureaux en les
immolant.
7. Cf. Libanius, Ad Antiochenos de régis ira; Reiske, t. I, p. 495.
8. Julien, Misopogon; Hertlein, p. 445, 471. — Par surcroît de malice,
on attribuait les épigrammes et les satires aux habitants des villes les
|)lus dévouées en paganisme, comme Émèse; mais Julien ne s'y laissait
pas prendre. /6id.; Hertlein, p. 466.
9. /^itZ.; Hertlein, p. 450.
lULIEN" l'apostat. — III. H
162 / DEl^NIERS MOIS A ANTiOCHE.
corporelle, Julien n'avait sans doute qu'un moyen de
mettre encore les rieurs de son côté : c'était de ne pas
entendre. Mais au lieu de laisser tomber autour de lui,
comme des traits sans force, les injures et les épi-
grammes, il commit une autre maladresse, qui fut de
les relever. C'était donner à ses ennemis la satisfaction
de dire, comme ils disaient en effet : « Nos traits d'esprit
ont atteint le but ; nous t'avons percé de nos sarcasmes
comme de flèches. Gomment feras-tu, ô brave, pour af-
fronter les projectiles des Perses, toi qui t'émeus de nos
moqueries ^? » Mais Julien ignorait l'art de se taire à
propos. Son tempérament batailleur lui mettait sans
cesse la plume à la main, dès qu'il apercevait un adver-
saire. Il avait écrit contre les faux cyniques, contre le
libre penseur Héraclius, contre les chrétiens : il lui parut
tout naturel d'écrire contre les habitants d'Antioche,
contempteurs de sa politique, de ses dieux et de sa barbe.
Le sens du ridicule, qui lui manqua toujours, ne l'avertit
pas de la figure malséante que faisait un souverain com-
posant un pamphlet contre une des principales villes de
son Empire. Il redevint homme de lettres, nous dirions
volontiers journaliste, pour se venger d'elle. Du palais
d'Antioche, d'où venaient d'être jetés au public les trois
livres Contre les Chrétiens, sortit presque en même
temps l'étrange brochure ^ intitulée Misopogon [F en-
nemi de la harhe) o\\.V Antiochiqiie ^.
L'analyser en détail serait superflu : comme dans cet
écrit Julien, selon son habitude, parle sans cesse de liii-
1. Misopogon; Hertlein, p. 443. — 2. Écrite dans le septième mois du
séjour de Julien à Antioche {Misopogon; Hertlein, p. 443), c'est-à-dire en
février 363 (Schwarz, De vita et scriptis, p. 14). — 3. ... MicroTrwyovo;
£Ît' oSv 'AvTioxixoù (àuL^poxépa yàp âTriypâçet:) xCù lôyui. Saint Grégoire de
Nazianze, OratioY, 41. Les manuscrits portent ces deux titres, 'Avxtoxty-oÇ
^ MiaoTcwyov ou MiaoTrwyov ^ 'Avxioxivtoç.
1
DERNIERS MOIS A ANTIOCHE. 163
même, j'ai eu l'occasion d'en tirer déjà un grand nombre
de traits d'histoire ou de caractère, que l'on a trouvés
répandus en beaucoup de pages de mon récit. Il reste
seulement à faire connaître le plan du Misopogon, si l'on
peut parler de plan à propos d'un ouvrage de Julien.
L'impérial pamphlétaire prend, et ne quitte pas, le ton
de l'ironie. Il feint d'entrer dans la pensée des habitants
d'Antioche, et d'enchérir sur les railleries qu'ils faisaient
de lui. « La nature m'avait donné un visage ni beau, ni
agréable, ni séduisant : moi, par une humeur sauvage
et quinteuse, j'y ai ajouté cette énorme barbe, pour
punir, ce semble, la nature de ne m'avoir pas fait plus
beau. J'y laisse courir les poux, comme des bêtes dans
une forêt. Je n'ai pas la liberté de manger avidement ni
de boire la bouche béante, car il faut que je prenne
garde d'avaler, à mon insu, des poils avec mon pain. »
Il continue sur ce ton, se déclarant impropre aux baisers,
parlant de ses cheveux, de ses ongles, de ses doigts noir-
cis ^( Voulez-vous des détails plus secrets? J'ai la poitrine
poilue, velue, comme les lions, rois des animaux; je ne
l'ai jamais rendue lisse, soit par bizarrerie, soit par
petitesse d'esprit : et de même, dans le reste de mon
corps, il n'y a rien de lisse et de doux 2. »
Après s'être peint de cette étrange façon, Julien décrit
ses habitudes morales. Ce lui est une occasion d'opposer
aux vices des habitants d'Antioche les vertus qu'il prati-
que. C'est d'abord son aversion pour le théâtre, dont il
1. Dans cette malpropreté corporelle de Julien, on peut apercevoir la
distance qui sépare son « cynisme » de celui que mêlait au stoïcisme un
philosophe tel qu'Épictète, admirateur de Diogène comme Julien, mais qui
en même temps recommandait à ses disciples une propreté méticuleuse,
image de la pureté de l'âme et caractéristique de la personne humaine ;
Entretiens, IV, 11. Voir plus haut, p. 161, note 3.
2. Misopogon; Hertlein, p. 435.
164 DERNIERS MOIS A ANTIOCHE.
fait honneur aux leçons de son précepteur Mardonius ^ .
C'est ensuite sa sobriété, « repas qui calment à peine
l'appétit, » « nourriture exclusivement composée de
légumes, » « guerre déclarée à son ventre, à qui il ne
permet pas de se remplir d'aliments, » ce qui fait que,
« depuis son élévation au rang de César, il ne lui est
arrivé qu'une fois de vomir 2. » C'est encore son « en-
durance » à l'égard du froid, qu'il se plut à braver dans
les plus rigoureux hivers de Lutèce ^. C'est son amour de
l'étude et de la retraite ^. C'est sa dévotion envers les
dieux ^. C'est son horreur du libertinage, et son exacte
continence ^.
Julien se donne ici les éloges qu'il se plaisait à en-
tendre de ses panégyristes, de Mamertin louant « son lit
pur comme celui d'une vestale, » de Libanius le félici-
tant de l'innocence de ses mœurs et lui faisant compli-
ment de « manger comme une cigale. » Ce portrait
moral de Julien est probablement très ressemblant, plus
ressemblant même que le portrait physique, dont, par
une sorte de bravade, il a volontairement outré les traits]
jusqu'à la caricature. Cependant, tracé de sa main, ilj
choque plus encore, peut-être, nos habitudes modernes.
Nous comprenons à peine qu'on fasse louer en public
ses vertus, et qu'on assiste à son propre panégyrique :
nous comprenons encore moins qu'on les loue soi-même/]
1. Misopogon ; Hertlein, p. 436, 454.
2. Ibid.; Hertlein, p. 437, 452.
3. Ibid.; Hertlein, p. 439.
4. /6irf.; Hertlein, p. 457, 463.
5. Ibid.; Hertlein, p. 443, 446, 466, 467.
6. Ibid.; Hertlein, p. 446, 450, 474. — KaOeuSecç thç èïtiitav rjxxtop (;.ôvo<;l
Hertlein, p. 445.
DERNIERS MOIS A ANTIOCHE. 165
à la façon du pharisien de l'Évangile. Le « pharisaïsme »
de Julien ne s'arrête pas à ce trait : comme le sectaire
de la parabole, il joint au contentement de soi-même la
satisfaction de « ne pas ressembler aux autres hommes ^. »
Les « autres hommes » sont ici ses sujets d'Antioche.
Au physique et au moral, il nous les montre comme sa
vivante antithèse. Chez eux, dit-il, « tout le monde est
beau, grand, épilé, fraîchement rasé ^jeunes et vieux
jalousent le bonheur des Phéaciens, et préfèrent à la
vertu le luxe des vêtements, les bains chauds et les lits ^ . »
Ils s'adonnent à la bonne chère, et ne comprennent
même pas le sens du mot tempérance^. Ils sont inca-
pables de suivre une règles. Ils ont un tel amour de la
liberté, qu'ils ne font point la police des rues, et lais-
sent ânes et âniers cheminer à leur aise sous les por-
tiques 6. A eux comme à leurs ancêtres s'applique en
toute exactitude ce vers de Y Iliade :
Menteurs, danseurs, parfaits à marquer la cadence ' .
Leurs boutiquiers ne cherchent qu'à s'enrichir par
des gains illicites; leurs magistrats, propriétaires fon-
ciers qui trafiquent des produits du sol, poursuivent le
même avantage; leur populace ne songe qu'à s'enivrer,
et à danser l'obscène cordace» . A Antioche, on ne s'oc-
cupe que de courses, de jeux et de spectacles : au lieu
1. Saint Luc, xviii, 11. — 2, Les philosophes cyniques avaient horreur
des gens qui se rasaient ous'épilaient ; voir l'anecdote où Lucien [Démo-
naXy 50) met en scène un cynique, un proconsul et Démonax. Voir en-
core Musonius, dans Stobée, Floî\, VI, 24; pseudo-Lucien, le Cynique, 6;
Épiclète, Entretiens, I, 16; 111, 22. —3. il/ùopofl'on/Hertleinjp. 441.Cf.
Odyssée, VIII, 249. — 4. Misopogon; Herllein, p. 441. — 5. lùid. —
6. Ibid.; Hertlein, p. 448. — 7. 7^>uZ. ; Hertiein, p. 450. Cf. Iliade,
XXIV, 261. — 8. Misopogon; Hertlein, p. 451.
166 DERNIERS MOIS A ANTIOCHE.
de quelques jours, on y fête toute l'année ^. La ville
compte « plus de danseurs, de joueurs de flûte, de ;
mimes, que de citoyens 2. » Sur les places publiques, :
dans les théâtres, on n'entend que des cris de joie, des
applaudissements de spectateurs ^. Les dignitaires de
la cité sont plus glorieux d'avoir payé les frais d'un
spectacle que d'avoir fait une action d'éclat^. Les jeunes
gens d'Antioche se livrent à une continuelle débauche ^. '
Les femmes sont absolument libres et sans frein ^. Les
frères et les maris abandonnent à celles-ci l'éducation
des enfants : au lieu d'en faire des hommes tempérants,
réglés, modestes, elles en font des chrétiens ^! « La
plus grande partie du peuple professe l'athéisme ^. »
Chacun affecte « l'indépendance vis-à-vis des dieux, vis-
à-vis des lois, et vis-à-vis du prince, qui en est le gar-
dien ^. » Les dieux et le prince sont chaque jour in-
sultés ensemble ^^. En s'abstenant de ressembler à ces
riverains de l'Oronte, dissolus, impies et rebelles, Julien
demeure fidèle aux traditions des paysans du Danube,
ses ancêtres ^* : qu'ils suivent donc leur voie, comme il
suivra la sienne*- î
1. Misopogon; Herllein, p. 459.
2. Ihid.; Herllein, p. 441.
3. Ibid.
4. Ibid.
5. Ibid.; Herllein, p. 459.
6. Ibid.
7. Ibid.
8. Ibid.; Herllein, p. 461.
9. Ibid.; Herllein, p. 460.
10. Ibid.
11. Eutrope, père de Constance Chlore, et bisaïeul de Julien, élait d'o-
rigine inésienne.
12. Misopogon; Herllein, p. 449.
DKRMERS MOIS A ANTIOCIIE. 167
Mais le principal reproche que Julien adresse aux
Antiochiens, c'est de ne vouloir pas reconnaître sa bonne
volonté à leur égard et les bienfaits dont il a comblé
leur cité. Il rappelle, en divers endroits du Misopogo?i,
les faveurs par lui accordées à Antioche : remise de
l'arriéré des impôts \ diminution d'un cinquième sur
la totalité des contributions -^ complément de la curie
par la nomination de deux cents nouveaux membres 3,
attribution à la cité de trois mille lots de terres doma-
niales ^, approvisionnement en blé ^ et (ce qu'il s'obstine
à considérer comme une mesure avantageuse) taxe des
denrées ^. Pour tant de bienfaits, il n'a recueilli qu'op-
position, injures et sarcasmes. « J'en atteste les dieux,
et Jupiter, protecteur de l'agora et de la cité, vous êtes
des ingrats ^! »
Cette ingratitude mérite d'être punie. Mais Julien n'u-
sera pas de mauvais traitements. « Pas de tête coupée,
de fouet, de fers, de prison, d'amende s. » Il châtiera
les habitants d'Antioche en les privant de sa présence.
« Puisqu'à vivre en sage avec mes amis je vous offre un
spectacle importun et désagréable, j'ai résolu d'aban-
donner la ville et de vous quitter ^. » Il le répéta, dans
une phrase où l'on peut voir tout ensemble de la mélan-
colie, de la rancune et du défi : « Nous avions cru beau
1. Misopogon; Hertlein, p. 471.
2. Jbid.
3. Ibid.; Hertlein, p. 475.
4. iôirf.; Hertlein, p. 479.
5. /6id.; Hertlein, p. 476.
6. Ibid.
7. Ibid.; Hertlein, p. 471.
8. Ibid.; Hertlein, p. 470.
9. Ibid
168 DERNIERS MOIS A ANTIOCHE.
(le gouverner avec une sage modération, et nous nous
imaginions que ce dessein nous ferait paraître nous-
mêmes suffisamment beaux. Mais puisque vous déplai-
sent la longueur de notre barbe, la négligence de notre
chevelure, notre éloignement du théâtre, notre respect
pour les choses sacrées, par-dessus tout notre zèle à
juger, notre volonté de mettre un terme aux exactions
du marché, bien volontiers nous sortons de votre ville ^. »
C'était la rupture définitive signifiée aux habitants d'An-
tioche.
Les contemporains paraissent avoir jugé assez sévè-
rement le Misopogon. Tant que Julien vécut, les flatteurs
exaltèrent cet opuscule comme un chef-d'œuvre. Mais,
« dès que la pourpre cessa de protéger son auteur 2, »
on en aperçut les défauts et l'on en sentit l'inconvenance.
Ammien Marcellin, qu'il faut sans cesse consulter si
l'on veut connaître l'opinion moyenne, à la fois équitable
envers Julien et indépendante de toute coterie, appelle
cet écrit « un volume d'invectives » et dit que le prince,
« énumérant dans un esprit hostile les défauts de la
cité, ajouta beaucoup de choses à la vérité ^. » Saint
Grégoire de Nazianze est surtout frappé du manque de
goût avec lequel Julien « parle de sa tempérance et
raconte, comme un fait merveilleux, que jamais chez
lui excès de nourriture ne causa une indigestion^. » II
semble qu'en réunissant les jugements de ces deux écri-
1. Misopogon ; WtvWexn, p. 472.
2. Saint Grégoire de Nazianze. Oratio\, 41.
3. « Volumen composait inveclivum, quod Antiochense vel Misopogo^
nem appellavit, probra civitatis infensa mente diniimerans, addensque ve-
rilali complura. » Ammien Marcellin, XXIf, 14.
4. Saint Grégoire de Nazianze, Oralio V, 41.
LA PREPARATION DE LA GUERRE. 169
vains dissemblables de situation et de croyance, dont
l'un, qui recherche la vérité avec scrupule, blâme Ju-
lien d'y avoir manqué dans ses invectives, dont l'autre,
habitué à pratiquer humblement les plus austères
vertus, le raille de s'être vanté lui-même, on soit bien
près d'avoir la note juste et complète. Cela dit, on se
sent plus à l'aise pour reconnaître dans le Misopogon
des détails pittoresques, des traits piquants, une verve
d'autant plus naturelle qu'elle est animée de colère et
de passion. Mais il est difficile d'y voir, avec Sozomène,
« un écrit tout plein de beautés et d'esprit ^. » A une
méritoire impartialité l'historien chrétien du cinquième
siècle joint ici un excès d'indulgence.
il. — La préparation de la guerre.
L'activité intellectuelle de Julien, pendant le dernier
mois de son séjour à Antioche, parait avoir eu quelque
chose de fébrile. A la veille de partir pour la plus hasar-
deuse expédition, il semble avoir voulu, sur tous les
points^, donner sa mesure, avancer son œuvre, et, si l'on
peut dire, régler ses comptes. Il vient de le faire avec les
chrétiens, par le livre de polémique dirigé contre leur
religion. Il l'a fait avec les Juifs, par la tentative de res-
tauration de leur nationalité et de leur temple. Il Ta fait
avec les habitants d' Antioche, par le pamphlet dans le-
quel il leur rend raillerie pour raillerie. Avec plus de
1. Kà)«Xi<rTov xal jji,à).a à<7T£ïov Xdyov. Sozomène, V, 19.
2. « Diligentiam suam... ubique dividens. » Ammien Marcellin, XXIII, 1.
170 LA PREPARATION DE LA GUERRE.
sérénité, il consacre maintenant les loisirs qui lui restent
à mettre la dernière main à la réforme du paganisme.
De février 363 sont plusieurs écrits sur lesquels nous ne
nous étendrons pas, puisque nous les avons longuement
analysés dans le chapitre sur cette partie capitale de
l'œuvre de Julien, mais qu'il importe au moins de noter
à cette date : la circulaire ou encyclique sur les devoirs
des prêtres, connue sous le nom de « Fragment de let-
tre ^, » l'épitre 62, par laquelle le souverain pontife
frappe disciplinairement l'un de ceux-ci 2, l'édit sur les
sépultures, destiné à réformer dans le sens païen les
coutumes des funérailles^.
Julien était encore à Antioche, quand vint le trouver
une députation du sénat romain. On sait si peu de chose
des rapports de Julien avec ce grand corps politique et
aristocratique, si peu de chose en général de ses relations
avec l'Occident depuis la mort de Constance, que ce fait,
peu important en apparence, mérite l'attention. Aussi
Ammien Marcellin a-t-il soin de nous le faire connaître.
Il ne dit pas l'objet de la députation, mais il en nomme
les membres, qui étaient parmi les premiers personnages
de Rome^. Julien les reçut avec empressement, et les
combla d'honneurs. Il fit l'un d'eux, Turcius Rufus Apro-
nianus, préfet de Rome. Le choix était bon, car Apro-
nianus se montra « juge intègre et sévère ^. » Mais peut-
être ne fut-il pas un juge selon le cœur de Julien, car on
1. Hertlein, p. 371-392. — Voir t. II, p. 181.
2. Hertlein, p. 583. — Voir t. II, p. 182.
3. Hertlein, p. 600-602; Code Théodosien, IX, xvii, 5. — Voir t. II,
p. 208.
4. « Clare nalos, merilisque probabilis vitae compertos. » Ammien Mar-
cellin, XXIII, 1.
5. ce Judex intoger et severus. » Ammien Marcellin, XXVI, 3.
LA PREPARATION DE LA GUERRE. 171
cite surtout sa haine pour les devins et les sorciers, qu'il
poursuivit avec ardeur : il attribuait à des sortilèges un
accident qui lui arriva en Syrie et lui fit perdre un œil,
pendant qu'il se dirigeait vers Antioche avec les députés
du sénat ^. Un autre de ceux-ci, Octavius, fut nommé pro-
consul d'Afrique . Venustus, le père de Nicomaque Flavien,
devint vicaire d'Espagne. Enfin Julien promut Aradius
Rufmus à la dignité de comte d'Orient, que la mort de
son oncle venait de laisser vacante -. Malgré son engoue-
ment pour les magistrats improvisés, pour les rhéteurs
ou les philosophes élevés subitement aux fonctions admi-
nistratives, Julien sentait probablement la nécessité de
confier à un administrateur de carrière un gouvernement
aussi considérable que celui de l'Asie romaine.
Délivré d'un souci réel par cet acte de sagesse, Julien
poussait avec une ardeur croissante les préparatifs de
l'expédition de Perse. Il achevait de concentrer à Antioche
et faisait manœuvrer sous ses yeux une partie de ses trou-
pes, donnait au reste, réparti dans les garnisons d'hiver,
les instructions en vue d'une mobilisation prochaine, et
attendait avec impatience que les chantiers établis au
bord de l'Euphrate aient mis à flot la flotte de transport
et la flotte de guerre qu'à l'imitation de Trajan il faisait
construire en vue de la navigation sur les fleuves et les
canaux du pays ennemi.
Cependant, si avancée que parût la préparation de la
guerre, la paix était encore possible. Il ne tenait qu'à
Julien de traiter, et, dit-on, avec avantage. A en croire
Libanius, l'état où la mort de Constance laissa l'Orient
1. Ibid.
2. Ibid. — Sur Aradius Rufmus, voir Sievers, Das Leben des Libanius^
p. 273-274.
ri
i
172 LA PREPARATION DE LA GUERRE.
romain avait d'abord exalté l'orgueil des Perses. Ils se
voyaient déjà conquérants de la Syrie et maîtres d'An-
tioche. Mais la rapidité avec laquelle Julien prit possession
du pouvoir impérial, sa grande renommée militaire, bri
sèrent vite ces espérances. Au lieu de songer à l'invasion J
des provinces romaines, le roi sassanide trembla de voir
l'offensive hardie de Julien le chercher dans ses États. Il
sentit qu'à la tactique expectante de Constance, à un cou
rage réel, mais sans élan et sans entrain, allait succéder
cette marche en avant, cette incursion immédiate en ter-
ritoire ennemi, qui avait dompté par la terreur les peu-
plades du Rhin. Il ne vit plus de salut que dans un
négociation pour la paix. Vers la fin de 362, il écrivit
Julien pour lui demander de recevoir ses ambassadeurs^.'
Prêter l'oreille à ces propositions eût sans doute et
sage. L'histoire cite plus d'une armée romaine allant s
perdre dans les sables de la Mésopotamie ou de l'Assyrie
et l'on sait la terrible vengeance que le premier Sapo
avait tirée de Valérien. La matière ne manquait pas à u
traité. Il semble qu'il y eût, entre les Romains et le
Perses, assez de territoires vagues, sans cesse disputés,
pris et repris, jamais assimilés, pour former entre leu
deux ambitions une barrière naturelle, si de part e
d'autre on avait une fois la volonté sincère de larespec
ter. Mais s'accorder avec Sapor eût été pour Julien l'a
bandon d'un rêve longtemps caressé, le plus cher de sei
rêves après celui de la destruction du christianisme. L
fièvre belliqueuse l'avait ressaisi. « Il était, dit Ammien,=
dévoré de l'ardeur de combattre, d'abord parce que,
maintenant fatigué du repos, il n'aspirait plus qu'a
1. Libanius, Monodia super Julianum.
LA PREPARATION DE LA GUERRE. 173
bruit du clairon et au fracas des batailles, ensuite parce
qu'ayant, dans la fleur de sa jeunesse, afl'ronté les armes
des peuples les plus sauvages, reçu les supplications de
rois et de princes, qu'on aurait cru plus facile encore de
vaincre que de contraindre à demander grâce, il brûlait
maintenant d'ajouter à tous les titres qu'il avait déjà
conquis celui de Parthique^. » Une pensée moins person-
nelle et plus patriotique se joignait à ce désir de gloire.
Julien se disait que « depuis soixante ans une race in-
domptable avait rempli l'Orient de meurtres et de pil-
lage, et plus d'une fois détruit des armées romaines 2. »
Fort de ses succès passés, il se croyait en état de lui infliger
un châtiment qui la réduirait pour longtemps, peut-être
pour toujours, à l'impuissance. Trop brave pour redouter
et trop léger pour prévoir le péril, le sort de Valérien en
Mésopotamie ne l'inquiétait pas plus que ne l'avait effrayé
en Germanie le souvenir de Varus.
Le sentiment en somme peu favorable que la future
expédition excitait dans le public, et particulièrement
parmi les habitants d'Antioche, plus exposés que d'autres,
en cas de défaite, à un retour offensif de l'ennemi, ne
pouvait que l'affermir dans son dessein, en excitant son
1. « Urebatur autem bellandi gemino desiderio : primo, quod impatiens
otii lituos somniabat et prœlia; dein, quod in aetatis flore primœvo objec-
tas efferarum gontium armis, lecalentibus etiam tum regum precibus et
regalium, qui vinci magis posse, quam supplices manus lendere crede-
bantur, ornamentis illustrium gloriarura inserere Parthici cognomentum
ardebat. » Ammien Marcellin, XXII, 12. — Le titre de Parthicus, Parthicus
maximus, avait été porté par Trajan (Gagnât, Cours d'épigraphie latine,
p. 182), Verus (iWcZ., p. 187), Septirae Sévère (iôirf., p. 189), Carus (Vopis-
cus, Vita Cari, 8).
2. «... Sciens et audiens gentem asperrimam per sexaginta ferme annos
inussisse Orienticeedum et direplionum monumenta saevissima, ad interne-
cionem exercilibus noslris saepe deîetis. » Ibid.
174 LA PREPARATION DE LA GUERRE.
obstination naturelle. Aux yeux de Julien, tous les hési-
tants, tous ceux qui, dans une affaire aussi grave, pesaient
avec soin le pour et le contre, étaient des adversaires de
sa personne et de sa politique, qui craignaient de le voir
acquérir, par des succès nouveaux, une force irrésistible.
Sans doute les chrétiens redoutaient (et peut-être avec
raison) que s'il revenait de Perse en triomphateur, il ne se
tournât aussitôt contre eux pour leur faire une guerre à
mort, comme, dit-on, il l'avait annoncée Ils priaient
Dieu de détourner le danger : leurs femmes allaient dans
ce but en pèlerinage aux tombeaux des martyrs-. Mais,
en dehors de la population chrétienne, beaucoup de ses
sujets orientaux appréhendaient l'issue du conflit. Parmi
ceux qui « s'efforçaient de retarder son départ 3, » il y
avait les timides, « émus par la pensée que le déplace-
ment d'un seul homme suffirait à déchaîner les plus ter-
ribles tempêtes^. » Mais il y avait aussi les sages, qu'ef-
frayait sa tendance aux illusions, et qui répétaient devant
ses amis, avec l'espoir que ces propos lui seraient
rapportés : « Il ne faut jamais tenter la fortune, mais se
défier, au contraire, de l'excès de prospérité, comme de
ces luxuriantes récoltes qui se renversent et s'écrasent
1. Saint Grégoire de Nazianze, Oratio V, 9, 25; saint Jean Chrysoslome,
In Sanctum Babylam contra Julianum et Gentiles, 22 ; Théodoret, III, 16.
— Orose préfend que Julien avait commandé de construire à Jérusalem un
amphithéâtre, pour y exposer aux bêtes, à son retour de Perse, les évé-
ques et les moines (VII, 30); mais il faut évidemment voir dans ce détail
une déformation légendaire de la tradition.
2. J'entends ainsi l'allusion du Misopogon aux « vieilles qui rôdent
autour des tombeaux », xoîç Tiepi toù; xàçouç xaXivSoufiévotç ypaSioiç. Hert-
lein, p. 443.
3. « Studium omne in differendo procinctu ponentes. » Ammien Marcel.^
lin, XXII, 12.
4. «... Unius corporis permulatione lot cieri turbas intempestivas indi-
gnura et perniciosum esse strepebant. » Jbid.
LA PREPARATION DE LA GUERRE. 175
SOUS le poids d'épis trop lourds^. » Julien confondait tous
ces modérés avec les opposants de parti pris, « les détrac-
teurs obstinés et lâches 2. » Plus leurs sentiments se ré-
pandaient dans le peuple et pénétraient jusqu'au palais,
plus il se raidissait contre toute concession. 11 prenait un
orgueilleux plaisir à opposer « une résolution immuable
à ces aboiements de Pygmées'^. » Sa volonté s'exaltait
jusqu'au défi^. Dans ces dispositions, la réponse aux
ouvertures de Sapor n'était pas douteuse. Il les rejeta
sans examen. Déchirant la lettre que lui tendait le messa-
ger du monarque persan^ : « Vous me verrez bientôt en
personne, dit-il, sans qu'il soit besoin d'ambassadeurs 6. »
Cependant, si assuré qu'il parût de vaincre, Julien se
crut obligé de consulter les oracles avant de se mettre
«n route. Il sollicita la réponse de ceux qui étaient encore
en activité dans le monde grec, et fit interroger non
seulement la source fatidique de Daphné, rouverte par
ses soins, mais encore les grands oracles de Delphes, de
Délos et de Dodone, avec d'autres moins célèbres. Tous,
dit-on, donnèrent une réponse favorable, et promirent
1. « Dictitabant his praesentibus, quos audita referre ad imperatorem
posse rebanlur, eum, ni sedalius ageret, imniodica rerum secundarum
prosperitate, valut luxuriantes ubertate nimia fruges, bonis suis protinus
occasurum, » Ibid.
2. « Obtrer.latores desides et raaligni. » Ibid.
3. M Frustra virum circumdabant immobilem occultis injuriis, ut Pyg-
maei... » Ibid. — Ammien, si modéré d'ordinaire, partage ici la passion de
Julien.
4. Est-ce alors qu'il prononça ou écrivit ce mot rapporté par un manus-
crit : ripoç TpîêoOvov Eù9uai),r|V r.Sovy] paaiXeï 7i6),e[jioç, « au tribun Eulhu-
meles : La guerre est le plaisir du roi? » Bidez et Cumont, Recherches sur
la tradition manuscrite des lettres de Vempereur Julien, p. 47.
5. Libanius, Monodia super Julianum.
6. Libanius, Epitaphios Juliani; Reiske, t. I, p. 577. Cf. Socrate, III,
19.
176 LA PREPARATION DE LA GUERRE.
le succès de l'entreprise ^ Le texte d'une de ces réponses
a été conservé. « Nous, tous les dieux, dit un oracle, som-
mes prêts à porter des trophées près du fleuve féroce 2. Je
serai leur chef, moi, le violent et belliqueux Mars 3. »
Cette phrase d'une rare platitude, et qui donne une idée
médiocre de l'inspiration des devins et des pythies au
temps de Julien, a déridé le grave Tillemont : « la poésie
n'en est pas moins ridicule, dit- il, quoiqu'on l'attribuât
à Apollon, chef des Muses, que la prophétie s'en trouva
peu véritable^. » Mais il importe encore de remarquer
ici la prudence de l'oracle : il dit que les dieux porteront
des trophées au bord du Tigre, mais il ne dit pas claire-
ment auquel des deux belligérants seront destinés ces
trophées. Les réponses de ce genre étaient presque tou-
jours ambiguës, quoique le consultant les entendit ordi-
nairement dans le sens de ses désirs. En même temps
que ces consultations officielles ^étaient demandées au
nom de l'empereur, d'autres lui furent offertes sponta-
nément. Une foule de prétendus devins, empressés à
1. Libanius, Epitaphios Juliani; Philostorge, VII, 15; Théodoret, III,
16. — Saint Grégoire de Nazianze raille ces réponses des oracles; Ora-
tio V, 25.
2. Le « fleuve féroce » est ici mis pour le Tigre : ôripa oè iroTatièv xèv
Ttyptv à)v6[j,a(jev. Théodoret, III, 16. — Cette étymologie donnée par l'oracle
est toute grecque, car, d'après Quinte-Curce [Alex., IV, 9), Tigris en
persan voudrait dire tlèche, et le ileuve aurait été ainsi appelé à cause de
l'impétuosité de son cours.
3. Théodoret, l. c.
4. Tillemont, Histoire des Empereurs, t. IV, p. 531.
5. Deux autres réponses d'oracles sont rapportées parEunape, Continua-
tionde l' Histoire de Dexippe, fr. 26, 27; Millier, Fragm. hist. grœc, t. IV,
p. 25. L'une (faite sans doute après coup) prédit qu'après avoir subjugué
l'Empire des Perses jusqu'à Séleucie, Julien sera enlevé vers l'Olympe
dans un char de feu, délivré de tous les maux corporels, et rendu à sa
céleste origine.
Lk PREPARATION DE LA GUERRE. 177
flatter les désirs du prince, mettaient en œuvre tous les
moyens de connaître l'avenir, s'adressaient en leur
propre nom aux oracles, et, comme on devait s'y atten-
dre, rapportaient de ces multiples recherches de nou-
veaux encouragements à ses desseins ^. Mais ce fut surtout
dans son entourage intime, dans sa petite cour de néo-
platoniciens et d'occultistes, que Julien rencontra l'im-
pulsion déterminante. « Les philosophes, » comme les
appelle Ammien avec une nuance de dédain toute ro-
maine, lui révélaient sans hésitation la volonté des dieux,
et le poussaient à marcher en avant, vers .cet Orient qui
les attirait et les fascinait autant que lui-même, vers le
pays des mages, vers la mystérieuse Chaldée, vers
l'Inde brahmanique, pleine de secrets et de prestiges.
Maxime parlait en leur nom, et Julien, comme toujours,
subissait son ascendant ~. Aux espérances illimitées que
leurs prédictions et leurs promesses éveillaient en lui se
joignait une pensée de propagande religieuse, assez
étrangère à l'esprit antique^, mais que Julien tenait
peut-être, à son insu, de ses origines chrétiennes : Liba-
nius parle de son désir d'élever chez les Perses des
autels à ses dieux, et d'enseigner les sacrifices à des
peuples qui avaient horreur du sang des victimes^.
De l'Occident, cependant, lui arrivaient presque à la
même heure des avertissements significatifs. Dans le
1. Ammien Marcellin, XXII, 12.
2. Théodoret, III, 28.
3. Contraire même à la théorie des dieux nationaux professée par
Julien.
4. ... Kal Twv To alfxa çeuyovTwv, àuTûv Oyovtwv. Libanius, Epitaphios
Juliani; Reiske, t. I, p. 617. Mais Libanius voit dans son rêve de lettré
autre chose encore : « les sophistes et les rhéteurs instruisant, par de
grands discours, les fils des Persans. » Ibid.
JULIEN l'apostat. — III. 12
178 LA PREPARATIGxN DE LA GUERRE.
monde aristocratique et religieux de Rome, on voyait
avec inquiétude une expédition dont les dangers l'em-
portaient peut-être sur les avantages. Julien s'était
illustré en Germanie par des guerres de défense plus
que de conquête, et qui avaient eu pour unique but de
rendre inviolable la ligne romaine du Rhin. La défense
de l'Empire contre les incursions des Perses ne pourrait-
elle être assurée de même en Orient, sans qu'il fût
besoin de les aller chercher au cœur de leur pays, et
peut-être de s'égarer témérairement sur des routes encore
plus lointaines? Les hommes politiques qui siégeaient
au sénat romain ou occupaient les hauts postes admi-
nistratifs de l'Occident avaient suivi de loin, sans s'y
mêler beaucoup, les expériences de diverse sorte tentées
par Julien : et probablement avaient-ils appris à le con-
naître assez pour se défier de son penchant aux chi-
mères, comme de sa docilité aux plus médiocres et
aux plus dangereux conseillers. Un sur instinct les
avertissait que s'il avait fait des merveilles pendant
les six années de son gouvernement des Gaules, cela
tenait en partie à ce qu'il n'avait joui alors que d'une
demi-indépendance, et à ce qu'une surveillance méti-
culeuse et parfois tyrannique l'avait empêché d'y mon-
trer autre chose que ses qualités. La toute-puissance
mettait maintenant en lumière ses défauts, et cela fai-
sait trembler. Divers faits nous portent à croire que
l'aristocratie païenne de Rome, maîtresse des grands
sacerdoces et de nombreux instruments divinatoires, fît
jouer, pour entraver des desseins qui l'inquiétaient, tous
les ressorts religieux qu'elle gardait sous la main.
Julien avait près de lui, faisant partie de sa maison,
des représentants de l'haruspicine officielle. Ceux-ci
LA PREPARATION DE LA GUERRE. 179
étaient des occidentaux, qui se vantaient de conserver
les traditions de la science étrusque. Organisés en col-
lèges, ils demeuraient soumis, dans l'exercice de leur
art, à des règles précises. Leurs réponses, empreintes de
tout le formalisme latin, n'avaient rien de commun avec
la libre inspiration et les audacieuses fantaisies des
adeptes de la théurgie néoplatonicienne. Aussi étaient-ils
avec ceux-ci en rivalité continuelle^. Ils représentaient
auprès de Julien l'esprit de Rome et de l'Italie, par oppo-
sition à l'esprit asiatique. Il est tout naturel qu'ils aient
reçu le mot d'ordre des dignitaires du paganisme ro-
main, et suivi les directions de ceux-ci. Leur rôle, à la
veille de l'expédition de Perse, fut vraisemblablement
de se faire les interprètes des idées prudentes, des
craintes et des hésitations de l'Occident. C'est bien de
la sorte qu'ils paraissent avoir agi. Les « haruspices
étrusques, » comme les appelle Ammien, se montrent,
dans toutes les circonstances où ils sont interrogés, dé-
favorables à l'expédition de Perse, à laquelle poussent,
au contraire, « les philosophes- » La première fois qu'ils
eurent à émettre sur ce sujet un avis formel, ce fut à la
suite d'un tremblement de terre qui agita Gonstantinople,
quelque temps avant la date que Julien avait choisie
pour quitter Antioche. Julien s'émut de la nouvelle, et,
comme il était d'usage quand se produisait un phéno-
mène insolite, il leur demanda un rapport sur la signi-
fication de celui-ci. « Le présage, répondirent les harus-
pices, est défavorable pour un souverain qui se prépare
à envahir une terre ennemie-. » La réponse allait trop
1. Ammien Marcellin, XXllI, 5.
2, Ammien Marcellin, XXIII, 1.
180 LA PRÉPARATION DE LA GUERRE.
contre le désir de Julien, pour qu'il n'essayât pas de
tourner les difficultés qui naissaient de cet avis ^ Sur le
conseil des asiatiques, il fit des sacrifices à Neptune, et
se flatta d'avoir détourné la colère de ce dieu ~.
Une autre réponse semble montrer plus clairement
encore Tinter vention des chefs du parti païen de Rome
et leurs efforts pour entraver l'expédition projetée. En
même temps que les oracles orientaux, Julien avait pres-
crit de consulter les livres sibyllins. La réponse de ceux-
ci fut (( l'interdiction pour l'empereur de sortir cette
année du territoire romain^. » Comme les livres sibyl-
lins étaient mystérieusement interrogés dans le temple
d'Apollon Palatin, en dehors de toute assistance du
public, par le collège des quindécemvirs, composé des
plus grands personnages de l'aristocratie romaine ^, il
ne sera pas téméraire de croire que l'avis négatif envoyé
par eux correspondait de tout point à leurs propres sen-
timents.
Ammien ne nous dit pas par quels raisonnements
ou par quelles pratiques Julien et ses conseillers neutra-
lisèrent l'autorité du plus célèbre des oracles de la vieille
Rome. Ce que nous savons, c'est que cette réponse ne
modifia pas les projets de lempereur et ne retarda pas
1. D'après Libanius, Julien était tellement versé dans la science des pré-
sages, que, lui présent, les augures étaient contraints de dire la vérité,
parce que ses yeux savaient découvrir toute feinte; Lpitapliios Ju-
Liani; Reiske, t. I, p. 582. Il est probable que, dans la circonstance, il
aperçut clairement la mauvaise volonté des Occidentaux.
2. Libanius, Epitaphios Juliani.
3. « lisdem diebus nunliatum est ei per litleras Romae super hoc bello
libros Sibyllae consullos, ut jusserat, imperatorem eo anno discedere a
limitibus suis aperto prohibuisse responso. «Ammien Marcellin, XXIIl, l.
4. Sur la manière de consulter les livres sibyllins, voir les Dernières per-
sécutions du troisième siècle, 3* éd., p. 23'», note 1.
LA PREPARATION DE LA GUERRE. 181
son départ. Quand tous les préparatifs eurent été ache-
vés, il donna l'ordre de marche. Les troupes, tant d'An-
tioche que des diverses garnisons où elles avaient été
établies pour l'hiver, furent averties de se mettre en
route, pour se trouver réunies à Hiérapolis, près de l'Eu-
phrate^. L'opération devait être faite avec autant de
célérité que de secret. Il importait à Julien d'arriver sur
le territoire de l'ennemi sans que celui-ci eut l'éveil.
Aussi, avant les troupes, avait-il envoyé des éclaireurs,
moins pour être renseigné sur les mouvements des Per-
ses, qui étaient encore loin de l'Euphrate, que pour
garder tous les chemins par où les nouvelles de son
approche eussent pu parvenir jusqu'à eux 2.
La suite des événements montrera que Julien n'avait
point, avant de partir, conçu de plan d'ensemble. Il
s'attendait à finir la campagne avant l'hiver 3, par quel-
que coup d'éclat. Les événements le conduiraient, plutôt
qu'il n'essaierait de les conduire et de les prévoir. Fon-
dre sur le pays ennemi, pousser hardiment sa pointe en
avant, surprendre par la promptitude de son arrivée et
par la brusquerie de son attaque, telle avait été sa tacti-
que au milieu des forêts de la Germanie ou dans les
plaines de la Campine. Il se figurait que, grâce à la vail-
lance personnelle et à la bravoure de ses troupes, les
mêmes moyens, qui étaient d'un partisan plus que d'un
général, vaincraient encore sur les bords du Tigre. Peut-
être l'habitude qu'il avait eue jusqu'à ce jour de com-
battre des tribus barbares, intrépides mais indisciplinées,
portant sur les champs de bataille leur turbulence et
t. Ammien Marcelin, XXIII, 2.
2. Ammien Marcellin, /. c. ; Julien, Ep. 27; Herllein, p. 519.
3. Ammien Marcellin, XXUI, 2.
182 LA PREPARATION DE LA GUERUE.
leur indépendance natives, et aussi promptes au décou-
ragement qu'à l'enthousiasme, avait-elle peu préparé
Julien à lutter contre toutes les ressources d'un vaste
Empire, protégé par des places fortes, gouverné par un
seul monarque, défendu par des armées régulières, et
au milieu duquel la guerre pourrait durer longtemps,
parmi des fortunes diverses.
A défaut d'un plan de campagne concerté d'avance,
et qui lui eût permis de faire mouvoir avec précision
toutes les parties de l'instrument excellent qu'il avait
préparé, armée, flotte de transport, flotte de combat,
machines de siège*, équipages de pontonniers, Julien
avait-il préparé les alliances sans lesquelles il est difficile
d'entreprendre avec succès une grande guerre ? Il sem-
ble avoir montré, sur ce point encore, peu de prévoyance.
Ce n'est pas que les occasions lui aient manqué. Con-
fiantes dans son habileté et croyant à ses victoires, beau-
coup des tribus indépendantes qui, au nord et au sud,
avoisinaient la Perse lui avaient fait des offres de con-
cours 2. Toujours il les avait poliment éconduites. Le sens
invariable de ses réponses avait été celui-ci : « Il n'est pas
de la dignité de l'Empire de recourir à un secours étran-
ger, et de se faire des amis et des alliés qu'il serait peut-
être obligé un jour de payer par des subsides ^. « Ammien
admire « cette belle confiance ; » mais une politique plus
réaliste l'eût peut-être jugée imprudente. Constance,
1. Voir la description de ces machines dans Ammien Marcellin, XXIII, 4.
2. Ibid., 5.
3. « ... Speciosa fiducia principe respondente, nequaquam decere adven-
tiliis adjumenlis rem vindicari romanam, cujus opibus foveri conveniret
amicos et socios, si auxilium eos adegerit nécessitas implorare. » Ammien
Marcellin, XXIII, 2.
LA PREPARATION DE LA GUERRE 183
dont Julien méprisait la diplomatie sans peut-être l'éga-
ler, avait été plus prévoyant. Il n'avait pas dédaigné, en
338, de négocier avec « des brigands arabes » pour se
faire d'eux des alliés contre les Perses ^ ; et se croyant, en
361, à la veille d'en venir aux mains avec Sapor, il avait
essayé de gagner à sa cause les princes et les satrapes
indépendants des contrées situées au-dessus du Tigre, en
particulier les rois d'Arménie et d'Ibérie-. Au seul roi
d'Arménie Julien rappela l'alliance alors conclue 3. D'un
ton un peu fier, et qui eût mieux convenu vis-à-vis d'un
vassal que d'un allié, il le fit inviter « à tenir prêtes de
bonnes troupes, et à attendre les ordres qu'il lui enver-
rait prochainement pour lui dire dans quelle direction
marcher et où porter son attaque *. » En plus de cette
seule alliance, Julien semble avoir compté sur la diver-
sion politique que produirait la présence dans son armée
du prince persan Hormisdas.
Hormisdas jouait, à la cour des empereurs du qua-
trième siècle, un rôle analogue à celui des Stuarts dans
la France du dix-septième. C'était le prétendant que l'on
comblait d'égards et d'honneurs et que l'on tenait en
réserve pour le tourner, à l'heure opportune, contre l'en-
nemi héréditaire. S'étant vu préférer parles grands du
1. Julien, Oratio\\ Herllein, p. 25.
2. Ammien Marcellin, XXI, 6.
3. Voir t. II, p. 33, 46.
4. « Solum Arsacem inonuerat Armeniae regem, ut coUectis copiis vali-
disjubenda opperiretur, quo lendere, quid deberet urgere, propeie cogni-
turus. » Ammien Marcellin, XXIII, 2. — La lettre de Julien à Arsace, pu-
bliée dans le recueil de sa correspondance (65 de l'édition Hertlein), est
manifestement apocryphe. Sozomène (VI, 1) résume une lettre de Julien
à Arsace, peu différente de celle-ci, et qui n'est probablement pas plus au-
thentique.
184 LA PREPARATION DE LA GUERRE.
royaume son frère Sapor, il s'échappa, se réfugia d'abord
près du roi d'Arménie, puis se rendit auprès de Constan-
tin. Cela se passait en 323. Depuis cette époque, il vécut
sous la protection de l'autorité impériale, traité en
prince, et recevant un commandement toutes les fois
que recommençaient les hostilités avec la Perse ^. Au
reste, Hormisdas paraît avoir tenu dignement sa place.
Il usait volontiers de la liberté de parole que lui assurait
son rang. On l'a vu, en 357, lors du voyage triomphal
de Constance à Rome, rappeler d'un mot tantôt spirituel,
tantôt mélancolique, à une juste mesure des choses la
vanité exaltée de l'empereur 2. Son regard accoutumé
aux éblouissements du luxe oriental regardait avec calme
les splendeurs plus sobres de TOccident. Il se consolait
de la beauté de Rome en songeant qu'on mourait là
comme ailleurs 2. Sa philosophie douce et un peu ironi-
que s'éclairait peut-être d'une lumière plus haute. Il
semble s'être converti au christianisme. On assure que,
se trouvant à Antioche en même temps que Julien, il
visita Ronose et Maximilien dans la prison et se recom-
manda à leurs prières*. Julien l'avait amené, avec le
dessein de l'employer dans l'expédition de Perse. Il
comptait sur les relations qu'Hormisdas conservait avec
ses compatriotes et sur les moyens qu'il pourrait avoir de
se former parmi eux un parti et de susciter peut-être une
révolution. Comme tous les Persans d'un rang élevé ^,
1. Sur Hormisdas, détails dans Jean d'Anlioche, fr. 177; Miiller, Fragm.
hist. grec, t. IV, p. 605.
2. Voir t. I, p. 414.
3. Ammien Marcellin, XVI, 10,
4. Passio SS. Bonosi et Maximiliani, 3.
5. Ammien Marcellin, XXIII, 6.
LA PREPARATION DE LA GUERRE. 185
Hormisdas était un cavalier accompli : Julien lui réser-
vait le commandement d'un corps de cavalerie.
Tout étant ainsi réglé, Julien se prépara lui-même à
partir. 11 ne voulut pas le faire sans dire adieu à ceux
de ses amis qu'il n'emmenait pas. Le préfet du prétoire
Salluste, le maître des offices Anatole, le médecin Ori-
base, les philosophes Maxime et Priscus, avaient été
désignés pour l'accompagner : seul ou presque seul du
groupe des intimes restait Libanius. Julien ne pouvait
songer à lui faire, comme à d'autres, un vulgaire pré-
sent. Libanius était désintéressé : il le dit trop, mais il
ne dit, en cela, que la vérité. « Je te ferai, lui avait
annoncé Julien, un grand cadeau, mais tel que, cette
fois, tu ne puisses pas le refuser. » L'ayant obligé à di-
ner avec lui : « Mon ami, dit-il, il est temps que je t'of-
fre mon cadeau. » Libanius se demandait de quoi il pou-
vait être question; mais Julien, élevant la voix, lui dit :
« Je t'ai inscrit sur la liste des orateurs, à cause de ton
éloquence, et sur celle des philosophes, à cause de tes
vertus 1. » Libanius avait le cœur assez haut pour esti-
mer comme une suffisante récompense cette parole
royale.
Avant de quitter Antioche, Julien pourvut à un der-
nier soin d'administration. La Syrie était à ce moment
sans gouverneur. Il fit consulaire de cette province, dit
Ammien, « un personnage originaire d'Héliopolis ,
nommé Alexandre. Julien déclarait que celui-ci n'était
pas digne d'un tel poste, mais ajoutait qu'un juge de
cette sorte convenait à des gens avares et injurieux
i. Libanius, De Yila; Reiske, 1. 1, p. 89.
186 LA PREPARATION DE LA GUERRE.
comme étaient les habitants d'Antioche i. » Libanius,
qui connut beaucoup cet Alexandre, confirme le témoi-
gnage d'Ammien : dans une lettre à Julien lui-même
il peint le caractère âpre et cruel du nouveau gouver-
neur, qui tout de suite terrorisa Antioche et de la ville
brillante et joyeuse dont s'irritait Julien fit « une ville
Spartiate -. » C'était bien ce que voulait Julien, surtout
quand Alexandre tourna cette dureté contre les chré-
tiens. Il employait tous les moyens pour les contraindre
à sacrifier. Libanius, toujours prêt à plaider la cause des
malheureux, et qui avait, à plusieurs reprises, recom-
mandé à Alexandre la modération envers les villes de sa
province ^, vit le caractère immoral et tyrannique de
cette propagande. « Sois zélé envers les dieux, écrivait-il
à Alexandre, et accrois autant que tu pourras le nom-
bre de leurs adorateurs. Mais ne t'étonne pas s'il s'en
trouve qui, après avoir sacrifié, regrettent ce qu'ils vien-
nent de faire. En public ils t'obéissent : de retour chez
eux, leurs femmes, les larmes, la nuit les conseillent au-
trement. » Et comme un de ceux-là, Eusèbe, était me-
nacé d'une condamnation : « Il vient, continue Libanius, |
de s'échapper des chaînes et des mains des soldats, et
de se réfugier chez moi. Déclare qu'il est libre, ou viens
l'arracher de ma maison. Et, si tu choisis cette dernière
alternative, sache que tu ne me trouveras pas plus lâche
qu'Admète ^. »
Ce choix extraordinaire, et probablement sans précé-
1. Ammien Marcellin, XXIII, 2.
2. Libanius, Ep. 122.
3. Libanius, Ep. liiS, liôO.
4. Libanius, Ep. 1059. — Sur l'allusion à Admèle, voir Thucydide,
136, 137.
LA PREPARATION DE LA GUERRE. 187
dent, d'un magistrat capable, non de bien gérer sa
charge, mais de rendre malheureux ses administrés ',
montre combien était tenace et profonde la rancune de
Julien contre les habitants d'Antioche. Ceux-ci, le voyant
partir, craignirent d'autres effets encore de sa colère.
Ils se souvinrent de la menace contenue dans le Misopo^
gon. La présence d'une cour, même aussi peu luxueuse
que celle de Julien, est toujours une source de pro-
fits pour une ville : ils craignirent d'en être privés à
l'avenir. Ils redoutèrent de voir transféré à une autre
ville ce rang de capitale de l'Orient que leur cité occu-
pait sinon officiellement, du moins en fait, et qu'avait
consacré la longue résidence de Constance. Aussi essayè-
rent-ils de réparer leurs fautes par les hommages dont
ils entoureraient son départ. Quand il sortit de la ville, le
9 mars, par un radieux soleil de printemps ~, une foule
énorme lui fit cortège. On lui souhaitait à grands cris un
prompt et glorieux retour. On le suppliait de s'apaiser et
de regarder Antioche d'un œil favorable. Mais lui con-
servait un air sévère ^. Un incident récent, sur lequel
nous manquons de détails, venait de porter au comble
son mécontentement. Il n'avait pu, avant de partir, of-
frir un sacrifice. « Je sais pourquoi, dit Zosime, mais je
ne veux pas le dire ^. » Cette singulière réticence de
l'historien païen permet de supposer soit quelque em-
î. Saint Grégoire de Nazianze pense peut-être à cette nomination,
quand il reproche à Julien « des gouvernements de provinces livrés non
aux plus équitables, mais aux plus inhumains, » al oï xàiv èôvàiv àp^/ai où
toi; £7îicixecxoctoii;, a)>).à to?; àravOpwT^oTcxT&i; Èvô/cipîi^ovTO. Oratio V, 19.
2. « Apricante cœlo. »
3. Ammien Marcellin, XXIU, 2.
4. Zosime, III.
Ai
188 LA PREPARATION DE LA GUERRE.
pêchement de mauvais présage, qui aurait assombri Ju-
lien, soit quelque opposition de parti pris, qui l'aurait
exaspéré. Eu tout cas, les citoyens d'Antioche portèrent
le poids de sa mauvaise humeur. A toutes leurs prières
il répondait durement : a Jamais vous ne me reverrez. La
campagne terminée, je me rendrai en Cilicie par le
plus court chemin, et je m'établirai à Tarse pour l'hi-
ver : déjà j'ai donné à Memorius, préfet de la province ^,
l'ordre d'y préparer ma demeure -. » Il disait encore :
« Je fuis une ville rempHe de toute espèce de vices, d'in-
jure, de turbulence, d'impiété, d'avarice, d'audace, je
condamne ses mœurs et je me tourne vers une plus pe-
tite^. » Repoussé par ces dures paroles, le peuple finit
par se disperser : seuls les sénateurs, en grand nombre,
persistèrent à accompagner Julien, afin de lui présenter
de nouveau les doléances de la ville à la première étape.
Avant de le suivre nous-même sur le chemin qui
l'emporte loin d'Antioche, il nous faut relater un bruit
qui, après son départ, courut dans les milieux chrétiens.
On raconta que des cadavres avaient été trouvés dans
rOronte, soit de chrétiens secrètement égorgés, soit de
victimes humaines immolées aux dieux. Dans des cham-
bres écartées du palais, disait-on, dans des puits, dans
des fosses, furent rencontrés des débris de corps de
jeunes garçons et de jeunes filles, qui avaient été mis à
1. Sur Memorius, voir Julien, Oratio VU; Herllein, p, 223. C'était
un des correspondants de Libanius, Ep. 1444.
2. « Loquebalur aspeiius, se esse eos asserens postea non visuros.
Disposuisse enim aiebat, hiemandi gratia per compendiariarn viarn, con-
summato procinctu, Tarsuin Ciliciae reversurum : scripsisseque ad Memo-
rium praesidern, ut in eadem urbc cuncta sibi congrua pararentur. » Am-
mien Marcellin, XXIII, 2.
3. Libanius, Legatio ad Julianum; Reiske, 1. 1, p. 469.
LA PRÉPARATION DE LA GUERRE. 189
mort dans des cérémonies d'évocation, dans des rites di-
vinatoires, dans « des sacrifices illégitimes ^ » Non seu-
lement saint Grégoire de Nazianze se fait l'écho de ces
bruits, mais encore saint Jean Chrysostome, qui habi-
tait Antioche au moment où y résida Julien, et pouvait
avoir de dix-huit à vingt ans en 363, les reproduit dans
un discours prononcé dans cette ville : « Qui compterait,
dit-il, les nécromancies, les immolations d'enfants 2? » H
attribue à des pratiques secrètes de Julien lui-même ces
meurtres rituels. Malgré l'autorité de ceux qui les rappor-
tent, l'histoire n'accueillera pas sans hésitation d'aussi
épouvantables rumeurs. On sait combien vite s'échauffe
l'imagination populaire, et avec quelle facilité se créent
les légendes. Mais il faut reconnaître aussi que les lé-
gendes, quand elles sont tout à fait contemporaines,
supposent ordinairement un fait, plus ou moins altéré
et grossi, qui en a été l'occasion. Ce que l'on sait du ca-
ractère de Julien rend difficile de le croire personnelle-
ment coupable de crimes aussi monstrueux. Mais, à une
époque où l'on avait peu le respect de la vie humaine,
ils n'étonneront qu'à demi, s'ils eurent pour auteurs quel-
ques-uns de ces fanatiques, adonnés aux pratiques les plus
secrètes de l'occultisme, qui se rassemblaient autour de
Juhen. Il y a bien des ténèbres dans le paganisme. On
peut admettre qu'à une époque de crise suprême comme
celle où il était arrivé, à la veille d'une tentative der-
1. Twv àvaTe[;.vo[JL£Vtov TtaîSwv te xal uapôévwv èiri <^vya.-^oijia. xat f;.avTetqi
xai ôuataiç oO vsvofxiafxévai;. Saint Grégoire de Nazianze, Oratio IV, 92.
Il sen^ble faire encore allusion à ces sacrifices impies, lorsqu'il s'écrie,
Oratio V, 25 : ïloù açaYia cpavspà xe xai àcpavyj ;
2. Saint Jean Chrysostome, In Sanctum Babylam contra JuUanum et
Gentiles, 14.
190 DE L'OROINTË A L'EUPHKATE.
nière dans laquelle son sort allait se jouer, au milieu de
la fièvre de curiosité où se trouvaient ses adeptes les plus
exaspérés, il eut ses « messes noires. » Ces horreurs ont
pu se couvrir du nom de Julien, sans l'aveu et à l'insu de
celui-ci.
III. — De rOronte à l'Euphrate.
La première ville où Julien se soit arrêté est Litarbe,
à quinze lieues emiron d'Antioche. On y accédait par
une route encaissée entre une montagne abrupte et un
marais semé de grosses pierres : elles débordaient
jusque sur la voie , qui présentait parfois des passes
difficiles à franchir. Il était neuf heures du soir quand
Julien arriva à Litarbe. A peine était-il installé dans la
maison qui lui avait été préparée, qu'il fut obligé de
donner audience à la députation du sénat d'Antioche ^.
Libanius n'était point avec elle, parce que Julien, avant
de partir, lui avait interdit de lui adresser jamais la
parole en faveur de l'ingrate cité -. On devine la récep-
tion qui fut faite aux sénateurs , et la réponse que leur
adressa Julien.
Prévoyant la suprême tentative qu'ils feraient encore
auprès de lui : « Je sais, dit-il, que vous mettez votre
confiance en celui que vous allez m'envoyer maintenant
comme ambassadeur (c'est-à-dire en Libanius) ; mais lui
aussi, à mon retour, je l'emmènerai avec moi à Tarse ^. »
Malgré ces décourageantes paroles, les sénateurs, ren-
1. Julien, Ep. 27; Herllein, p. 515.
2. Libanius, Legatio ad Julianum; Reiske, t.
3. Libanius, De Vita sua; Reiske, 1. 1, p. 90.
DE L'ORONTE A L'EUPHRATE. 191
voyés à Antioche, supplièrent Libanius d'intercéder à
son tour. La défense que lui avait faite Julien pesa peu
auprès de l'occasion de composer une belle harangue,
et par elle de rendre service à ses concitoyens. D'ail-
leurs, Julien lui avait interdit de parler pour eux, mais
non d'écrire en leur faveur. Libanius, entrant tout à fait
dans son rôle de médiateur, écrivit deux harangues,
l'une à Julien, l'autre aux citoyens d'Antioche. Dans la
première^, Libanius accable Julien des éloges accou-
tumés. Il l'adjure au nom de Minerve, au nom de l'autel
de la Pitié que Julien, dans sa jeunesse, a pu encore voir
à Athènes. Il lui prédit qu'un jour on lui élèverait aussi
des autels, on lui offrirait des sacriflces et des prières,
comme à Hercule. Il le supplie de maintenir à Antioche
le privilège de l'abriter pendant l'hiver, et le met en
garde contre les gens de Tarse, qu'il représente comme
turbulents et insupportables. Cette pièce de rhétorique
fut peut-être envoyée à Julien ; à coup sûr elle ne lui
fut point récitée, car Libanius ne revit point celui-ci -.
L'autre harangue prêchait aux Antiochiens la contrition
et la sagesse ^. Elle leur demandait de manifester à
l'empereur leur repentir en fermant les théâtres, en di-
minuant les courses de chevaux, en modérant l'illumi-
nation des bains. « Corrigeons-nous nous-mêmes, afin de
n'être pas jugés, » concluait-il avec un accent presque
apostolique *. Il n'est pas probable que cette harangue
1. Legatio ad Julianum (upEdêeuTixô; Tipo; 'loyÀiavdv); Reiske, t. 1,
p. 451-483.
2. Socrate, III, 17.
3. Ad Antiochenos de régis ira (icpô; xoO; 'Avrio/laç îiept T?i; toù pao-t-
).eû; optxïj:) ; Reiske, t. I, p. 484-506.
4. Cf. saint Paul, I Cor., xi, 31.
192 DE L'ORONTE A L'EUPHRATE.
ait été non plus prononcée en public. La rapidité avec
laquelle se précipitèrent les événements retira vite leur
à-propos et leur utilité aux deux compositions sur les-
quelles s'exerça la rhétorique laborieuse et la sincère
bonne volonté de l'excellent sophiste.
De Litarbe, Julien se rendit à Bérée. Un peu avant
d'entrer dans cette ville, il vit un jeune homme venir à
lui en suppliant. C'était le fils du principal magistrat de
Bérée. Le jeune homme, par entraînement, faiblesse ou
ambition , s'était fait récemment païen. Son père , qui
était un chrétien zélé, l'en avait puni en le chassant de
sa maison et en le déshéritant. Julien fit bon accueil au
suppliant, et lui promit d'apaiser la colère paternelle^.
Julien raconte lui-même son séjour à Bérée, dans une
lettre, véritable relation de voyage, adressée à Libanius.
Dans cette ville, dit-il, « Jupiter nous montra tous pré-
sages favorables. J'y séjournai un jour entier : je montai
à l'Acropole, et j'immolai un taureau à Jupiter, selon le
rite royal. J'eus ensuite quelques moments d'entretien
avec le sénat sur les affaires de religion -. » Cet entre-
tien eut lieu dans un festin, où Julien avait convié tous
les décurions ^. Il avait fait asseoir l'un près de l'autre ,
sur le lit où lui-même était assis, le président du sénat et
le fils déshérité. Au milieu du repas, il dit au père : « Il
me semble qu'il n'est pas juste de contraindre l'inclina-
tion de personne. Laisse à ton fils la liberté de suivre
une autre religion que la tienne, comme je vous laisse
la liberté de suivre une autre que la mienne, bien qu'il
2. Julien, Ep. 27 ; Herllein, p. 516.
. Théodoret, l. c.
DE L'ORONTE A L'EUPHRATE. 193
me fût très facile de vous priver de cette liberté. — Tu
me parles, seigneur, répondit le père, en faveur d'un
scélérat qui s'est rendu digne de la haine de Dieu et qui
a préféré le mensonge à la vérité. — Laissons là, je te
prie, dit Julien, les injures et les invectives; » puis se
tournant vers le jeune païen : « Puisque , malgré ma
prière, ton père ne veut plus s'occuper de toi, c'est moi
qui en prendrai soin^. )> Julien s'était montré tout en-
semble habile et modéré ; cependant ce dialogue était
une mauvaise préface pour le discours de propagande
qu'il adressa ensuite aux sénateurs de Bérée. « Tous,
raconte- t-il, ont applaudi à mes paroles, mais peu ont
été convaincus, et c'étaient précisément ceux qu'avant
de parler je savais déjà bien pensants. Sous prétexte de
franchise , les autres se sont laissé aller à dépouiller et
à perdre tout respect -. »
Julien fut désolé de cet insuccès. « J'en atteste les
dieux, écrit -il à Libanius, ce qui l'emporte chez les
hommes, c'est de rougir du bien, de la grandeur d'àme,
de la piété, et de se glorifier, au contraire, des choses
les plus honteuses, le sacrilège, la mollesse de l'esprit et
du corps ^. » On remarquera qu'en trouvant chrétiens
les principaux habitants de Bérée , Julien leur adresse
les mêmes reproches et leur impute les mêmes vices
qu'aux habitants d'Antioche. Cette phrase de sa lettre
semble, en deux mots, une réplique du Misopogon.
La seconde étape de Julien fut Batné. Il trace de cette
ville un joli portrait. Située dans une plaine semée de jeu-
1. Théodoret, l. c.
2. Julien, Ep. 27; Herllein, p, 516.
3. Ibid.
JULIEX l'apostat. — III. 13
194 DE L'ORONTE A L'EUPHRATE
nés cyprès (Julien, auquel, comme à beaucoup d'anciens,
manqua le sens du pittoresque , remarque avec éloge
qu'on n'y voit pas de vieux arbres), Batné lui rappela le
faubourg enchanteur de Daphné, avant l'incendie ^. « La
résidence royale n'a rien de magnifique : c'est une
maison construite de terre et de bois, sans aucun orne-
ment. Le jardin, plus modeste que celui d'Alcinotis, est
comparable au jardin de Laerte; il renferme un tout
petit bois de cyprès : le long de la clôture sont beaucoup
d'arbres de même essence, bien venus et bien rangés :
au milieu, des carrés, plantés de légumes et de toute
espèce d'arbres fruitiers -, » Non moins que l'aspect du
lieu, l'accueil des habitants fut pour réjouir le cœur de
Julien. « Le nom de Batné est barbare , dit-il, mais le
pays est grec. » Julien, qui à Bostra s'était trouvé si dé-
sagréablement en contact avec des chrétiens, ne ren-
contra à Batné que des hellènes. « De toute la contrée
montaient les vapeurs de l'encens, et partout on voyait
de pompeux sacrifices ^. »
Les démonstrations de zèle paraissaient si grandes,
que Julien en ressentit quelque embarras. Il se demanda
si tout était sincère dans une dévotion si étalée. « Tout
en me causant, dit-il, un vif plaisir, cet empressement
me parut un peu trop chaud, et comme une exagération
du culte dû aux dieux. Car il convient que les cérémo-
nies pieuses et sacrées soient accomplies hors de la foule,
en silence, par ceux-là seuls qui sont venus dans ce but,
non par ceux qu'y attire un autre motif. » Mais Julien
1. Julien, Ep. 27; Herllein, p. 516.
2. Ihid.
3. Ibid,
DE L'ORONTE A LEUPHRATE. 195
ne désespère pas de mieux instruire de l'esprit du paga-
nisme, tel qu'il le conçoit, les gens de bonne volonté :
(( on leur apprendra bientôt à garder la mesure conve-
nable. » Quant à lui, il a continué, à Batné, ses dévo-
tions accoutumées, offrant un sacrifice le soir de son
arrivée, et un autre le lendemain de grand matin, selon
la règle qu'il s^était faite. Et il a eu la satisfaction
de trouver, dans ce sacrifice, des signes de bon au-
gure^.
De Batné, Julien se dirigea vers Hiérapolis. Avant d'y
arriver, il parait avoir traversé le territoire de Cyr. La
Chronique d' Alexandrie raconte que, passant dans cette
région, Julien aperçut une grande foule de pèlerins,
assemblés devant une caverne. Là vivait un ermite,
nommé Domitius, très vénéré dans la contrée. Julien
l'envoya inviter, par un fonctionnaire chrétien de sa
suite, à demeurer dans la retraite, « sans chercher à
plaire aux hommes » en recevant tout ce monde. Le
saint homme répondit qu' « ayant depuis longtemps
consacré à Dieu son corps et son âme, il s'était enfermé
dans ce lieu, mais qu'il ne pouvait pas chasser ceux que
la foi lui amenait. » Irrité de cette réponse, voyant
peut-être quelque chose de séditieux dans la popularité
de l'ermite, Julien commanda, dit-on, de murer l'entrée
de la caverne. La Chronique ajoute que Domitius y périt,
et fut honoré comme martyr -.
1. ^Hv y.aXà xà Updc. Iblcl.; Hertlein, p. 518.
2. Chronique d'Alexandrie; Migne, P. G., t. XCII, p. 297-298. — Tille-
mont dit à ce propos: « L'autorité de la Chronique d"* Alexandrie, et la
conformité de cette histoire avec la manière d'agir de Julien, semblent
des preuves suffisantes pour nous assurer de la vérité de ce récit, quoique
nous n'en trouvions rien dans Théodoret ni dans les autres auteurs de ce
temps-là. » Mémoires, t. VII, p. 423. Cependant le silence de ces auteurs,
196 DE L'ORONTE A L'EUPHRATE.
Le séjour d'Hiérapolis, grande ville ^ riveTaine de
l'Euphrate, fut encore plus agréable à Julien que celui
de Batné. Cependant un funeste présage sembla l'at-
trister d'abord. Tous les citoyens, qui étaient accourus
à sa rencontre 2, en furent témoins. Au moment où il
passait sous une des portes de Tenceinte, un portique,
situé à gauche, s'écroula, écrasant sous un amas de
poutres et de tuiles cinquante soldats : la plupart furent
tués, quelques-uns seulement blessés 3. Mais l'impression
fâcheuse que Julien ressentit de cet accident se dissipa
vite. Il avait accepté l'hospitalité d'un fervent hellène,
qui était parent par alliance de Sopater, l'élève et
gendre « du divin Jamblique, » c'est-à-dire de celui
de tous les représentants de la troisième période du
néoplatonisme que préférait Julien*. Entendre parler
de Sopater, et surtout de Jamblique, l'un des néopla-
toniciens qui avaient contribué à créer, autour de doc-
trines jadis sobres et sévères, l'atmosphère de rêves,
le monde de fantômes et de prestiges où Julien se plai-
sait à vivre, fut pour celui-ci « plus doux que le nectar. »
Julien avait une autre raison encore d'aimer la com-
pagnie de son hôte. Celui-ci était à ses yeux un « con-
qui rassemblent avec soin les faits relatifs à la persécution de Julien,
peut laisser des doutes sur les détails de cette histoire.
1. (( Civitatis capacissimœ. » Ammien Marcellin, XXIII, 2,
2. Julien, Ep. 27; Hertlein, p. 518.
3. Ammien Marcellin, /, c.
4. Le sens de ce passage de YEp. 27, mal compris jusqu'ici, a été réta-
bli, d'après la traduction manuscrite, par M. Bidez, Notes sur les lettres
de l'empereur Julien, dans le Bulletin de la classe des Lettres de l'A-
cadémie royale de Belgique, 1904, p. 493-496.
DE L'ORONTE A L'EUPHRATE. 197
fesseur » de rhellénisme. Il habitait déjà Hiérapolis,
lorsque Constance puis Gallus visitèrent cette ville.
Comme il en était probablement l'un des citoyens les
plus en vue, il avait eu l'honneur de les recevoir dans
sa maison. Tous deux avaient essayé de le gagner au
christianisme. « Mais, pressé souvent par eux, comme
cela devait être, dit Julien, de renoncer au culte des
dieux, il avait su se préserver, chose difficile, de cette
maladie 1. »
Cependant Julien eut, à Hiérapolis^ autre chose à faire
que de parler de philosophie et de religion avec Sopater.
A cause de la proximité de l'Euphrate, cette ville avait
été désignée pour être le lieu de concentration de l'armée
et de la flotte, et le principal entrepôt des appro\dsion-
nements. Ses rues étaient pleines de chevaux et de
mulets destinés aux bagages : le long de ses quais
mouillaient des navires de guerre, des bateaux de trans-
port chargés de blé, de biscuits et de vinaigre 2. Julien
passa trois jours à Hiérapolis, occupé de surveiller et de
diriger ces préparatifs. « Je ne puis dire, écrit-il,
combien de lettres j'ai dictées, combien de registres
j'ai remplis 2. » Une partie de cette correspondance
parait avoir été employée à réparer une première faute.
On se souvient du mouvement de fierté qui fît repousser
par Julien les offres de concours venues de l'étranger.
De meilleurs conseils prévalurent : il se décida à re-
venir sur son premier avis, et à envoyer des messagers
1. Julien, Ep 27; Hertlein, p. 518.
2. Julien, Ep. 27; Zosime, III.
3. 'ETCKjToXaïç 8è ôdaiç \ji:i^ço:^x xal piSXoi;. Ep. 27; Hertlein, p. 519.
(Passage obscur, traduit autrement par Talbot.)
198 DE L'ORONTE A L'EUPHRÂTE.
aux Sarazins, dont les tribus habitaient au sud-ouest de
l'Empire des Perses, pour leur dire « qu'il était prêt à
les accueillir, s'ils voulaient venir à lui^. » Mais il sem-
ble que quelques-unes seulement de ces tribus accep-
tèrent l'invitation tardive qu'il leur adressait : car on
verra, dans la guerre qui va suivre, des Sarazins com-
battre du côté des Romains, d'autres, que ses premières
hauteurs avaient sans doute rebutés, prêter secours aux
Perses. Rendant compte des multiples soins auxquels il
dut encore vaquer pendant son séjour à Hiérapolis,
Julien écrit à Libanius : « J'ai jugé un différend relatif
à l'armée, avec beaucoup de douceur et d'équité, il me
semble 2. » Peut-être convient-il de voir dans cette
phrase une allusion à un incident rapporté par saint
Jean Chrysostome. L'orateur sacré raconte qu' « au
moment de traverser l'Euphrate, Julien voulut faire une
nouvelle expérience sur ses soldats, » c'est-à-dire pro-
bablement mettre encore en demeure d'abjurer ceux
qui étaient restés fidèles à la religion chrétienne : « un
petit nombre céda aux flatteries et aux promesses, mais
l'empereur pardonna à ceux qui lui résistèrent, crai-
gnant, s'il les chassait, d'afFaiblir l'armée qu'il menait
contre les Perses ^ »
La partie sérieuse de l'expédition allait commenc
1. Julien, Ep. 27; Hertiein, p, 519.
2. Ibid. — C'est apparemment d'Hiérapolis que fut écrite à Libanius
l'Épître 27 de Julien, à laquelle il répondit par son Épître 712. Libanius dit
que Julien lui écrivit « des frontières de l'Empire, » àuo tûv t?,? àpyr\i
ôpwv [De Vita ; Reiske, t. I, p. 90) ; si ces paroles font allusion à la lettre 27,
elles n'ont qu'une exactitude approximative, car Hiérapolis n'était pas
ville frontière.
3. Saint Jean Chrysostome, Insanctum Babylam contra Julianum et
Gentiles, 23.
DE L'ORONTE A L'EUPHRATE. 199
Le 13 mars, toute l'armée romaine, renforcée de Goths
auxiliaires, passa l'Euphrate sur un pont de bateaux, et
entra en Osrhoène avant que les Perses eussent connu sa
marche, que Julien avait habilement dérobée'.
1. Ammien Marcellin, XXIll, 2.
CHAPITRE II
L INVASION.
L'entrée en Perse.
La première ville d'Osrhoène que Julien ait atteinte
est Batna, différente de Batné, qu'il avait traversée au
sortir d'Antioche, et située à dix lieues environ d'Hiéra-
polis. C'était un municipe assez peu étendu ^ mais que
rendait important la grande foire qui s'y tenait au com-
mencement de septembre, et où l'on voyait des mar-
chandises et des gens de tous les pays, même de la Chine
et de l'Inde 2. Ammien, sans cesse attentif aux présages,
remarque qu'à son entrée dans cette ville, Julien vit en-
core un signe de mauvais augure : en voulant ex-
traire de la paille d'une très haute meule, comme on
en construisait dans ces contrées, des valets d'armée ^
ébranlèrent celle-ci, qui chancela sur ses bases, et s'é-
croula tout entière, écrasant de son poids cinquante de
ces malheureux*.
Cet accident attrista Julien. Ammien dit que sans s'ar-
1. Vrocope, De Bello Pers., 1,11.
2. Ammien Marcellin, XIV, 3.
3. « Calones. »
4. Ammien Marcellin, XXIII, 2.
L'ENTREE EN PERSE. 201
rêter à Batna, il se dirigea en droite ligne sur Carrhes ^.
Le récit de Zosime est différent. Cet historien* rapporte
que les habitants de la principale ville de FOsrhoène,
Édesse, située à un jour de marche de Batna 2, envoyè-
rent une députation chargée d'offrir à l'empereur une
couronne d^or et de solliciter sa visite. Il ajoute que Ju-
lien fit droit à leur demande et se rendit à Édesse^.
Théodoret donne de ces faits la version la plus vraisem-
blable, et qui s'accorde au fond avec le récit d'Ammien :
d'après lui, Julien aurait refusé de visiter Édesse, et laissé
cette ville à gauche pour se rendre directement à Car-
rhes *. Le motif d'une disgrâce aussi marquée aurait été
la foi chrétienne professée par tous les habitants d'É-
desse ^.
On sait que la conversion au christianisme d'Édesse
et d'une partie de l'Osrhoène remonte aux temps les
plus reculés. L'Évangile parait y avoir été prêché dès le
premier siècle. Avant la fin du second, on trouve dans
le pays des Églises constituées. Au commencement du
troisième siècle, les Abgar ont fait de l'Osrhoène un
royaume chrétien. L'annexion de celui-ci à l'Empire,
sous Caracalla, ne changea pas la religion des habi-
tants 6. Il y eut plusieurs fois des martyrs à Édesse. Au
quatrième siècle, les enfants apprenaient, dans cette
ville, à lire l'Écriture Sainte avant de commencer l'é-
tude des auteurs profanes : c'était, nous dit un histo-
1. Ibid.
1. Procope, De Bello Pers.^ I, 11.
3. Zosime, III.
4. Théodoret, III, 21.
5. Ihid. ; et Sozoïnène, VI, 1
6. Voir Histoire des persécutions pendant la première moitié du troi-
sième siècle, 3" éd., p. 157, 177.
202 L'ENTREE EN PERSE.
rien, la coutume traditionnelle ^. Julien avait déjà eu
l'occasion de montrer son mauvais vouloir envers cette
ville chrétienne. Malgré l'attachement à l'orthodoxie,
dont elle devait douner des preuves éclatantes sous
Valons 2, Édesse possédait, sous JuHen, une communauté
arienne et une secte de valentiniens. Les ariens s'étaient
vraisemblablement emparés, au temps de Constance,
de la principale église, et en avaient usurpé les biens.
En 362 ou 363, ils eurent une querelle avec les valen-
tiniens. Julieu en profita pour saisir le patrimoine ecclé-
siastique et le faire servir aux dépenses de la guerre. Il
écrivit, à ce sujet, une lettre curieuse au premier ma-
gistrat de la cité, Écébole. Elle commence par la plus
tolérante des professions de foi. « Je veux traiter tous
les Galiléens avec équité et douceur, de telle sorte qu'au-
cun d'eux n'ait à souffrir de violence, ne soit traîné
dans un temple, ou contraint à quelque action contraire
à sa volonté ^, » Suit un ordre de confiscation. « Ceux de
l'église arienne, enflés de leurs richesses, en sont venus
aux mains avec les sectateurs de Yalentin, et ont commis
à Édesse des actes tels qu'on n'en saurait voir dans une
ville policée. Voulant donc, comme le porte leur admi-
rable loi, qu'ils entrent plus facilement dans le royaume
des cieux, nous avons ordonné que tous leurs biens pro-
venant de l'église d'Édesse leur soient enlevés, pour être
donnés aux soldats, et que leurs propriétés soient ajoutées
à notre domaine privé, afin que la pauvreté les rende
sages, et qu'ils ne soient pas exclus du royaume des cieux.
1. Kaxà Tràxpiov eOo;. Sozomène, lll, 6.
2. Ibid.
3. Julien, Ep. 43; Hertlein, p. 547.
L'ENTREE EN PERSE. 203
objet de leur espérance ^. » Ce chef-d'œuvre d'ironie se
termine par des menaces à la ville tout entière. « Aux
habitants d'Édesse nous recommandons de s'abstenir de
toute sédition et de toute querelle, afin que vous ne vous
exposiez pas, en irritant notre clémence, à supporter la
peine des excès communs, et à les expier par l'épée,
par l'exil, parle feu -. » L'auteur d'une telle lettre de-
vait être peu disposé à rendre visite à la ville d'Édesse.
Carrhes, au contraire, était une cité selon son cœur.
Le paganisme y dominait. Au temps même de Julien, le
poète syriaque saint Ephrem encourage par ses hymnes
l'évêque de Carrhes à tenter la conversion de ses conci-
toyens 3. Mais ceux-ci résistèrent longtemps. En 381, Car-
rhes demeure, selon Théodoret, «un champ sauvage, tout
hérissé des épines de l'idolâtrie *. » Quelques années plus
tard, « excepté un petit nombre de clercs et quelques
moines, on ne rencontre dans la ville presque aucun
chrétien : tout le monde y est idolâtre ^. » Le paganisme
y a poussé de si profondes racines qu'au milieu du
sixième siècle la plupart des habitants de Carrhes sont
encore païens ^ : c'est peut-être le point de l'Orient ro-
main d'où l'idolâtrie disparut le plus tard. Carrhes pos-
sédait un célèbre temple de la Lune, déesse particulière-
ment honorée dans ces contrées ^. Julien, dit Ammien,
1. Ibid.
2. Ei'çst xal çvy'^ xac 7:upi. Ibid., p. 548.
3. Le Hir, Saint Ephrem et la poésie syriaque, dans Études bibliques,
t. II, p. 396.
4. Théodoret, IV, 18.
5. Peregrinatio Silvix,dms Studi e Documenti di Storia e Diritto,
I8S8, p. 135.
6. Procope, De Bello Pers., I, 13.
7. La Lune joue aussi un rôle dans la théologie de Julien; voir t. II,
p. 238.
204 L'ENTRÉE EN PERSE.
y sacrifia « selon le rite du lieu *. >> Ce sacrifice fut tout
à fait secret. Il n'eut d'autre témoin qu'un parent de
Julien, « ce beau, grand et triste Procope, à la taille
toujours courbée, au regard constamment fixé à terre,
que personne ne se souvenait d'avoir jamais vu rire ^. »
D'étranges récits en furent faits. On raconta que, de-
vant l'autel, Julien avait détaché son manteau de pour-
pre et l'avait remis à Procope, en lui ordonnant de
prendre sans hésiter le pouvoir suprême, si lui-même
venait à périr chez les Perses ^ . On raconta encore que
Julien, en sortant, fit sceller les portes du temple, avec
défense d'y entrer avant son retour. Quand, après sa
mort, les sceaux furent brisés, on trouva une femme
pendue par les cheveux, les mains étendues et le ventre
ouvert : le foie avait été extrait pour interroger l'avenir^.
Quelle que soit la valeur de ces anecdotes ^, elles mon-
trent au moins que l'imagination des contemporains
avait été frappée du culte mystérieux rendu par Julien
à la déesse de Carrhes ^.
1. « Ritu locorum. » Ammien Marcellin, XXIII, 3.
2. Âinmien Marcellin, XXVI, 9.
3. Ammien Marcellin, XXIII, 3.
4. Théodoret, III, 21.
5. La seconde a contre elle celle remarque d'Ammien, que Procope,
milgré son aspect farouche, n'était pas cruel : « et quod est mirandum,
quoad vixerat, incruenlus. » Ammien Marcellin, XXVI, 9. 11 y a lieu aussi
de rappeler cette rem.arque de Le Beau (Histoire du Bas Empire, éd. 1819,
t. II, p. 136) : « On ne trouve rien (de cette anecdote) dans saint Gré-
goire deNazianze,qui, dans les reproches de cruauté qu'il lance avec tant
de force contre Julien, n'aurait eu garde de passer sous silence un fait si
atroce. »
G. J'emprunte une autre noie à l'article Julianus, de Wordsworlh, dans
le Dictionary of Christian biography, t. III, p. 514. « La critique de
l'anecdote (rapportée par Théodoret) n'est pas très facile. Dans l'étal pré-
sent de nos renseignements, et d'après l'aKirmalion de M. Sayce, il pa-
L'ENTRÉE EN PERSE. 205
Le séjour à Garrhes fut triste. Julien y souflrit d'in-
somnies. Il vit dans ce mal un funeste présage. Les ha-
ruspices ou les devins furent interrogés. Le 18 mars,
ils firent, dit-on, cette réponse : « Que l'on prenne
garde à demain. » Quelques jours plus tard, on appre-
nait que, le 19 mars, le temple d'Apollon Palatin avait,
à Rome, été détruit par le feu : c'est à grand'peine
que les livres sibyllins purent être sauvés des flam-
mes ^
Les préoccupations superstitieuses n'empêchaient pas
Julien de remplir son devoir de soldat. Il préparait
Tordre de marche et le service des approvisionnements,
quand des éclaireurs, revenant à toute bride,, annon-
cèrent que les Perses commençaient à faire le dégât
sur les terres des Romains 2. « Ces nouvelles lui arri-
vèrent, dit Zosime, au moment où il délibérait sur le
chemin qu'il devait prendre : irait-il par le Tigre et
par Nisibe, ou par l'Euphrate et par Circesium ^ ? »
raît que le culte de la déesse Lune, la Sin assyrienne, n'était pasàCarrhes,
ou même ailleurs, accompagné de sacrifices humains. Nous lisons cepen-
dant, dans beaucoup d'auteurs, qu'aux environs de cette ville des sacri-
fices humains étaient offerts, probablement à Mercure, dans un but de
divination {Chy/ohlsohn, Die Ssabîer ; cL B'ôWinger , Heidenthu7n undJu-
denihum, p. 403-404). Il n'est pas absolument impossible que Julien ait
accompli un « rite local » de cette sorte : il est certain qu'il fit, au nom
de la religion, bien des choses qui, en toute autre circonstance, eussent
répugné à son caractère. D'autre part, l'anecdole nous est venue par un
auteur relativement récent, et de peu de critique : elle peut avoir été
inventée ad invidiam, à cause des coutumes locales qui la rendaient vrai-
semblable. Je pense donc que l'histoire ne doit pas être absolument reje-
tée, mais qu'on ne peut la considérer comme prouvée d'une façon déci-
sive. « On peut ajouter que, au cas où le récit de Théodoret serait exact,
il peut y avoir eu dissection superstitieuse d'un cadavre, sans qu'il y ait
eu assassinat ou sacrifice humain.
1. Ammien Marcellin, XXIII, 3.
12. Ibid.
3. Zosime, III
206 L'ENTREE EN PERSE.
Ces routes menaient également au cœur de l'Empire
de Sapor, à ce confluent des deux fleuves où s'élevait
Ctésiphon^. La première avait l'avantage de garder
longtemps le contact de l'Arménie, pays allié. Mais elle
avait l'inconvénient de rendre indisponible la flotte ras-
semblée à grands frais. Entre Carrhes et le Tigre, il y
avait une longue route de terre : de plus, la partie su-
périeure du Tigre, vers l'ancienne Ninive, était diffici-
lement navigable, tandis que l'Euphrate le restait sur
tout son parcours 2. Julien se décida à prendre la se-
conde route : de Carrhes il descendrait avec son ar-
mée jusqu'à Callinicum, ville située sur l'Euphrate, où
le rejoindraient ses navires. Mais le fait seul de l'hési-
tation entre les deux lignes montre qu'aucun plan n'a-
vait présidé à la campagne. Probablement même Ju-
lien avait eu d'abord la pensée de prendre la première
voie, sans quoi, au lieu de monter de Bérée à Batné, à
Hiérapolis et à Carrhes, en s' élevant toujours vers le
nord, il eût franchi l'Euphrate un peu plus bas, et
marché en ligne droite d'Antioche à Callinicum. Puis-
que cette dernière ville devenait le rendez-vous de
l'armée et de la flotte, la marche jusqu'à Carrhes, qui
obligeait ensuite à redescendre, avait été inutile.
La résolution à laquelle s'arrêta Julien avait l'avan-
tage de permettre de se servir de la flotte, l'Eiiphrati
étant partout navigable, et de faire ainsi accompagnei
l'armée par les transports flottants, les navires charge
d'équipages et de machines, et les galères armées pouj
le combat, qui dans certains cas coopéreraient aveî
1. Ammien Marcellin, XXIII, 3.
2. « NaTigabilis per omnes est rivos. » Ammien Marcellin, XXIIl, 6.
L'ENTRÉE EN PERSE. 207
elle. Jusqu'aux approches de Ctésiphon la flotte devenait
ainsi, pour les troupes de terre, un appui permanent
et comme une base mobile d'opérations. Mais cette
route, bien que la plus pratique, avait un inconvé-
nient : si l'on y engageait toute l'armée, on laissait le
nord de la Mésopotamie exposé sans défense aux in-
cursions des Perses. Les éclaireurs venaient de dire que
ces incursions étaient déjà commencées. Restait un seul
moyen de préserver cette partie à la fois si nécessaire
et si vulnérable de l'Empire romain : diminuer Tarmée
d'invasion, et en détacher un corps de troupes chargé
de suivre la seconde route, c*est-à-dire de marcher par
le nord de l'Euphrate au Tigre, en combinant, si cela
était possible, ses mouvements avec ceux du roi d'Ar-
ménie. Julien confia dans ce but une force considéra-
ble— trente mille hommes d'infanterie, selon Ammien ^
dix-huit 2 ou vingt mille 3, selon d'autres, — à deux
généraux, son intime confident Procope et le comte
Sébastien : ce dernier, ancien commandant militaire
de l'Egypte, et manichéen de religion, avait, sous Cons-
tance, violemment persécuté les catholiques. D'après les
instructions de Julien, ce corps d'armée, qu'il avait
composé de soldats d'élite*, devait se réunir au roi
Arsace, traverser la Gorduène et la Moxène, soumettre
la Haute Assyrie, pénétrer en Médie, et descendre la
rive gauche du Tigre, en repoussant les diversions
que les Perses tenteraient de ce côté, et en dévastant
sur son passage leurs plus riches contrées. On le tien-
1. Ammien Marcellin, XXIll, 3.
2. Zosime, III.
3. Libanius, Epitaphios JuUani.
4. « Lectorum militum. » Ammien Marcellin, XXIII, 3.
1
208 L'ENTREE EN PERSE.
drait toujours prêt à donner la main à Julien, si celui-
ci, arrivé à la jonction de l'Euphrate et du Tigre, avait
besoin de secours *.
Cette fois, un plan se dessinait : des circonstances
fortuites Tavaient fait naître : autant qu'il est possible
d'en juger maintenant, il acquérait d'elles l'ampleur
et la précision qui avaient fait défaut au début. La
brusque incursion sur le territoire des Perses devenait
une invasion méthodique. C'était, en sens inverse, le
plan de Trajan : prenant pour lui le rôle que Julien
confiait à ses lieutenants, l'empereur du second siècle
était entré par le haut Tigre, avait soumis l'Adiabène,
conquis Ninive et l'Assyrie, et rejoint sa flotte, qui,
elle, avait descendu l'Euphrate pour passer dans le
Tigre en face de Ctésiphon.
Avant de se séparer en deux corps, l'armée de Ju-
lien comptait soixante-cinq mille hommes 2. C'était,
dit-on, la plus nombreuse que jamais empereur romain
ait menée contre les Perses. Du sommet d'une colline,
Julien la passa en revue 3. Puis il partit de Carrhes,
le 25 mars. Toujours occupé de donner le change à
l'ennemi, il feignit de suivre lui-même la direction du
Tigre, où il avait ostensiblement fait préparer ses éta-
pes^ : mais, laissant Procope et Sébastien s'éloigner par
1. « Prœceperat ut inlra Tigridim intérim agerent, vigilanîer omnia
servaluri, ne quid inopinum ex incauto latere orirelur..., mandabatque
eis ut, si fieri potius posset, régi sociarentur Arsaci : cumque eo per Cor-
duenam et Moxœnam, Chiliocomo uberi Mediae tractu, partibusque aliis prœ-
stricto cursu vastatis, apud Assyrios adhucagenti sibi concurrerent, neces-
sitalum articulis adfuturi. » Ibid.
2. Zoiime, III.
3. Jbid.
4. « Quod iter etiam re cibaria de industria jusserat instrui. » Ammien
Marcellin, XXIII, 3.
L'ENTRÉE EN PERSE. 209
ce chemin avec leurs troupes, il infléchit brusquement
à droite, emmenant le gros de l'armée, dès que la nuit
couvrit son mouvement. On campa jusqu'au matin.
Le jour levé, Julien demanda un cheval. Celui qu'on lui
amena s'appelait Babylone. Pris d'un mal subit, l'ani-
mal s'abattit, semant autour de lui l'or et les pierreries
de son harnais. « Babylone est par terre, dépouil-
lée de tous ses ornements, » s'écria Julien, au comble
de la joie^. On prit le temps d'offrir un sacrifice, afin
d'obtenir des dieux la confirmation de cet heureux pré-
sage. Puis on se mit en route, pour s'arrêter à Da vanne.
C'était un de ces postes fortifiés 2, que l'Empire entre-
tenait sur ses frontières. Il était situé sur le Bélias, un
des affluents de l'Euphrate. L'armée s'y reposa pendant
une journée.
Le lendemain, on partit pour Callinicum, grande
ville commerçante-^, assise au confluent du Belias et
de l'Euphrate et munie d'excellents remparts ^. Julien
y arriva le 27 mars, jour consacré à la Mère des dieux.
Sans doute il songea avec regret à la procession célèbre
qui se faisait alors à Rome, et qu'il n'avait jamais
vue : sa pensée se représenta les grands et le peuple
de la ville éternelle conduisant en pompe, sur un char,
le simulacre de la déesse jusqu'au ruisseau de l'Al-
mone, pour le bain sacré. La mention qu'en fait Am-
mien en cet endroit montre que ce souvenir revint
alors à plus d'un païen de l'armée, et que des rives
1. Ibid.
2. « Castra praesidialia. » Ibid.
3. « Commercandi opimitale gratissimum. » Ibid.
4. « Munimentum robustum. Ibid.
JULIEN l'apostat. — III. 14
210 L'ENTREE EN PERSE.
lointaines de l'Euphrate bien des regrets volèrent jus-
qu'aux bords du Tibre i. Ne pouvant honorer la déesse
par de semblables cérémonies, Julien se contenta de
célébrer sa fête « à la manière antique 2, » c'est-à-dire
probablement par un sacrifice. II dormit bien la nuit
suivante, et se réveilla joyeux. Dès l'aube, il se remit
en route, longeant le bord du fleuve, et « des rivages
élevés admirant l'abondance de ses eaux 3. » II arriva
jusqu'au lieu où avait été dressé son camp. Il y reçut,
sous la tente, plusieurs chefs de tribus sarazines, qui
venaient lui offrir une couronne d'or. Abandonnant,
vis-à-vis des Barbares, sa simplicité accoutumée, lui qui
ne souffrait pas, ordinairement, qu'on l'appelât « sei-
gneur*, » consentit à ce que ceux-ci « l'adorassent à
genoux, comme le maître du monde 5. » Il répondit à
leurs hommages par de gracieuses paroles, et com-
manda que les contingents qu'ils avaient amenés fus-
sent joints à l'armée, pour y faire le service d'éclaireurs
et surtout de maraudeurs^. Pendant qu'il parlait aux
princes sarazins, on vint dans sa tente lui annoncer
l'arrivée de la flotte, commandée par le tribun Cons-
tantin et le comte Lucilien. Celle-ci descendait orgueil-
leusement l'Euphrate, « dont elle remplissait le vaste
lit, » forte de mille navires de transport, construits en
bois ou en cuir, chargés de vivres, d'armes, de machi-
nes de guerre, cinquante galères armées pour le com-
1. Ammien Marcellin, XXIII, 3.
2. « Prisco more. » Ibid.
3. Ihid.
4. Julien, Misopogon; ^erilem, p. 442.
5. Ammien Marcellin, XXIII, 3.
6. « Ad furta bellorum appositi. » Ibid.
L'ENTREE EN PERSE. 211
bat, et autant de bateaux devant servir à supporter
les ponts pour le passage des fleuves ou des canaux ^
L'armée romaine, renforcée des Sarazins, continua de
longer le fleuve, d'un pas alerte -. On arriva, dans les
premiers jours d'avril, à Circesium. C'était une place
très forte. Elle commandait le confluent de l'Abora et de
l'Euphrate, et occupait une sorte de presqu'île formée
par leur réunion. Jadis petite et faible, elle avait été
entourée par Dioctétien de murailles épaisses, de hautes
tours, d'une enceinte « construite avec un soin d'ar-
tiste 3, » dit Ammien Marcellin. Elle était devenue im-
prenable *. Selon sa coutume, Dioclétien l'avait établie,
non à l'intérieur de la frontière romaine, mais en avant
de la frontière ennemie : c'était, du reste, la tradition
établie depuis Probus, qui « pour garder les villes ro-
maines posait ses forts sur le sol barbare ^. » Ainsi dressée
en ouvrage avancé, la place de Circesium protégeait de
loin la Syrie contre les incursions des Perses ^. Elle cou-
vrait en particulier Antioche, qu'elle préservait de sur-
prises comme celle que rapporte Ammien, alors que,
sous Valérien, l'ennemi fondit des crêtes du Silpius sur
la ville en fête '^. Julien demeura quelques jours à Circe-
sium, dont il renforça la garnison ^. Il y fut surtout oc-
cupé à la construction du pont de bateaux sur lequel son
l./6id.;etZosime, III.
2. « Agili gradu. » Ammien Marcellin, XXIII, 5.
3. « Fabre politum. » Ibid.
4. « Munimenlum lutissimum. » Ibid.
5. Vopiscus, Probus.
6. Ammien Marcellin, XXIII, 5.
7. Ibid. — Cf. les Dernières persécutions du troisième siècle, 3' éd.
p. 171.
8. Magnus, dans Mïiller, Fragm. hist. grxc, IV, p. 4.
212 L'ENTRÉE EN PERSE.
armée, avec tous les équipages et les convois qui la sui-
vaient *, devait traverser l'Abora. Pendant ce séjour, il
reçut une lettre de son collègue dans le consulat, Sal-'
luste, préfet des Gaules. Ce haut fonctionnaire, qui par-
tageait Tavis de tous les gens sages de l'Occident, et qui
connaissait mieux que tout autre les défauts comme les
qualités de Julien, lui écrivait avec tristesse et inquié-
tude -. Il le suppliait de renoncer, pendant qu'il était
temps encore, à l'expédition de Perse. « Il l'adjurait de
ne pas marcher, à contretemps, et malgré la volonté
des dieux, à une mort certaine ^ . » Mais Julien, plus
confiant que jamais, ne tint aucun compte des conseils
de ce fidèle ami. Quand il eut, le dernier, passé le pont
jeté sur la rivière, il ordonna de le rompre aussitôt, afin
que personne dans l'armée n'eût l'idée d'un retour pos-
sible en arrière. « Nulle force ou nulle sagesse humaine, ^
écrit le fataliste Ammien, ne peut retenir un homme qui
marche où l'appelle sa destinée ^. »
L'Abora franchi, on était en territoire persan ^,
1. « Exercitus et omnes sequelse. » Ammien Marcellin, XXIII, 5.
2. « Litteras tristes. » Jbid.
3. «... Orantis suspendi expedilionem in Parlhos, obtestantisque ne il
intempestive, nondiim pace numinum exorata, irrevocabile subiret exi
lium. » Ibid.
4. Ibid.
5. Il ne faut pas se tromper sur ce mot. Toute la campagne de Juliei
se déroulera en dehors des frontières de la Perse actuelle, dans les contrée
soumises aujourd'hui à l'Empire ottoman, dont font partie non seulemei
l'ancienne Chaldée avec Babylone, mais encore l'Assyrie avec Ninive, dan
laquelle ne parvint même pas Julien.
LA DESCENTE DE L'EUPHRATE. 213
II. — La descente de l'Ehiphrate
Cependant, remarque Ammien, les mauvais présages
se multipliaient. Soit au sortir de Circesium, soit après
la traversée de la rivière, on avait aperçu, gisant, le
cadavre d'un employé de Tarmée, exécuté de la main du
bourreau. Le préfet du prétoire venait de condamner à
mort ce malheureux, parce qu'un convoi d'approvision-
nements dont il était responsable n'était point arrivé
par eau dans le délai fixé : sentence hâtive et cruelle, car
le surlendemain on reconnut, voguant sur TEuphrate,
la flottille de blé promise par lui. La rencontre de ce
corps sanglant fut jugée de mauvais augure. L'armée,
cependant, continuant sa marche, parvint d'abord à
Zaitha, localité plantée d'oliviers, comme, dans la langue
du pays, l'indiquait son nom K Quelques milles plus loin,
un monument d'architecture romaine frappa les regards.
C'était le tombeau de l'empereur Gordien, mort en 2i4,
à dix-neuf ans, assassiné par le préfet PhiUppe, au cours
d'une expédition glorieuse contre la Perse 2. Julien s'ar-
rêta quelque temps près du mausolée, et y célébra une
cérémonie funèbre. Comme il rejoignait l'armée, il
aperçut un groupe de soldats, chargé d'un lourd fardeau.
C'était le corps d'un lion énorme, qu'ils avaient criblé
de flèches. L'augure parut heureux à Julien. Il y vit
l'annonce de la mort d'un roi, et ne douta point qu'il ne
s'agît du roi de Perse. Cependant les haruspices furent
l.Ammieii Marcellin, XXIII, 5.
2. Voir Histoire des persécutions pendant la première moitié du troi-
sième siècle, 3«é(l., p. 239.
214 LA DESCENTE DE L'EUPHRATE.
interrogés. Ces a connaisseurs en prodiges, » comme les
appelle Ammien, ne cessaient de dissuader de l'entre-
prise commencée : ils ouvrirent une fois encore leurs
rituels, et déclarèrent que le signe était « prohibitoire, »
c'est-à-dire interdisait au prince d'envahir, même avec
juste motif, le territoire d'autrui. Mais les philosophes,
dont l'influence était toute puissante, s'élevèrent avec
indignation contre cet avis. « Peu versés dans ces ma-
tières, et persévérant avec trop d'opiniâtreté dans leur
erreur ^, » ils jugèrent dans un sens opposé à celui des
haruspices. « Comme argument en faveur de leur opi-
nion, et preuve de leur science, » ils rappelèrent qu'en
297, lorsque Galère, encore César, marchait contre le roi
de Perse Narsès, les cadavres d'un lion et d'un énorme
sanglier lui furent de même présentés, et qu'il revint de
l'expédition vivant et victorieux. Mais ils oubliaient, dit
Ammien, que le présage était contraire à l'envahisseur,
et que c'était Narsès qui alors avait envahi l'Empire
romain -.
Le lendemain, 7 avril, nouvelle lutte entre les harus-
pices et les philosophes au sujet d'un présage. Comme le
soleil s'inclinait à l'horizon, on avait vu monter une
petite nuée : très rapidement le ciel s'était obscurci, un
orage épouvantable, avec éclairs et tonnerre, avait
éclaté : et un soldat, nommé Jovien, avait été frappé de
la foudre, avec deux chevaux qu'il venait d'abreuver au
fleuve. Les haruspices furent aussitôt mandés. Aux ques-
tions qu'on leur posa, ils répondirent que la foudre avait
été « conseillère, » c'est-à-dire de la nature de celles
1. Ammien Marcellin, XXIII, 5.
2. ma.
LA DESCENTE DE L'EUPHRATE. 215
qui conseillent ou dissuadent : ajoutant qu'elle avait
prédit un grand danger, puisqu'elle avait frappé un
soldat portant un grand nom (Jovien, de Jovis^ Jupiter)
et conduisant deux chevaux de guerre; les « livres ful-
guraux, » concluaient-ils, défendent de regarder et de
fouler aux pieds le sol ainsi touché par le feu du ciel i.
C'était encore l'ordre de ne pas marcher plus avant.
Mais les philosophes apportèrent une explication toute
différente. La blancheur du feu sacré ne signifie rien,
dirent-ils, mais indique la descente d'un esprit plus vif,
entraîné du ciel par une force quelconque vers les élé-
ments inférieurs : ou s'il annonce quelque chose, c'est
une augmentation de gloire pour l'empereur qui a com-
mencé une illustre entreprise, puisqu'il est certain que
par sa nature le feu vole en haut, quand nul obstacle ne
s'y oppose ^.
Dans cet échange de subtilités, ou plutôt dans ce conflit
répété entre les conservateurs obstinés qui s'appuyaient
sur la divination officielle et les audacieux interprètes
du mysticisme oriental, Julien, comme toujours, donna
raison aux derniers. Le soin qu'il avait eu de couper le
pont, après le passage de l'Abora, montrait que sa réso-
lution était désormais inébranlable. C'était une réponse
indirecte à la lettre de Salluste, une réponse anticipée
aux prohibitions des haruspices et aux avis de ceux qui,
dans l'armée ou ailleurs, partageaient leurs inquiétudes.
1. On sait que les anciens considéraient comme sacré l'endroit que la
foudre avait touché, et l'entouraient d'un mur, afin que personne ne le
foulât. Un de ces emplacements consacrés, le Puteal Libonis, existait sur
le Forum romain. Voir Thédenat, Le forum romain et les forums im-
périaux, p. 167-169.
2. Ammien Marcellin, XXIII, 5.
216 LA DESCENTE DE L'EUPHRATE.
Quant aux soldats, ils gardaient la confiance dans l'étoile
de leur chef et dans leur propre courage. Cependant,
après la première étape faite sur le territoire ennemi,
Julien crut nécessaire d'enflammer encore leur ardeur
par une de ces harangues que les généraux de l'antiquité
faisaient entendre à leurs troupes dans les circonstances
solennelles. L'armée fut convoquée par une sonnerie de
clairons : devant les centuries, les cohortes et les mani-
pules assemblés, l'empereur, debout sur un tertre, et
entouré d'un brillant état-major, prononça d'une voix
calme, au milieu d'un profond silence et parmi les mar-
ques d'assentiment, un discours qu'Ammien Marcellin
a reproduit en ces termes :
« Témoin de votre force et de votre entrain, coura-
geux soldats, j'ai voulu vous adresser la parole, pour
vous apprendre que ce n'est pas la première fois que
les Romains entrent dans le royaume des Perses, comme
l'insinuent les malveillants. Sans parler de Lucullus et
de Pompée, qui, après avoir traversé les Albanais et
les Massagètes, que nous appelons maintenant Alains,
pénétrèrent aussi à travers ces peuples jusqu'à la mer
Caspienne, nous savons que Ventidius, lieutenant d'An-
toine, a fait, dans les contrées où nous allons, d'im-
menses carnages. Mais, laissant l'antiquité, je rappellerai
des faits récents. Traj an, Verus et Sévère en sont revenus
chargés de victoires et de trophées : le jeune Gordien,
dont nous contemplons respectueusement le mausolée,
fût rentré avec une gloire pareille, après avoir à Résène
vaincu et mis en fuite le roi des Perses : mais la faction
du préfet du prétoire Philippe, assisté d'un petit nombre
de complices, l'enterra en ce lieu, après l'avoir frappé
d'un coup impie. Ses mânes n'errèrent pas longtemps
LA DESCENTE DE LEUPHRATE. 217
sans vengeance : la justice divine fit périr dans d'affreux
supplices tous ceux qui avaient conspiré contre lui.
L'amour de la gloire avait fait accomplir à ces héros
des actes mémorables : pour nous, c'est le malheur des
villes récemment conquises, les ombres des armées
vaincues sans représailles, la grandeur des pertes, la
destruction des forteresses, qui nous poussent à notre
entreprise. Les vœux de tous nous accompagnent : ils
nous exhortent à remédier aux maux passés, à assurer
de ce côté la sécurité de la République, et à laisser à la
postérité un souvenir digne de ses louanges. Avec l'aide
du Dieu éternel, je serai donc partout avec vous, votre
empereur, votre porte-étendard, votre compagnon
d'armes, sous de favorables auspices, j'en ai la confiance.
Mais si un retour de la fortune devait m' abattre dans le
combat, qu'il me suffise de m'être dévoué au salut du
monde romain, comme les antiques Gurtius et Mucius,
et la glorieuse lignée des Decius. Il nous faut abohr
cette nation funeste, dont les glaives sont encore humides
du sang de nos proches. Au temps des ancêtres, de longs
âges furent consacrés à extirper de pareils fléaux jusqu'à
la racine. Carthagefut vaincue après des fortunes diverses
et un persévérant effort : le glorieux général qui lui
porta le dernier coup ne voulut pas qu'elle survécût à
la défaite. A la suite d'un siège laborieux, Scipion dé-
truisit Numance de fond en comble. Rome renversa
Fidènes, afin de n'avoir pas de rivale : elle écrasa de
même Falisque et Veies, et il est besoin du témoignage
de l'histoire pour nous apprendre que là s'étendaient
jadis d'importantes cités. Voilà ce que ma connaissance
de l'antiquité m'a rappelé pour vous. Il vous reste à
réprimer cet amour de la rapine, qui tendit souvent
218 L\ DESCENTE DE L'EUPHRATE.
des pièges au soldat romain, et à marclier en rangs
serrés. Quand le moment de combattre sera venu, que
chacun se rallie à son propre étendard : qu'il sache que
s'il s'attarde en arrière, il aura les jambes coupées :
car il n'est rien tant à craindre que les ruses, les em-
bûches, l'extrême astuce de nos ennemis. Et je promets
à tous qu'après l'heureux achèvement de nos travaux,
laissant de côté l'arbitraire des princes, qui estiment
juste tout acte de leur autorité, je récompenserai ou,
s'il le faut, je punirai chacun dans l'exacte mesure de
ses mérites. C'est pourquoi je vous demande d'élever
vos courages, d'avoir confiance dans le succès, mais
aussi d'être prêts à affronter avec nous toutes les diffi-
cultés. Croyons que la victoire accompagne toujours les
causes justes i. »
Ce discours sort de la banalité ordinaire à ces sortes
de harangues. Il a même un caractère particulier entre
toutes les productions de Julien. Celui-ci s'y montre
familier avec l'histoire romaine, dont il fait mention si
rarement dans ses ouvrages. Il remonte, dans la dernière
partie, jusqu'aux plus vieux souvenirs de Rome. On di-
rait que Julien a voulu montrer aux adeptes de la science
étrusque, aux* représentants de l'ancienne Italie, aux in-
terprètes de l'opposition occidentale, que lui aussi est
capable de parler, quand il le veut, au nom de l'histoire
ou même de la légende romaine. Mais, en même temps,
à ses déclarations pleines d'ardeur et d'espérance, à sa
foi dans le succès, se mêle quelque mélancolie : les pré-
dictions découragées qu'il a refusé d'entendre ont, bien
qu'il s'en défende, jeté leur ombre dans son âme. Il
1. Ammien Marcellin, XXIII, 5.
LA DESCENTE DE L'EUPHRATE. 219
s'encourage par la pensée du devoir, et se console par
celle d'un trépas glorieux, si la fortune venait à trahir
ses efforts.
Les soldats ne semblent pas avoir aperçu ces nuances.
Seuls, les accents belliqueux frappèrent leurs oreilles.
Ils se fiaient encore aveuglément à celui qui les condui-
sait. Élevant leurs boucliers au bout de leurs bras
tendus : « Nous n'avons rien à craindre, criaient-ils, et
rien ne nous sera difficile sous un général qui travail-
lera plus que le dernier d'entre nous ^ ! » Plus enthou-
siastes encore, d'autres s'écriaient : « Nous en prenons
Dieu à témoin, un tel prince est invincible ^\ » Ceux qui
avaient fait avec Julien les campagnes des Gaules l'ac-
clamaient plus fort et plus joyeusement que les autres ;
il leur semblait revoir les foules de Barbares tombant
1. Ammien Marcellin, XXIII, 5.
2. Ammien Marcellin, XXIV, 1. — L'état desprit des soldats de Julien
à ce moment de l'expédition a inspiré à Libanius des réflexions étranges.
« Ils avaient eu naguère, dit-il, une telle peur des Perses, fondée sur l'ex-
périence de nombreuses années, qu'on pouvait dire qu'ils les craignaient
même en peinture. Mais dès que ces hommes avilis furent conduits contre
eux par notre héros, ils ne se souvinrent plus que de l'antique valeur, et
seraient passés avec lui à travers le feu [Epitaphios Juliani; Reiske,
1. 1, p. 593). » Cette confiance des soldats dans Julien, et le courage montré
par eux dans la guerre de Perse, sont attestés aussi par Ammien; mais le
contraste institué par Libanius entre leurs sentiments antérieurs et ceux
que leur inspira Julien manque de vérité comme de justice. Pendant le
règne de Constance, l'armée romaine combattit les Perses avec courage,
et rien, dans les récits d' Ammien, ne laisse voir chez les soldats les senti-
ments lâches dont parle le rhéteur. Qu'on lise la description du siège de
Bezabde en 360 (Ammien Marcellin, XX, 11) : le soldat y paraît plein d'en-
train, alacris miles : beaucoup de Romains périssent, parce qu'ils ont ôté
leur casque, afin de combattre à visage découvert sous les yeux de Cons-
tance -.les légions marchent d'un pas rapide et joyeux, legiones procinctx
céleri gradu venerunt : elles méprisent le péril, pericula contemnebant.
Ce tableau n'a aucun rapport avec la peinture tracée par la plume partiale
de Libanius.
220 LA. DESCENTE DE L'EUPHRATE
SOUS leurs glaives, ou demandant grâce à genoux'.
Une distribution de cent trente deniers par homme
mit au comble l'enthousiasme des soldats-. Aussi
quand, après le repos de la nuit, les trompettes sonnè-
rent le réveil, toute l'armée fut-elle promptement sur
pied. Comme on était maintenant sur le territoire ennemi,
Julien avait réglé avec le plus grand soin l'ordre de ses
troupes. Elles marchaient en quatre carrés, précédés et
tlanqués de quinze cents éclaireurs. Lui-même se tenait
au centre, avec la plus grosse force d'infanterie. La ,
droite, formée de plusieurs légions, sous le commande- ^
ment de Nevitta, longeait immédiatement le cours de
FEuphrate. La gauche, composée d'escadrons de cava-
lerie que conduisaient Arinthée et le prince Hormisdas,
suivait une plaine unie, propice au mouvement des che-
vaux : afin d'en imposer à l'ennemi, et de faire paraître
l'armée plus nombreuse, les cavaliers devaient marcher
très espacés, sur une longueur de dix milles. L'arrière-
garde avait pour chefs Dagalaïphe et Victor 3, et une
extrême arrière-garde, sous la conduite de Secundinus,
duc de rOsrhoène, couvrait les derrières de l'armée,
ramassant les traînards. Les munitions, les bagages, les
non combattants, s'avançaient en deux files, entre le
centre et chacune des ailes, à l'abri de tout coup de
main de Tennemi ^. Julien les avait réduits au strict né-
cessaire : ayant vu parmi ces impedimenta une caravane
de chameaux, porteurs d'outrés pleines d'excellents vins,
1. Ammien Marcellin, XXIII, 5.
2. Zosime, III.
3. Différent de l'historien Aurelius Victor, que Julien avait fait en 361
consulaire de la Seconde Pannonie (Ammien Marcellin, XXI, 10).
4. Ammien Marcellin, XX IV, 2 .
LA DESCENTE DE LEUPHRATE. 221
il les fit renvoyer, en disant que ce luxe n'était pas bon
pour des soldats, et que lui-même ne voudrait pas
d'autre ordinaire que celui d'un soldat ^ La flotte mar-
chait de concert : malgré les nombreuses sinuosités du
fleuve, elle devait se tenir toujours au niveau de l'armée,
sans la devancer ni rester en arrière-.
On s'avança dans ce bel ordre jusqu'à Dura, où l'on
parvint en deux jours. Ce n'était plus qu'une cité en
ruines, dont les édifices abandonnés, restes de l'occupa-
tion macédonienne, s'élevaient au bord de l'Euphrate.
Mais, dans ces parages déserts, les soldats eurent la joie
de rencontrer, errant librement à travers les solitudes,
d'immenses troupeaux de cerfs. Beaucoup furent tués à
coups de flèches, d'autres, qui s'étaient jetés dans l'Eu-
phrate, furent assommés à coups de rame par les mate-
lots : un grand nombre, cependant, passèrent le fleuve
à la nage, échappant à toute poursuite. Pendant deux
jours, l'armée romaine se nourrit de viande de cerf.
Après quatre autres journées de marche, l'armée se
trouva à la hauteur d'une ile de l'Euphrate, sur laquelle
s'élevait la puissante forteresse d'Anathan. Julien manda,
dans la soirée, le comte Lucilien, qui reçut l'ordre d'em-
barquer mille soldats, et de profiter des ténèbres pour
investir l'île. Au point du jour, un Persan de la garni-
son, qui était sorti pour puiser de l'eau, vit l'ile et la
forteresse complètement entourées de navires romains.
Ses cris éveillèrent ses camarades, qui s'armèrent à la
hâte. Pendant ce temps, Julien, d'un point élevé du
rivage, observait les ouvrages ennemis. Puis il s'em-
1. Libanius, Epitaphios Juliani.
2. Ammien Marcellin, XXIV, 1.
222 LA DESCENTE DE L'EUPHllATE.
harqua à son tour sur un navire de guerre, suivi d'un
second vaisseau, et de nombreux transports où étaient
des machines de siège. Il arriva ainsi sous les murs
d'Anathan, qu'il jugea assez forts pour opposer une
longue résistance. Essayant alors, tour à tour, de la per-
suasion et de la menace, il somma la garnison de se
rendre : Hormisdas, demandé comme interprète, exhor-
tait ses compatriotes et se portait garant de la douceur
des Romains. Enfin, chassant devant eux en signe de
paix, selon l'usage du pays, un bœuf couronné de fleurs,
les défenseurs d'Anathan sortirent de la forteresse et
firent leur soumission. Parmi eux marchait un vieillard
presque octogénaire, entièrement courbé par Fâge, mais
exultant d'avoir, grâce à ses conseils et à son influence,
déterminé cette démarche. Son histoire était tout un
roman. [1 avait fait partie, en 297, de l'expédition de
Galère. Abandonné, après une blessure, il avait été re-
cueilli par les indigènes et s'était fixé à Anathan. Là,
jeune encore, il s'était marié à plusieurs femmes, selon
l'usage persan, et avait vu grandir autour de lui de
nombreux enfants. Depuis soixante-dix ans il vivait à la
manière des Perses, mais annonçant à tous qu'il rever-
rait ses compatriotes et serait enseveli en terre ro-
maine. Maintenant ses vœux étaient accomplis. Il fut
conduit, avec les autres défenseurs d'Anathan, leurs
femmes, leurs enfants et leur mobilier, tout près d'Antio-
che, dans la ville syrienne de Chalcis, que Julien leur
assigna comme résidence. Dès que tous eurent quitté
la forteresse, on y mit le feu. Quant à l'officier qui
l'avait commandée et livrée, Pusée, il passa au ser-
vice des Romains, et fut récompensé immédiatement
par le grade de tribun : sous l'un des règnes sui-
LA DESCENTE DE L'EUPHRATE. 223
vants il deviendra commandant militaire de l'Egypte ^
Le lendemain de la reddition d'Anathan, Julien eut la
joie de voir des éclaireurs sarazins amener plusieurs
prisonniers persans. Mais, le même jour, l'armée fut très
éprouvée par une bourrasque, qui arracha une partie
des tentes : le vent soufflait si fort que les soldats ne
pouvaient se tenir debout. L'Euphrate s'enfla, et comme
les écluses, qui, de place en place, réglaient le cours du
fleuve et des nombreux canaux qui y aboutissaient,
avaient été arrachées soit par la violence du courant,
soit, comme le croit Libanius -, par une ruse de Tennemi,
plusieurs bateaux de blé furent noyés 3. Les soldats, les
animaux, les convois, défilèrent avec une extrême diffi-
culté dans des plaines à demi submergées, franchissant
les cours d'eau sur des ponts jetés à la hâte, glissant
sur la berge mouillée du fleuve, parfois se noyant dans
les canaux dont le lit disparaissait sous l'inondation*.
Malgré ce contretemps, l'armée était plus enthousiaste
que jamais. La capture facile d'Anathan l'avait exaltée.
On était sûr de la victoire finale; on acclamait le
prince ; on voyait en lui le protégé du ciel 5. Julien, ce-
pendant, ne relâchait rien de sa vigilance accoutumée.
Quand les troupes se remirent eu marche, il fit lui-même
le métier d'éclaireur. On le voyait, avec une petite
escorte, courir sur le front des bataillons, fouiller les
1. Ammien Marcellin, XXIV, 1 ; Libanius, Epitaphios Juliani (Reiske,
t. I, p. 595); Zosime, IIL
2. Libanius, Epitaphios Juliani; Reiske, t. I, p. 59G. — De même, à
propos d'une inondation semblable, Xénophon, Anabase, II, 3.
3. Ammien Marcellin, XXIV, 1.
4. Zosime, IIL
5. Ammien Marcellin, XXIV, 1.
224 LA DESCENTE DE L'EUPHRATE.
fourrés suspects ou les vallons, de peur qu'il ne s'y cachât
quelque embuscade, empêcher par des paroles affec-
tueuses ou par des menaces les soldats de s'écarter du
rang. L'armée traversait en ce moment des régions fer-
tiles et peuplées : l'ordre était donné aux soldats de faire
main basse sur les denrées qu'ils rencontreraient, et de
vivre aux dépens du pays, de manière à affamer ensuite
l'ennemi et à épargner la nourriture transportée par la
flotte : puis, quand on avait pris tout ce qui pouvait
être consommé ou emporté, on mettait le feu aux récoltes
et aux maisons. Mais, au milieu de cette abondance, les
soldats étaient avertis de se garder des excès de vin :
l'un d'eux, surpris en état d'ivresse par une troupe de
Persans, avait été égorgé sous les yeux de l'armée^.
Les Romains arrivèrent bientôt en vue d'une autre île
fortifiée, Tilutha, dont la citadelle, perchée sur une
montagne, comme un nid d'aigle, paraissait imprenable.
On la somma néanmoins de se rendre. Ses défenseurs
répondirent qu'ils suivraient le sort des armes et livre-
raient la place au vainqueur : en attendant l'issue de
la campagne, ils s'engageaient à ne commettre aucun
acte d'hostilité. En conséquence, ils laissèrent la flotte
romaine passer librement devant leurs murailles. Un
troisième fort, Achaiacala, défendu également par un
bras du fleuve et par l'escarpement de ses rochers, fit la
même réponse. Continuant à descendre l'Euphrate, les
Romains trouvèrent d'autres places moins bien fortifiées,
et que l'ennemi avait abandonnées, ne croyant pas les
pouvoir défendre : ils les incendièrent.
Jusque-là, c'est-à-dire après avoir descendu plus de
1. Amrnien Marcellin, XXIV, 1.
LA DESCENTE DE LEUPHRATE. 225
la moitié du cours du fleuve, et cheminé pendant près
de trois semaines en territoire persan, les Romains n'a-
vaient ni rencontré une grande ville, ni vu une armée
ennemie. Ils aperçurent enfin une vaste cité, dominée
par un acropole, que couronnait un temple magnifique.
C'était Diacira. Julien résolut de l'occuper. Mais elle était
située sur la rive droite du fleuve. Il fallut traverser de
nouveau celui-ci, en un point qu'Ammien appelle Ba-
raxmalcha, et longer son cours pendant quelques milles,
l'aile gauche de l'armée étant maintenant appuyée à
l'Euphrate. Quand on entra dans Diacira, on trouva la
ville abandonnée. Tous les hommes avaient fui. Seules
restaient quelques femmes, que les soldats égorgèrent
sans pitié. On trouva des magasins remplis de blé et de
sel. Quand on eut tout pillé, on mit le feu aux édifices
et aux maisons. Le même sort fut, un peu plus loin, celui
d'une autre ville également abandonnée, Ozogardama,
voisine d'une source de bitume, comme il s'en trouvait
tant dans ce pays *, et près de laquelle aussi était un an-
cien camp de Trajan, avec les restes de la tribune d'où
il avait harangué ses troupes. L'armée prit en ce lieu
deux jours de repos.
A l'aurore du troisième jour, les Romains virent pour
la première fois briller au soleil les casques et les cottes
de mailles de la cavalerie persane. Les troupes de Sapor
étaient commandées par le généralissime ou surena :
des auxiliaires sarazins, célèbres par leur férocité, et
appartenant à la tribu des Assanites, y servaient sous la
direction de Malachus Podosaces, leur phylarque. Un
premier engagement faillit amener la capture du prince
1. Cf. Quinte-Curce, Alexander^ V, 1.
JULIEN l'apostat. — - III. 15
226 LA DESCENTE DE L'EUPHRATE.
Hormisdas. Celui-ci, qui s'était avancé loin des lignes
romaines, pour faire une reconnaissance, serait tombé
aux mains de ses compatriotes, si les cavaliers qui le
poursuivaient n'eussent été arrêtés par un des canaux
d'irrigation, si nombreux dans le pays. Les deux armées
parurent sur le point d'en venir aux mains. Les cava-
liers persans bardés de fer, qui semblaient des statues
animées, l'infanterie armée d'arcs immenses, intimidè-
rent d'abord les Romains. Ceux-ci, cependant, irrités
d'avoir eu un moment d'hésitation, marchèrent en avant
en s'abritant de leurs boucliers. Ce mouvement suffît à
décider les Perses à la retraite, et Julien demeura maî-
tre du champ de bataille sans avoir combattu *.
Animée par ce succès, l'armée continua sa marche.
Mais elle ne perdait plus le contact de l'ennemi. Celui-ci
la harcelait sans cesse. On arriva au bourg de Mace-
practa, où se voyaient encore les ruines d'une « Grande
Muraille, » que les Assyriens avaient élevée pour dé-
fendre leur pays des incursions du dehors. A cet endroit,
FEuphrate, disent Ammien et Zosime, se divise en deux
bras, dont l'un fait une courbe dans la direction de Ctési-
phon, dont l'autre se dirige en ligne droite vers Baby-
lone : ce dernier devait être, non un bras naturel du
fleuve, mais le canal parallèle à celui-ci, et attribué
à Nabuchodonosor, qui descend jusqu'à la mer, sur
un parcours de huit cents kilomètres, et « n'a été dépassé.
dit un géographe, par aucun travail moderne du même
genre ^. » C'est le premier de ces deux bras, dominé par
une haute tour en forme de phare, que devait traverser
l'armée romaine pour continuer sa route dans la direc-
1. Ammien Marcellin, XXIV, 2.
2. Elisée Reclus, Nouvelle géographie universelle^ t. IX, p. 405.
LA DESCENTE DE L'EUPHRATE. 227
tion du Tigre. L'infanterie le passa assez aisément sur
des ponts : une partie de la cavalerie aborda la rive à la
nage ; mais plusieurs escadrons furent criblés de flèches,
et eussent péri dans les eaux, si des auxiliaires légère-
ment armés et prompts à la course n'avaient mis en
fuite les archers persans. La résistance commençait.
Quand l'armée fut arrivée sous les murs de Pirisabora,
on vit plus clairement encore que le temps des succès
faciles était passé. C'était une ville grande et populeuse,
dont presque tous les habitants avaient fui ; mais il y res-
tait près de trois mille hommes, décidés à vendre chère-
ment leurs vies. Julien fit, à cheval, le tour de ses rem-
parts, interpellant ses défenseurs, leur promettant la vie
sauve ou les menaçant des plus cruels traitements; mais
ils refusèrent de l'entendre. A Hormisdas, qui revendi-
quait près d'eux sa qualité de compatriote et sa préro-
gative de prince royal, ils répondirent en l'appelant
traître et déserteur. Ils avaient tendu le long des cré-
neaux des étoffes de poil de chèvre, contre lesquelles
s'émoussaient les traits ; eux-mêmes, vêtus de peaux de
bêtes, que recouvraient des lames de fer, paraissaient
invulnérables. Julien dut faire avancer l'artillerie de
siège, et combler de fascines les fossés. Ce fut seulement
quand, pendant la nuit, une des tours d'angle eut été
ébranlée par un violent coup de bélier, que les assiégés
se décidèrent à évacuer l'une après l'autre les deux en-
ceintes de la ville; mais ils se retirèrent dans la citadelle,
vaste édifice circulaire dominant la cité et l'Euphrate.
Ses murs, dit Ammien, étaient construits de briques et
de bitume, avec une solidité que rien n'égale ^.
1. Ammien Marcellin, XXV, 2.
228 LA DESCEiME DE L'EUPIIRATE.
De là, les Perses accablaient de traits les soldats ro-
mains, qui s'avançaient à découvert dans les rues dé-
sertes. Cette seconde journée de siège fut terrible. D'un
côté, les catapultes et les balistes faisaient pleuvoir les
projectiles, de l'autre, les grands arcs persans lançaient
avec une sûreté effrayante les flèches de roseau garnies
de fer. Depuis l'aurore jusqu'au soir on lutta de la sorte,
avec un égal acharnement. Quand le troisième jour se
leva, rien n'était changé dans la situation des combat-
tants. N'écoutant que son courage, Julien essaya une at-
taque de vive force. Il s'avança jusqu'à l'une des portes
de la citadelle, entouré de soldats qui tenaient leurs
boucliers au-dessus de leurs têtes afin de se préserver des
flèches. Sous une grêle de traits, de pierres, de balles
de plomb, les Romains essayèrent d'enfoncer ou de dé-
molir la porte, dont les ais massifs revêtus de fer dé-
fiaient tous leurs efforts. Ils ne se retirèrent, entraînant
l'empereur, qu'au moment d'être accablés par les projec-
tiles de toute sorte et de tout poids, jusqu'à des frag-
ments de rochers, que jetaient les assiégés.
Devant une telle résistance, les machines ordinaires,
mantelets, échafaudages, restaient sans effet. Julien se
résolut à un dernier effort. Il commanda de construire
en toute hâte un ouvrage immense, connu sous le nom
à'hélopolis. L'effet fut plus prompt qu'on n'eût osé l'at-
tendre. A la vue de la tour mobile à plusieurs étages,
recouverte de peaux de bœufs nouvellement écorchés et
de claies d'osier enduites d'argile, qui s'avançait vers
eux, chargée d'hommes et dépassant de son faite les
plus hautes tours de la citadelle, les défenseurs de celle-
ci se sentirent tout à coup glacés d'effroi. Leur courage
les abandonna en un instant. Ils cessèrent de tirer : on
LA DESCENTE DE L'EUPHRATE. 229
les vit courir sans armes sur les remparts, tendant les
mains, et demandant la permission de conférer avec
Hormisdas. Julien accorda à leur chef un sauf-con-
duit. Celui-ci, descendu par une corde, fut amené de-
vant l'empereur. Julien lui promit, pour lui et pour tous
ses compagnons d'armes, la vie et l'impunité. Rentré dans
la citadelle, le chef persan annonça à ceux qui y étaient
renfermés la grâce obtenue. Les portes alors s'ouvrirent :
hommes, femmes et enfants, au nombre de deux mille
cinq cents, sortirent en invoquant les dieux et en criant :
(( Vive le grand et bon César, auteur de notre salut ^ ! »
Ce siège est le premier auquel assista Julien, puisque
les guerres contre les tribus barbares de la Germanie
ne comportaient point d'opérations de ce genre. Il y
montra de la vaillance, de la décision et de l'humanité.
C'est un des épisodes de sa vie militaire qui lui font le
plus d'honneur. Mais la victoire avait coûté cher, et le
soldat ne gardait plus tout son entrain. Si le chef avait
gagné aux yeux des connaisseurs et peut-être à ses pro-
pres yeux, en faisant montre de qualités nouvelles, il
avait perdu à ceux de ses soldats un peu de ce prestige
que lui avaient donné les trop faciles et trop heureux
commencements de la campagne. On sentait que la
marche triomphale était finie, que les villes n'ouvri-
raient plus leurs portes, et qu'il n'y aurait plus de vic-
toires sans adversaires. Le lendemain de la reddition de
Pirisabora, comme Julien prenait son repas, on vint lui
annoncer que trois escadrons de cavalerie légère, fai-
sant office d'éclaireurs, avaient été surpris par les trou-
pes du suréna : quelques Romains avaient été tués, et
1. Ammien Marcellin, XXIV, 2.
230 LA DESCENTE DE L'EUPHRATE.
les Perses s'étaient emparés d'un drapeau, après avoir
massacré le tribun qui le portait. Julien, ne pouvant
contenir sa colère, prit une escorte, et courut au lieu
de l'escarmouche : il repoussa les assaillants, destitua
les deux tribuns qui avaient survécu, et, « selon les an-
ciennes lois, » dit Ammien, fît décimer les fuyards. Il
donna ensuite l'ordre d'incendier la ville et la citadelle
de Pirisabora, puis promit aux soldats, pour les encou-
rager, cent pièces d'argent par tète.
On a pu le remarquer à plusieurs reprises en lisant
nos récits, l'argent était nécessaire pour exciter ou en-
tretenir le dévouement des soldats romains. Un des re-
proches les plus graves adressés par Julien à Constance,
c'était de l'avoir privé de ce moyen de s'attacher les
troupes qui servaient en Gaule. Devenu maître absolu,
il multiplia les distributions, faisant d'elles, parfois, des
pièges tendus aux soldats chrétiens. C'est là un des côtés
par où les armées antiques, toujours plus ou moins mer-
cenaires, se distinguent des armées modernes, où le
culte du drapeau ne se mêle d'aucun sentiment sordide,
et où les officiers et même les soldats rougiraient de
recevoir une gratification en argent. Les armées ro-
maines n'avaient pas honte même de la marchander. La
jugeaient-elles trop faible, elles le faisaient sentir à leurs
chefs. Il en fut ainsi au lendemain de la prise de Pirisa-
bora. Les soldats de Julien, déjà aigris par l'efî'ort, ne
se trouvèrent pas suffisamment payés de leur peine. L(
présent de l'empereur — qui ne devait même pas être
payé sur-le-champ — leur parut mesquin. Julien les vij
sur le point de se mutiner *.
1. « Cum eos parfitaU promissi percitos tumultuari sensisset. »
mien Marcellin, XXIV, 3.
LA. DESCENTE DE L'EUPHRATE. 231
Il lui fallut quelque énergie pour les maintenir dans
l'ordre. Debout sur son tribunal, il les harangua d'un
ton sévère. Avec un accent où perçait l'indignation, il
s'efforça de relever leurs âmes, sans négliger de faire
vibrer chez eux la corde de l'intérêt. « Voici, leur dit-il,
les Perses, chez qui tout abonde : leur opulence vous
enrichira, si d'un effort unanime vous savez la conquérir.
L'État romain a possédé, lui aussi, des biens immenses :
il a été ruiné par ceux qui, pour augmenter leur propre
richesse, ont persuadé aux princes d'acheter la paix aux
Barbares. Aujourd'hui le trésor est à sec, les villes épui-
sées , les provinces dépeuplées. Ni ma fortune person-
nelle, ni celle de ma famille ne sauraient y suppléer,
bien que je sois de race illustre et de cœur intrépide.
Mais un empereur habitué à estimer les seules richesses
de l'âme ne rougira pas d'avouer une honnête pauvreté.
Les Fabricius étaient pauvres : ils ont conduit de grandes
guerres et amassé de la gloire. Vous pourrez tout gagner
en abondance, si , obéissant à Dieu et à moi qui, autant
que le permet l'humaine raison, m'efforce de vous con-
duire sagement, vous rentrez dans le calme; mais si vous
vous rebellez, si vous renouvelez d'anciennes et désho-
norantes séditions, à votre aise! Comme il convient à un
empereur, moi, après avoir rempli seul tout mon devoir,
je saurai mourir debout, méprisant la vie, qu'aussi bien
un petit accès de fièvre pourrait me ravir. Ou bien sim-
plement je m'en irai : je n'ai pas vécu de telle sorte que
je ne puisse rentrer aisément dans la condition privée.
Je me console et me réjouis par la pensée que vous
pourrez trouver, à défaut de moi, des chefs éprouvés,
qui ne le cèdent à personne dans la science de la guerre. »
Ce langage touchant et bizarre émut les soldats. Ammien
232 LA DESCENTE DE LEUPHRATË.
Marcellin, qui connaît si bien la psychologie de l'armée
romaine, nous les montre « provisoirement apaisés^, »
reprenant confiance par l'espoir de temps meilleurs,
promettant de se laisser conduire, puis s'échaufiant par
degrés, et finissant par exalter dans les termes les plus
élogieux « l'autorité et la grandeur d'âme » de Tempe- ^
reur. Dans ce langage symbolique des armes, qui était ^
encore un de leurs traits caractéristiques, ils ne heur-
tèrent pas bruyamment leurs boucliers contre leurs
genoux, en signe d'approbation enthousiaste ^ ; mais ils _
firent entendre un léger cliquetis du fer, pour marquer ^
la sincérité et la cordialité de leur consentement ^.
L'armée rentra sous ses tentes, et passa une nuit trai>-
quille. Puis elle reprit sa route. Julien animait ses sol-
dats par son ardeur. On l'entendait s'écrier avec impa-
tience : « Puissé-je soumettre la Perse au joug, et
raffermir le monde romain ébranlé ! » Mais, après qua-
torze milles, la marche devint malaisée. On était arrivé
dans une plaine fertile, plantée de vignes, d'arbres frui-
tiers de toute sorte , et de grands bois de palmiers. Sa
fertilité était due en partie à de nombreux canaux d'irri-
gation , ouvrages admirables des Assyriens, dont profi-
tait encore le pays. Les Perses, avertis par leurs espions
du chemin que suivaient les Romains, avaient submergé
la plaine, par l'enlèvement des barrages qui retenaient
les eaux; ce n'était plus qu'un immense marais, d'où
émergeaient les arbres. L'armée dut s'arrêter. Pendant
plusieurs jours elle campa dans l'eau et dans la boue.
1. « Miles pro tempore delenilus. » Ammien Marcellin, XXIV, 3.
2. Voir t. I, p. 357.
3. « Quod cum Yere atqueex animo dicitur, solet armorum crepitu leni
monstrari. » Ammien Marcellin, XXIV, 3.
LA DESCENTE DE L'EUPHRATE. 233
On employa ce repos forcé à construire des radeaux,
soit avec des outres liées ensemble, soit avec des
troncs de palmiers; on saisit quelques-uns de ces ba-
teaux de cuir, dont se servaient les habitants ^ , on
combla certains canaux, on jeta des ponts sur d'autres;
on parvint enfin à vaincre pour la seconde fois cet auxi-
liaire puissant des Perses, l'inondation. Rassasiés de
dattes, mais épuisés par ces efforts, et harcelés par l'at-
taque incessante des archers persans, les Romains, lon-
geant toujours l'Euphrate , parvinrent en un point où le
fleuve se divise en bras nombreux 2,
On y brûla, en passant, la ville de Blithra 3, dont les
habitants avaient pris la fuite. C'était la résidence d'une
de ces colonies juives, si nombreuses encore au qua-
trième siècle dans les environs de Babylone, qui s'étaient
formées de familles juives restées dans le pays après la
captivité, et d'autres réfugiées en Perse, lors de la dévas-
tation de la Judée par Vespasien et par Hadrien*. On
passa ensuite, sans l'attaquer, en vue de la ville de Fis-
sine ^. Puis on s'arrêta devant la grande et populeuse
cité de Maogamalcha . Celle-ci était très forte. Construite
dans une plaine que bordait un bras de l'Euphrate, et
que des canaux intérieurs divisaient en deux lies, elle
était défendue par de solides remparts, et dominée
1. 11 est de même question de radeaux faits de peaux dans l'Anabase,
III, 4.
2. Ammien Marcellin, XXIV, 3.
3. Zosime l'appelle ainsi; Ammien Marcellin ne la nomme pas. « Les
archéologues croient en retrouver les débris dans le village persan d'Akar-
Kuf. » Jurien de la Gravière, VEmpereur Julien et sa flottille de l'Eu-
phrate, dans Revue des Deux Mondes, 1" avril 1890, p. 594.
t4. Ammien Marcellin, XXIV, 4.
5. Zosime, III.
I
234 LA DESCENTE DE L'EUPHRATE,
par une citadelle bâtie sur un escarpement de rochers.
Julien établit son camp près de la ville, en le forti-
fiant soigneusement, car on était sans cesse en contact
avec les cavaliers ennemis. Puis, accompagné de quel-
ques soldats d'infanterie légère, il fit le tour des mu-
railles, afin d'en étudier les points faibles. Cette inspec-
tion manqua de lui coûter la vie. Comme il passait
devant une porte basse, des soldats de la garnison en
sortirent, gravirent sur leurs genoux le revers du fossé,
et s'élancèrent à l'improviste sur l'escorte de l'empereur.
Deux d'entre eux reconnurent Julien à son costume, et
Fassaillirent. S'abritant de son bouclier, Julien tua l'un
d'eux, d'un seul coup; ses soldats, se jetant sur l'autre,
le criblèrent de blessures. Le reste des assaillants prit la
fuite. Julien, rapportant les dépouilles enlevées aux
morts, comme dans les combats chantés par les poètes,
revint au camp, au milieu des cris de joie et des applau-
dissements. Mais bientôt il reconnut que ce camp était
mal situé, et dans un endroit insalubre : il fit, le lende-
main, passer à son armée sur des ponts les canaux qui
avoisinaient la ville, et un peu plus loin établit un nou-
veau camp, garanti contre les incursions de la cavalerie
persane par un double vallonnement.
Avant que la ville fût complètement investie, beau-
coup de ses habitants parvinrent à s'enfuir, les uns à
travers bois, les autres par les canaux et les marais.
Queiques-uns, surpris dans des barques, furent tués par
les Romains : la plupart gagnèrent Ctésiphon, que seu-
lement quatre lieues et demie séparaient de Maogamal-
cha. Ceux qui restèrent, soldats ou citadins, formaient
encore une masse compacte : c'étaient tous gens résolus
à ne pas se rendre. Contre de tels défenseurs il fallait
LA DESCENTE DE L'EUPHRATE. 235
procéder avec méthode. On entreprit un siège régulier.
Double ligne de circonvallation, plates-formes destinées
à recevoir les machines de guerre, tranchées, mines, fu-
rent construites à la fois, sous la direction de Nevitta et
de Dagalaïphe. Dès que tout fut prêt, l'attaque com-
mença. En présence se tenaient les Persans, debout sur
les remparts, couverts de lames de fer adhérentes et ser-
rées comme des plumes, et les Romains abrités dans leurs
tranchées par la carapace des boucliers. Soudain celle-ci
s'entr'ouvrit : se garant des flèches par une sorte de claie
ou d'écran d'osier, les assiégeants s'avancèrent, au-des-
sus des fossés récemment comblés, jusqu'au pied des
murailles. Les assiégés leur opposèrent les traits des ar-
chers, les balles des frondeurs, ou jetèrent sur eux des
pierres, des torches enflammées, des masses de fer. Plu-
sieurs fois repoussés, les Romains revinrent toujours en
avant, sous la protection de l'artillerie, dont les déchar-
ges remplissaient l'air de sifflements et de fracas, les ba-
listes lançant de leurs courroies flexibles les longs jave-
lots, les scorpions faisant pleuvoir les boulets de pierre^.
L'ardeur insupportable d'un soleil brûlant mit seule fm
au combat.
Celui-ci reprit le lendemain, sans amener d'abord
plus de résultat. A la fm de la journée, les deux partis
luttaient mollement, comme s'ils eussent été sur le point
de se séparer, quand un dernier coup de bélier, lancé
au hasard, ébranla contre toute attente une très haute
tour, laquelle, en s'écroulant, entraîna dans sa ruine
une partie du mur qu'elle surplombait. La brèche était
ouverte : on s'y battit longtemps et avec acharnement.
1. Ammien Marcellin, XXIV, 4.
236 LA DESCENTE DE L'EUPHRATE.
Mais la nuit vint, qui interrompit la lutte. Les Romains
étaient rentrés dans leurs quartiers, quand, à la surprise
de tous, retentit soudain le clairon, ordonnant un nou-
vel assaut. Voici ce qui s'était passé. Julien venait de
recevoir la nouvelle que les légionnaires qui travail-
laient à la mine avaient dépassé les fondations des rem-
parts, et n'avaient plus que quelques coups de pioche à
donner pour déboucher dans l'intérieur de la ville.
Aussitôt il lança, de deux côtés à la fois, des colonnes
d'assaillants, afin que les assiégés, occupés par cette nou-
velle attaque, et se portant tous aux murailles, n'enten-
dissent point le bruit de la sape, et en même temps lais-
sassent tout autre point dégarni de défenseurs. C'est
alors qu'à la faveur des ténèbres émergèrent du sol, d'a-
bord le soldat Exupère, de la cohorte des Victorieux,
puis le tribun Magnus, le notaire Jovien*, suivis d'une
troupe de hardis combattants. Ils égorgèrent d'abord les
habitants de la maison dans laquelle débouchait la
mine -, puis, étouffant le bruit de leurs pas, ils firent
main basse sur toutes les sentinelles. Alors seulement ils
poussèrent un cri de victoire, et acclamèrent l'empereur.
Surpris, attaqués à la fois par le dehors et par le dedans,
n'ayant plus le temps de gagner la citadelle, les assiégés
se virent perdus. Les Romains tuaient, sans distinction
d'âge ou de sexe : les Persans fuyant le fer, fuyant l'in-
cendie, se jetaient du haut des murailles. De tous les
défenseurs de la ville, quatre-vingts soldats seulement
survécurent, avec Nabdate, leur commandant.
1. Il ne faut pas confondre ce Jovien avec son homonyme, le futur em-
pereur. Sur la mort tragique du notaire Jovien, voir Ammien Marcellin,
XXV, 3.
2. Une femme occupée à pétrir le pain, dit Zosime
LA DESCENTE DE L'EUPHRATE. 237
Julien fut modéré dans la victoire. Pensant à son pa-
négyriste Libanius : « Je viens, dit-il simplement, de
préparer une belle matière à l'orateur de Syrie*. » Il
fit aux survivants de la garnison grâce de la vie. Quel-
ques jeunes filles, « belles comme toutes les femmes de
Perse, « dit Ammien, lui furent amenées : imitant la
vertu d'Alexandre et celle de Scipion, il ne voulut pas
même les regarder. Tout le butin fait dans la ville fut
distribué entre les soldats : Julien garda pour sa part
trois pièces d'or et un jeune enfant sourd-muet, dont le
langage par signes l'avait amusé. Puis on procéda aux ré-
compenses : ceux qui s'étaient distingués par leur vail-
lance reçurent « la couronne obsidionale. » On chercha
vainement, pour la lui donner, un guerrier d'une taille
gigantesque, qui avait été vu, au plus fort de la bataille,
appliquant des échelles contre les murs : beaucoup de-
meurèrent persuadés que ce mystérieux combattant,
disparu après la victoire, était le dieu Mars en per-
Bonne 2.
La route paraissait maintenant ouverte vers Ctésiphon.
Depuis plusieurs jours, l'un des généraux, Victor, envoyé
en reconnaissance, avait annoncé que tous les chemins
étaient libres. L'ennemi ne se montrait nulle part. Ce-
pendant, au moment de lever le camp, après avoir
détruit tout ce qui pouvait l'être des fortifications de
Maogamalcha, on vint avertir Julien que, dans des sou-
terrains près des remparts, ouvrages de défense particu-
liers au pays, il y avait des Persans cachés, qui tombe-
raient à l'improviste sur l'arrière-garde, dès que Tarmée
1. Libanius, Epitaphios Juliani; Reiske, t. I, p. 603.
2. Ammien Marcellin, XXIV, 4.
238 LA DESCENTE DE L'EUPHRATE.
serait en marche. Des soldats, envoyés par Julien pour
les débusquer, ne purent ou n'osèrent pénétrer dans ces
dangereuses cavernes : ils en bouchèrent l'entrée avec des
sarments, et, mettant le feu à ceux-ci, enfumèrent les
défenseurs. Des Persans périrent étouffés : d'autres, étant
sortis pour fuir l'asphyxie, furent massacrés ^. L'armée,
au sortir de Maogamalcha, dut traverser sur des ponts
plusieurs canaux ou bras de fleuve. En débouchant
d'un de ces ponts, l'avant-garde, que commandait main-
tenant Victor, aperçut une armée qui venait de Gtésiphon
dans le but de disputer le passage aux Romains : elle
était commandée par le fils de Sa^por, autour duquel se
pressaient les plus nobles et les plus brillants cavaliers
de la Perse. Mais dès que parurent les Romains, cette
armée se replia.
Continuant d'avancer, les Romains aperçurent un pa-
lais, construit dans le style de l'Occident. C'était une mai-
son de plaisance des rois de Perse. Alentour s'étendaient
de vastes parcs, où étaient gardés pour les chasses
royales des fauves de toute espèce, lions, ours, sangliers.
Heureux de rencontrer un édifice bâti à la romaine,
Julien commanda d'épargner le palais ; mais les soldats,
brisant les barrières^ tuèrent à coups de flèches et de
javelots le superbe gibier qui s'offrait à eux. Après s'être
reposée pendant deux jours dans un pays fertile, où les
chevaux trouvèrent un abondant fourrage, l'armée
reprit sa route : Julien précédait, avec l'avant-garde.
On rencontra une ville abandonnée, qui avait été, paraît-
il, détruite par Verus en 164-, et que Zosime appelle
1. Ammien Marcellin, XXIV, 4; et Libanius, EpUaphios Juliani.
LA DESCENTE DE L'EUPHRATE. 239
Sabatha^. Près d'elle s'élevait une potence, à laquelle
se balançaient encore des squelettes blanchis. C'étaient,
dit-on, ceux des parents du traître qui livra Pirisabora,
non à Julien (car celui-ci dut la prendre de vive force),
mais, quatre-vingts ans plus tôt, à Carus^. Une autre
exécution eut lieu au même endroit, par l'ordre de
Julien : on y brûla vif Nabdate, le commandant de Mao-
gamalclia, à qui avait été fait d'abord grâce de la vie;
il parait que, enhardi par cette grâce, il s'était, depuis
lors, montré insolent et n'avait cessé de poursuivre d'in-
jures le prince Hormisdas. L'armée romaine ne s'arrêta
point pour visiter la ville abandonnée; mais, à peine
eut-elle dépassé celle-ci, que les portes s'en ouvrirent,
et que des cavaliers persans attaquèrent trois cohortes
de l'avant-garde. D'autres, ayant traversé un bras de
fleuve ou un canal, enlevèrent les chevaux que l'on me-
nait à la suite de l'armée, et tuèrent les soldats qui les
conduisaient. Partout se faisait sentir maintenant la pré-
sence de l'armée persane, qui évitait les batailles ran-
gées, mais, à l'abri des villes, des forts, des canaux, des
fleuves, multipliait les escarmouches^.
On approchait du Tigre, et Ton était presque en vue
de Ctésiphon. Avant de songer aux moyens d'attaquer
cette capitale, Julien, qui, ne voulant laisser derrière lui
aucun point d'appui à l'ennemi, détruisait systémati-
quement toutes ses forteresses, alla reconnaître une
petite place, très bien fortifiée, qui se trouvait sur la
1. Zosime, III. — Ammien Marcellin, XXIV, 5, semble la confondre à
la fois avec Séleucie et avec Coché; mais son texte, en cet endroit, est
très corrompu.
2. Ammien Marcellin, XXIV, 5 ; Zosime, UI.
240 LA DESCENTE DE LEUPHRATE.
route. Selon sa coutume, il en faisait le tour, avec une
faible escorte, quand, aperçu par la garnison, il fut
assailli par une grêle de flèches : son écuyer fut blessé à
ses côtés : lui-même ne dut son salut qu'au bouclier dont
il s'abrita. Il fallut commencer un siège en règle. Mais,
pendant qu'on plaçait devant les murs les machines des-
tinées à les battre, la garnison, qui suivait à la clarté
de la lune tous les mouvements des Romains, fit de
nuit une sortie victorieuse : de nombreux assiégeants,
dont un tribun, y périrent. En même temps un parti de
Persans, ayant traversé le fleuve, fondit sur une troupe
de cavalerie romaine, y tua beaucoup de monde, et y fit
des prisonniers. Les soldats, persuadés que toute l'armée
des Perses allait arriver, ne combattaient plus que
mollement, et résistaient à peine : il fallut que Julien fit
sonner le clairon, et mît toutes ses troupes sur pied,
pour repousser l'attaque d'un petit nombre d'ennemis.
Dans sa colère, il relégua parmi les fantassins, ce qui
était une sorte de disgrâce, les restes de l'escadron qui
avait mal soutenu l'honneur des armes romaines. Puis il
pressa le siège, se montrant partout au premier rang,
comme un soldat. Malgré l'énergie de ses défenseurs, la
forteresse, que les Perses, se dérobant toujours à une
bataille rangée, ne secoururent pas davantage, ne put
résister à l'effort de toute l'armée romaine. Elle fut prise
et incendiée. Julien donna un jour de repos à ses troupes,
qui étaient épuisées : on fit une abondante distribution
de vivres : mais on eut soin d'entourer le camp de pa-
lissades, de fossés, selon les règles de la castramétation
antique. Julien avait souvent négligé ces précautions,
qui, au quatrième siècle, semblent être tombées en désué-
tude : les Perses, par leurs incursions subites, leurs ruses
LA DESCENTE DE LEUPHRATE. 241
et leurs embuscades, l'obligeaient à s'en souvenir *.
Cependant un problème se posait à l'esprit de Julien.
L'armée avait passé divers bras de l'Euphrate, et la flotte
qui contenait ses approvisionnements et son artillerie
évoluait sur le fleuve. Si petite que fût maintenant la
distance entre l'Euphrate et le Tigre, puisqu'on était
arrivé au point où les deux fleuves se rapprochent le
plus dans leur cours parallèle, il était impossible de
transporter par terre de l'un à l'autre onze cents navires.
Julien avait lu, dit Libanius, qu'il existait, un peu au-
dessus de Coché et de Ctésiphon, un canal, autrefois ou-
vert par Trajan, qui faisait communiquer l'Euphrate
avec le Tigre-. Ammien ajoute que Septime Sévère s'en
était aussi servi, lors de l'expédition de 198. Ce canal,
d'une origine beaucoup plus ancienne, puisque Pline
l'attribue à Seleucus Nicator 3, et qu'il portait le nom de
Nahr-el-Malek, « courant du Roi, » avait, à l'origine, été
creusé assez profondément pour que le flot y passât en
toute saison, et nettoyât son lit par sa force d'érosion*.
C'était une grande voie navigable, longue de cinq kilo-
mètres 5. Elle avait été comblée par les Perses, depuis
que les Romains s'en étaient servis comme d'un moyen
d'invasion. Des gens du pays, faits prisonniers, en in-
diquèrent à Julien l'emplacement 6. Julien le fit rouvrir.
A première vue, on se demande comment un travail
aussi considérable put être accompli en si peu de temps :
1. Ammien Marcellin, XXIV, 5.
2. Libanius, Epitaphios Juliani; Reiske, t. I, p. 604.
3. Pline, Nat. Hist., V, 26.
4. Elisée Reclus, Nouvelle géographie universelle, t. IX, p. 405.
5. Trente stades, exactement 5.550 mètres.
€. Libanius, l. c.
JULIEN l'apostat. — III. 16
242 LA DESCENTE DE L'EUPHRATE.
mais il est probable que les deux extrémités du canal
avaient été murées avec de grosses pierres ^; son lit, plus
ou moins envahi par la végétation, n'avait besoin que
d'être nettoyé 2. Quand la double digue eut été démolie ^,
l'eau de l'Euphrate, plus élevée de cinq mètres'^, se pré-
cipita, et, remplissant le lit desséché, arriva jusqu'au
Tigre. Portée par ce flot puissant, la flotte passa, ou, pour
employer l'expression d'Ammien, « fut jetée » d'un
fleuve à l'autre ^, comme, deux cent cinquante ans plus
tôt, celle de Trajan.
Quand cette opération eut été heureusement accom-
plie, l'armée franchit sur des ponts le même canal ^, et
marcha dans la direction de Coché, place très forte'',
probablement identique à Séleucie s, et située en face
de Ctésiphon, sur la rive droite du Tigre. A peu de dis-
tance elle rencontra un autre de ces jardins de plaisance,
ou « paradis, » que les rois et les grands de la Perse
multipliaient autour des grandes villes 9. Parmi les
vignes, les cyprès, les arbustes en fleurs, s'élevait un
1. « Mole saxorura. » Amraien Marcellin, XXIV^ 6.
2. « Valle purgata. » Ibid.
3. « Avulsis cataractis. » Ibid.
4. Elisée Reclus, t. IX, p. 398.
5. « Undarum magnitudine classis secura stadiis trigînta decursis, in
alveum éjecta est Tigridis. » Aramien Marcellin, XXIV, 6.
6. Ibid.
7. Saint Grégoire de Nazianze, Oratio V, 10.
8. Racontant l'expédition de Carus, en 283, Eutrope {Breviarium, IX) dit :
« Seleuciam et Ctesiphontem urbes nobilissimas cepit;» et Rufus (i?retta-
rium^ 28) : « Cochen et Ctesiphontas urbes Persaruin nobilissimas cepit. »
Sur l'identité probable de Coché et de Séleucie, voir Tillemont, Mémoi-
res, t. VII, art. X sur saint Siméon de Perse, p. 97, et note yii sur le
même saint, p. 664.
9. IlapaSeiffov paaiXixov. Zosime, III. — Cf. Xénophon, Anabase, III, 4 ;
HisL, IV ; Quinte-Curce, Alex., VII, VIII; Dion Chrysoslome, Orat. H.
LA DESCENTE DE L'EUPHRATE. 243
élégant pavillon, dont tous les appartements étaient
ornés de fresques représentant des chasses royales : car
les Perses, dit Ammien, ne peignent que des scènes de
chasse, de guerre ou de massacre ^ L'armée prit en ce
lieu un jour de repos. Pendant ce temps Julien, dont
l'esprit était toujours en travail, et que les premiers
succès de l'expédition avaient exalté, conçut un auda-
cieux dessein. C'était de traverser immédiatement le
Tigre, sans s'attarder au siège de Coché ou de Séleucie,
et d'aller tout de suite chercher les Perses à Ctésiphon.
Il fit décharger de leurs approvisionnements les meil-
leurs transports de la flotte, partagea celle-ci en trois
divisions, et commença à y embarquer des soldats, afin
d'en faire passer une partie dès que la nuit serait venue.
Moins confiants ou déjà fatigués, ses généraux le sup-
plièrent de ne point tenter une aussi dangereuse traver-
sée. Julien n'écouta pas leurs représentations. Probable-
ment un esprit plus modéré se serait-il contenté d'avoir
conquis tous les territoires situés entre les deux fleuves,
et refoulé les Perses au delà du Tigre, devenu la fron-
tière de l'Empire romain. Mais Julien, dit Ammien Mar-
cellin, ne tenait plus compte des difficultés, il attendait
tout désormais de la fortune, et ne mettait point de bor-
nes à sa témérité 2. Pendant qu'on amusait l'ennemi en
donnant à sa vue, dans un hippodrome improvisé, des
courses et des jeux militaires 2, il envoya secrètement à
1. Ammien Marcellin, XXVJ, 6.
2. (( ... Auguslus altius jam contra difficultates omnes incedens, tan-
tumque a fortuna sperans nondum afflicta, ut propius temeritatem multa
crebro auderet. » Ammien Marcellin, XXIV, 6.
3. 'iTCTcoôpofidv T£ Xeàvaç, xat ÎTriisa; eu' âYôJva xaXéoaç, xac àôXa xéXrjCTi
Set?. Libanius, Epitaphios Juliani. — 'Aycoa-t xe x^}xviv.oX<; xà ItcitixoTç, &
xaTeôewvTo àuà twv èicaXÇetov ol KTriaiçwvToç olxi^Tope;. Id., De Vita. —
244 LA DESCENTE DE L'EUPHUATE.
une partie de ses navires Tordre d'appareiller. Mais la
nuit ne put cacher leur manœuvre. Cinq d'entre eux,
partis en avant, et portant chacun quatre-vingts soldats,
furent assaillis par une pluie de matières incendiaires.
De la rive droite, les Romains les virent brûler. Il y eût
eu, probablement, une panique, si Julien, par un hardi
stratagème, n'avait rassuré ses troupes. « Le feu qu'on
aperçoit, fît-il dire, est le signal convenu : il annonce
que notre avant-garde a débarqué. » En même temps,
Julien commandait à la première division de la flotte,
sous la conduite de Victor, de traverser le fleuve à force
de rames. Malgré les traits lancés par les Perses, ses
navires purent aborder. En peu de temps la rive gauche
du Tigre fut couverte de soldats romains, représentant
à peu près un tiers de l'armée*.
Au point du jour, une bataille s'engagea. A la vue des
Perses massés en avant de Ctésiphon, sous la conduite
du suréna et de deux de ses meilleurs généraux, Pigrane
et Narsès, les nouveaux débarqués éprouvèrent quelque
hésitation. C'était la première fois que les soldats de
Julien se trouvaient aux prises, en bataille rangée, avec
ceux de Sapor. Ces troupes qu'ils n'avaient encore
aperçues que de loin les étonnaient par leur armement
si différent du leur, par l'aspect étrange des cataphrac-
taires qui semblaient ne faire avec leur cheval qu'une
seule masse de fer, à la fois rigide et flexible, par la
tenue de l'infanterie, abritée sous ses longs boucliers
« Ludos campestres...cum conlra Ctesiphonlem in Tigridis et Euphratis
ripa castra haberel. » Rufus, Brev., 28. — Voir encore Eunape, Conti-
nuation de l Histoire de Dexippe, fr. 22; dans Millier, Fragm. hist.
gra-c.jt.lW, p. 23; Sozomène, VI, 1.
1. Ammien Marcellin, XXVI, 6.
LA DESCENTE DE L'EUPHRATE. 245
d'osier^ et de cuir, et surtout par rénormité des éléphants
semblables à autant decollines mouvantes 2. Mais la vail-
lance romaine prit vite le dessus. Le combat devint bien-
tôt une mêlée, où le corps à corps mettait les soldats de
Julien à l'abri des flèches des archers persans. La pre-
mière ligne des Perses fléchit enfin : d'un pas lent
d^abord, puis accéléré, toute leur armée recula vers
Ctésiphon, serrée de près par les troupes romaines.
Celles-ci, malgré la fatigue delà lutte et l'excessive cha-
leur, seraient peut-être entrées dans la ville à la suite de
l'ennemi, si Victor, qui avait eu l'épaule percée d'une
flèche, n'avait du geste et de la voix arrêté leur élan :
il craignait qu'une fois introduits dans ses murs, les
Romains ne s'y trouvassent renfermés et n'y périssent
accablés par le nombre 3. Tel est le récit d'Ammien;
cependant, à en croire Libanius et Rufus, ce ne fut pas
seulement la prudence de leur général qui arrêta les
Romains aux portes de Ctésiphon : ils s'attardèrent en
route pour piller, et manquèrent roccasion de s'em-
parer de la ville par surprise ^.
La victoire des Romains n^étaii pas complète; mais
elle avait été brillante, et leur avait relativement peu
coûté. Soixante-dix seulement des leurs avaient péri,
contre deux mille cinq cents Perses 5. Le reste de leur
1. D'après Eunape (fr. 21 ; Muller,t. IV, p. 22), les Perses portaient non
seulement des boucliers d'osier, mais aussi des casques d'osier.
2. Ammiea Marcellin, XXVI, 6.
3. Ibid.
4. Libanius, Epitaphios Juliani; cf. Rufus, Brev., 28 : « ni major
praedarum occasio fuisset quam cura yictoriae. » Eunape, fr. 22 (Millier,
p. 23), dit que l'abondance du butin fait dans les faubourgs de Ctésiphon,
amollit l'armée.
5. Ammien Marcellin, XXIV, 6.
246 LA DESCENTE DE L'EUPHRATE.
armée passa le tleuve le lendemain, sans être inquiété.
Le surlendemain, Julien fit la traversée *. Une fois arrivé
au camp que ses troupes occupaient devant Ctésiphon,
son premier soin fut de distribuer les récompenses.
Comme tous les grands généraux, il se faisait gloire de
connaître par leur nom ses soldats, et d'être renseigné
sur leurs actions. C'est donc avec discernement, et en
parlant à chacun, que, suivant la nature de leurs ex-
ploits, il décerna aux plus méritants des couronnes
militaires, des couronnes navales, ou des couronnes ci-
viques 2. Ce devoir rempli, il voulut rendre grâce aux
dieux, et particulièrement à « Mars vengeur, » le dieu
de la guerre et de la victoire.
Alors se produisit un épisode que Ton hésiterait à
croire, s'il n'avait pour garant Ammien, témoin oculaire
et narrateur impartial. Julien s'y montre non seulement
superstitieux à l'excès, ce qui n'étonnera personne, mais
encore bien peu maître de son humeur : il semble offrir
des indices de dérangement d'esprit. Dix superbes tau-
reaux avaient été conduits, pour être immolés au dieu.
Neuf tombèrent morts avant d'arriver à l'autel, et sans
que personne les touchât. Le dixième, en se débattant,
rompit ses liens et s'échappa : on le reprit à grand'-
peine : quand il eut été sacrifié, ses entrailles mon-
trèrent des signes funestes. Julien se mit en colère,
poussa des cris d'indignation, et prit Jupiter à témoin
qu'il n'offrirait plus jamais de sacrifice à Mars. « Il tint
son serment, dit Ammien avec mélancolie, puisqu'il ne
tarda pas à mourir 3. »
1. Libanius, Epitaphios Juliani; Zosime, III.
2. Ammien Marcellin, XXIV, 6.
3. Ammien Marcellin, XXIV, 6.
LA DESCENTE DE L'EUPilRATE. 247
L'armée demeurait campée devant Ctésiphon ^ ; mais,
avec l'absence de plan qui se remarque dans toute cette
guerre, ni Julien ni ses généraux ne savaient s'il était
opportun de faire le siège de la grande ville sous les
murs de laquelle on était arrivé avec tant d'efforts. Un
conseil de guerre fut tenu. Beaucoup des chefs de
Tarmée romaine déconseillaient le siège. Ils objectaient
les fortifications imprenables de la ville, et l'arrivée
probable de Sapor lui-même avec une armée de secours.
C'était, dit Ammien, l'avis le plus sage '. Il dénotait
cependant, autant que l'on peut juger aujourd'hui, une
timidité singulière, ou un découragement déjà bien
grand. L'histoire des siècles passés montrait que Ctési-
phon était loin d'être imprenable. Trajan s'en était
emparé en 116, et Cassius en 164. Septime Sévère, la
prenant de nouveau en 198, y avait fait cent mille pri-
sonniers. Carus s'en était aussi rendu maître en 283. A
la capture de cette ville ils avaient dû ce titre de Par-
thicus, si fort ambitionné par Julien. Celui-ci, cependant,
se rangea sans hésiter à l'opinion de ses généraux. Il
somma, dit-on, les défenseurs de Ctésiphon de venir se
mesurer en plaine avec ses légions ^ : ceux-ci, naturel-
lement, n'acceptèrent pas cette proposition dérisoire,
et demeurèrent à l'abri de leurs murailles. Julien alors
décida en conseil que Ctésiphon ne serait pas assiégé :
il se contenta d'envoyer quelques troupes, sous la con-
duite d'un vieux militaire, Arinthée, déjà connu sous
Constance ^, piller les campagnes environnantes, riches
1. En un lieu que Zosiiiie appelle Abuzalha.
2. Ammien Marcellin, XXIV, 7.
3. Libanius, Epitaphios Juliani.
4. Cf. Ammien Marcellin, XV, 4.
248 LA DESCENTE DE L'EUPHRATE.
en moissons et en troupeaux qui pourraient servir à
l'approvisionnement de l'armée. Où, cependant, celle-ci
se dirigerait-elle ensuite, en s'éloignant de Gtésiphon?
Telle était la question que chacun se posait avec an-
goisse. Les généraux opinaient tous pour la retraite *.
Si l'on en croit saint Grégoire de Nazianze, Julien était
fort anxieux. Selon l'expression de l'orateur, « il ne
savait de quel côté se tourner 2. »
Gomme si la Providence n'eût pu se décider à l'aban-
donner, une occasion de terminer heureusement et
glorieusement la guerre lui fut encore offerte. Ammien,
dont le texte offre, à cet endroit, une grande lacune^,
n'en parle pas; mais Libanius la rapporte. Sapor paraît
avoir redouté Julien autant que les généraux de Julien
redoutaient Sapor. S'il avait évité, jusqu'à ce jour, de se
trouver personnellement aux prises avec l'empereur
romain, ce n'était peut-être pas, comme le croit saint
Grégoire de Nazianze, pour l'attirer toujours plus avant,
et le défaire quand toute retraite lui serait devenue
impossible * : on croira aussi facilement que le roi de
Perse craignait lui-même d'être vaincu par un aussi
redoutable adversaire, et hésitait à remettre le sort de
son royaume au hasard d'une bataille. Ge qui est sûr,
c'est que Sapor envoya des députés offrir la paix à
Julien, pendant qu'il était encore campé devant Gtési-
phon. Ils s'adressèrent à celui qui semblait désigné pour
être médiateur, le prince Hormisdas. Aussitôt Hormis-
das, plein de joie, fit part à Julien des ouvertures qu'il
1. Ammien Marcellin, XXIV, 7.
2. OOx ê/wv 5jai rpàivriTat. Saint Grégoire de Nazianze, Oratlo V, 10.
3. Voir la note de Valois, dans son édition d'Ammien Marcellin, p. 410.
4 Saint Grégoire de Nazianze, Oratio V, 10.
LA DESCENTE DE LEUPHRATE. 249
avait reçues. Mais Julien refusa de voir les députés :
il commanda au prince de les renvoyer secrètement,
en faisant croire que c'étaient seulement des amis parti-
culiers qui étaient venus le visiter. Dans son orgueil-
leuse obstination, il ne voulut pas d'une paix dont
Alexandre n'aurait pas voulu; mais en même temps il
connaissait assez ses officiers et ses soldats pour savoir
que s'ils avaient appris le désir des Perses d'ouvrir des
négociations, ils n'auraient plus pensé qu'à la paix et
au retour, et auraient refusé de combattre ^.
1. Libanius, Epitaphios Juliani; Reiske, t. I, p. 608. — Cf. Socrate,
III,' 21; mais Socrate se trompe en disant qu^^ Julien avait assiégé Ctési-
phon et l'avait réduite à la dernière extrémité, quand cette ambassade lui
fut envoyée. Socrate ne croit pas non plus que les offres de paix soient
restées secrètes, car il dit que les Romains blâmèrent Julien d'avoir, par
amour de la guerre, refusé un traité avantageux.
CHAPITRE III
LA RETRAITE.
I. — L'incendie de la flotte.
Il y avait longtemps que Julien avait cessé d'être en
communication avec ses États. En Syrie, et à plus forte
raison dans les contrées occidentales, on ne savait plus
rien de la marche de son armée ^ Les amis de Julien
faisaient bonne contenance, et continuaient à prédire
son triomphe final. Ses adversaires ou ses victimes le
voyaient déjà perdu. Cette double disposition des esprits
a été résumée dans un dialogue imité de Lucien, et
publié parmi ses œuvres, mais que la plupart des com-
mentateurs placent à cette époque -. L'auteur du Philo-
patris met en scène un païen, racontant qu'au premier
étage d'une maison particulière, dans un salon aux
voûtes dorées 3, — à Antioche, les églises avaient été
1. Libanius, De Vita; Reiske,t. 1, p. 90.
2. Je note ici, pour mémoire, l'opinion qui fait descendre le Philo-
patris beaucoup plus bas, au dixième siècle, au temps deNicéphore Pliocas.
Voir une communication de M. Salomon Reinach, Comptes rendus de
V Académie des Inscriptions, 26 juillet 1901, p. 558.
3. Sur le luxe qu'oflFraient quelquefois les appartements des étages su-
périeurs, Toir mes Études d'histoire et d'archéologie, p. 193.
L'INCENDIE DE LA FLOTTE. 251
fermées, — il a rencontré une réunion d'hommes au
visage pâle, aux yeux baissés vers la terre, qui, le voyant
entrer, lui ont demandé, avec une expression devenue
subitement joyeuse, s'il n'apportait pas quelque mau-
vaise nouvelle. « Ils paraissaient, en effet, n'en attendre
que de tristes. » Le païen leur ayant répondu « qu'on
se réjouissait au contraire, et que bientôt on aurait lieu
de se réjouir encore davantage, — Non, s'écrièrent-ils,
la ville est grosse de malheurs ! » Ils annoncèrent alors,
comme imminents, des troubles, une défaite de l'armée.
« Cessez, misérables, s'écria le païen, cessez ce vain
langage, n'aiguisez pas vos dents contre des hommes au
cœur de lion, qui ne respirent que les lances, les jave-
lots et les casques à triple aigrette ! Tous ces malheurs
retomberont sur vos têtes, à vous qui ne voulez qu'af-
faiblir la patrie... » Pendant que le païen racontait cette
scène à un ami, arrive en courant un citoyen qui an-
nonce la défaite des Perses et la prise de Suse. L'auteur
du dialogue est lui-même un païen ardent, et il est
permis de croire qu'il calomnie le patriotisme des
chrétiens. Mais il met nettement en contraste le pessi-
misme de ceux-ci, au cours de l'expédition de Perse, et
la persistance des illusions optimistes chez beaucoup de
païens. Un autre dialogue, peut-être imaginaire aussi,
bien que rapporté par un historien, accuse plus nette-
ment encore ce contraste. Théodoret raconte qu'un
chrétien d'Antioche, qui exerçait modestement la pro-
fession de pédagogue, c'est-à-dire de précepteur, mais
que la distinction de son esprit avait mis en rapports
avec Libanius, rencontra un jour le célèbre sophiste.
« Que fait maintenant le fils du charpentier? » demande
en raillant celui-ci. « Le maître du monde, que tu
252 L'mCENDIE DE LA FLOTTE.
appelles ironiquement le fils du charpentier, fabrique un
cercueil, » répond le chrétien ^.
Plus que ces dialogues, la correspondance de Libanius
lui-même laisse voir les illusions que créaient en lui et
en ses amis la sympathie pour Julien et le désir du suc-
cès, les erreurs où les entretenaient la rareté, puis Tab-
sence des nouvelles, et aussi les inquiétudes dont, malgré
leurs préventions favorables, ils ne pouvaient se dé-
fendre. L'annonce des premières victoires est reçue par
Libanius avec allégresse ; mais tout de suite son imagina-
tion les grossit, et, lors du premier contact de l'armée
de Julien avec les soldats du roi de Perse, il se figure
que six mille de ceux-ci ont été tués -. Cependant les
communications directes ont cessé; Libanius, qui vient
d'écrire à l'empereur, ne sait si sa lettre l'atteindra « au
milieu du pays immense des Perses; » mais il a eu
encore des nouvelles du dernier succès par les prison-
niers d'Anathan, qui, on s'en souvient, ayant eu la vie
sauve, avaient été transportés à Chalcis, près d'Antioche^.
En l'absence de renseignements plus précis, les rumeursl
optimistes ne cessent de courir dans les milieux officiels;]
le comte d'Orient, Aradius Rufinus '^, qui se tenait h
plus près possible de la frontière dans l'espoir de re-j
cueillir quelques bruits du théâtre de la guerre, a fail
parvenir aux habitants d'Antioche la nouvelle inexacte
que l'armée de secours commandée par Sébastien ei
1. Théodoret, Hist. eccl., III, 2.
2. Libanius, Ep. 1457. Cf. Ammien Marcellin, XXIV, 6; voir plus haut
p. 245.
3. Libanius, Ep. 1429*. Cf. Ammien Marcellin, XXIV, 1 ; Libanius, Epi
taphios Juliani (Reiske, t. I, p. 595). Voir plus haut, p. 222.
4. Voir plus haut, p. 171.
L'INCENDIE DE LA FLOTTE. 253
Procope descend le Tigre et va se joindre à Julien.
u Puissent maintenant, lui répond Libanius, l'empereur
ne pas cesser de vaincre, toi ne pas cesser de nous don-
ner des nouvelles de ses victoires, et nous ne pas cesser
de les entendre M » Cependant une dernière lettre
montre Libanius, quand toute nouvelle, vraie ou fausse,
a cessé de parvenir, essayant de ranimer ses espérances
comme si le doute ou la crainte commençaient à le tour-
menter. « L'empereur est vaillant, dit-il, il conduit vail-
lamment la guerre, et il la mènera jusqu'au point où il
doit rencontrer la récompense. C'est pourquoi l'on doit
avoir confiance qu'il reviendra, après qu'il aura glorieu-
sement atteint ou même entièrement renversé la domi-
nation persane 2. » Il semble que, dans cette série de
lettres du sophiste, se retrouvent les phases diverses par
où doit passer Tesprit des amis de Julien : d'abord on
reçoit des nouvelles favorables, que l'on amplifie sans
mesure ; puis les bulletins cessent d'arriver directement
de l'armée, mais on a encore des renseignements par
les prisonniers; puis les faux bruits commencent à
courir, créés ou propagés par l'optimisme officiel; enfin
ceux qui ont le plus compté sur le succès de Julien en
sont réduits à faire effort pour espérer, à parler d'un
retour victorieux de l'empereur comme d'une chose pro-
bable, non plus comme d'une certitude ^.
1. Libanius, Ep. 1439.
2. Libanius, Ep. 1414.
3. Un des oracles reproduits par Eunape (Continuation de l'Histoire
de Dexippe, fr. 27; MùUer, Fragm. hist. grasc, t. IV, p. 25) annonce
l'arrivée de Julien devant Ctésiphon, et dit que « l'empereur des Romains,
semblable à un dieu, » a dévasté le pays des Perses comme il dévasta et
conquit celui des Alemans. Mais il est probable que cet oracle fut rendu
au début de la campagne, alors qu'on pouvait prévoir le succès ; il n'in-
254 L'INCENDIE DE LA FLOTTE.
Puisque Julien venait de refuser la paix que lui offrait
Sapor, et cependant avait résolu de ne point faire le
siège de Ctésiphon, il lui fallait prendre un parti. S'en-
foncerait-il dans l'est, sur les traces d'Alexandre, et
essaierait-il de s'emparer, après lui, de Suse et de Per-
sépolis? remonterait-il le long de l'Euphrate, par le
chemin déjà parcouru? ou remonterait-il, au contraire,
à travers l'Assyrie, dans la direction soit de Ninive, soit
même de la Médie et d'Ecbatane, avec l'espoir de ren-
contrer en route l'armée de secours commandée par
Arsace, Procope et Sébastien?
La marche vers la Susiane eût été bien aventureuse,
^jfans doute, elle eût répondu au sentiment public. On
Vient de voir par le Philopatris que les amis de Julien
s'attendaient à apprendre la prise de Suse. Prononçant
son discours sur le consulat de Julien, Libanius avait]
annoncé presque officiellement que les Romains soupe-|
raient bientôt dans Suse ^. Mais une tentative dans cette'
direction était aussi l'entrée dans l'inconnu, en laissant!
derrière soi Ctésiphon intact et toute voie de retour]
coupée.
La retraite par l'Euphrate, à travers les contrées mé-
sopotamiennes que les armes de Julien avaient déjà sou-j
mises, passant près de places fortes qui lui avaient!
promis obéissance ou qui avaient été détruites, semblait]
le parti le plus prudent. Il était désiré par les généraux. j
Mais il avait contre lui plusieurs raisons : d'abord, c'était]
une retraite, et le mot sonnait mal aux oreilles de Julien
ensuite, tout le parcours venait d'être dévasté, avec un<
dique pas que les nouvelles de l'armée de Julieo parvinssent encore ci
terre romaine quand elle campa devant Ctésiphon.
1. Voir plus haut, p. 150.
L'INCENDIE DE LA FLOTTE. 255
inexplicable imprévoyance, etFarméene trouverait plus
à se nourrir dans des plaines d'une admirable fertilité,
où l'on avait saccagé moissons et troupeaux.
Restait la montée vers le nord, la traversée de l'Assyrie
par la vallée du Tigre, en se réservant la possibilité de
se replier, quand on le voudrait, sur la Corduène romaine
et sur l'Arménie alliée, et en ayant la perspective d'être
prochainement rejoint par l'armée de secours. A ce der-
nier parti se décida Julien. Cette route tendait vers
Arbèles, et Julien qui, en dépit de tous les revers, se
croyait toujours l'âme d'Alexandre ^, voulait vaincre à
son tour sur le champ de bataille où s'était illustré le
héros macédonien. Septime Sévère avait d'ailleurs re-
monté victorieusement ainsi la vallée du Tigre. Mais il
avait auparavant conquis Ctésiphon, et ne laissait pas
derrière lui cette place intacte et pleine de troupes, base
naturelle de toutes les opérations des Perses. Aussi les
officiers de Julien, que le souvenir d'Alexandre laissait
indifférents, étaient-ils d'un avis contraire : ils préfé-
raient le mouvement en arrière, le retour en pays romain
par l'Euphrate et la Mésopotamie, malgré ses difficultés,
à une expédition nouvelle dont la gloire ne les séduisait
pas, et qu'ils entrevoyaient pleine de périls -.
Après leur avoir reproché en termes très vifs leur
1. Sociale, III, 21, dit.que Maxime avait persuadé à Julien qu'en yertu
des lois de la métempsycose, l'âme d'Alexandre habitait en lui. Si crédule
que fût Julien, et si audacieux charlatan que fût Maxime, on hésite à
admettre que l'un ait été capable de croire etlautre d'inyenter une telle
fable. Mais Libanius, Epitaphios Juliani (Reiske, t. I, p. 609), dit aussi
qu'il se proposait d'imiter Alexandre, de soumettre tout l'Empire des Per-
ses, et d'aller, comme le conquérant macédonien, jusqu'aux Indes, Tcpo;
Toù; IvSàiv TiOTapiou;.
2. Ammien Marcellin, XXIV, 7. Rufus , Breviarium, 28, dit aussi :
« Gum de reditu a militibus admoneretur, intentioni suœ magis credidit. t»
256 L'INCENDIE DE LA FLOTTE.
timidité^, Julien donna Tordre du départ. L'armée
côtoya d'abord le Tigre, que la flotte remontait de con-
serve. Soudain, un avis inattendu vint tout changer. On
ne peut raconter sans un extrême étonnement cet épisode
de l'histoire de Julien. Lui qui venait de repousser l'o-
pinion de ses conseillers naturels, commit l'imprudence
vraiment inexplicable d'accorder sa confiance aux gens
les moins qualifiés pour lui offrir leurs lumières. Am-
mien nomme ici, d'un mot un peu vague, « des trans-
fuges 2. » Saint Grégoire de Nazianze donne plus de dé-
tails. D'après son récit, Tun de ces transfuges aurait été
un vieillard, persan de naissance, qui s'était volontai-
rement rendu aux soldats romains, en se prétendant vic-
time de la tyrannie de Sapor^. Il se serait fait admettre^
dans rintimité de Julien. De lui, et d'autres qui agis-
saient de complicité avec lui, Julien reçut l'avis de s'é-
loigner du fleuve et de prendre à travers terres ui
chemin plus court, qu'ils s'ojffraient à montrer. On arri-
verait par là , disaient-ils, beaucoup plus vite au but d(
l'expédition^. Mais, si l'armée devait laisser ainsi le Tign
derrière elle, une question se posait d'elle-même : qu<
ferait-on de la flotte? Les nouveaux conseillers de Juliei
avaient réponse à tout. La flotte n'était pas utile, la cer-
titude d'avoir toujours, convoyés par elle, du blé et des
vivres à portée, ne pouvait qu'entretenir la mollesse
des soldats. Comme l'armée n'aurait à traverser que des
contrées fertiles, coupées par un seul canton stérile et
désert, il lui suffirait d'emporter avec elle trois ou quatre!
1. « Increpitis optimalibus. » Ammien Marcellin, XXIV, 7.
2. « Perfugœ. » Ibid.
3. Saint Grégoire de Nazianze, Oratio V, 11.
4. Ihid,; et Sozomène, VI, i.
L'LNCENDIE DE LA FLOTTE. 257
jours de vivres ^ : un approvisionnement plus complet
ne ferait qu'alourdir sa marche et lui enlever l'esprit
d'initiative. « Si tu veux m'en croire, tu abandonneras
ta flotte, dont le voisinage nuit à la vaillance de ton
armée 2. » Julien se laissa convaincre par ces raisonne-
ments. L'opinion des transfuges, jointe à la crainte de
voir, après son départ, ses navires tomber aux mains de
l'ennemi, le détermina à sacrifier ceux-ci. On ne nous
dit point qu'il ait pris, en une matière aussi grave, d'au-
tre avis que celui que nous venons de rapporter 3. Il ne
parait (chose étrange de sa part) avoir songé ni à con-
sulter les présages, ni à interroger les haruspices, ni
même, s'il se défiait de la prudence de ces derniers, à
demander le sentiment de ses amis les philosophes*.
Brusquement, il donna l'ordre d'incendier les onze cents
navires qui avaient suivi l'armée depuis Callinicum^.
Pour soustraire à l'ennemi les approvisionnements dont
1. Sozomène, VI, I.
2. Saint Grégoire de Nazianze, Oratio V, 11.
3. Cependant Zonare (Aiin., XIII, 13) affirme qu'Hormisdas connut le
conseil donné à Julien par « deux » transfuges, et supplia l'empereur de
ne pas tomber dans le piège.
4. Ammien, qui note toujours avec le plus grand soin les consultations
de ce genre, et les avis souvent divergents auxquels elles donnaient lieu,
n'aurait pas manqué d'en faire mention. Saint Ambroise {Ep. 18) dit à
propos de l'incendie de la flotte par l'ordre de Julien : « Cum responsis
haruspicum maie credulus esset, ademit sibi subsidia revertendi. » Ce
texte montre que le témoignage même d'un contemporain ne doit pas tou-
jours être accepté, quand il n'a pas été témoin du fait, et ne s'est pas
trouvée la source des renseignements. Julien, dans la campagne de Perse,
fut toujours incrédule aux avis des haruspices, et ceux-ci, s'ils avaient
été consultés au sujet de la flotte, auraient de toutes leurs forces dissuadé
Julien de se priver de ce moyen de retraite.
5. Peut-être se souvint-il d'Alexandre donnant, avant de s'enfoncer dans
l'Asie Mineure, l'ordre de brûler la flotte sur laquelle il avait traversé
l'Hellespont.
JULIEN l'apostat. — III. 17
258 L'INCENDIE DE LA FLOTTE.
ils étaient chargés, ceux-ci seraient brûlés avec eux, à
l'exception de vingt jours de vivres, que les soldats em-
porteraient. Seule serait mise à part, pour l'établisse-
ment des ponts sur les affluents du Tigre que l'on aurait
à traverser, une douzaine des embarcations les plus so-
lides et les plus petites; l'armée les traînerait à sa suite
dans des chariots ^
Cette résolution a été diversement jugée. Malgré les
conseils suspects qui l'avaient déterminée, les uns l'ont
approuvée comme une mesure sage et nécessaire. D'au-
tres y ont vu un acte d'imprévoyance touchant presque
à la folie.
En faveur de la conduite de Julien, on a fait valoir les
raisons suivantes. La flotte n'eût probablement pas tardé
à devenir plus gênante qu'utile. De l'aveu de ceux qui
connaissent le Tigre, ce fleuve ne peut être remonté que
jusqu'à mille kilomètres de son embouchure 2, c'est-à-
dire à mi-chemin entre Ctésiphon et Ninive : encore, un
peu après Ctésiphon les bas-fonds dont son lit est semé
rendent-ils la navigation très difficile ^. Puisque l'on
renonçait à la route de l'Euphrate, il eût fallu, tôt ou
tard, se séparer de la flotte. En la sacrifiant résolument,
Julien obtenait tout de suite un grand avantage : il
augmentait son armée de vingt mille hommes qui, depuis
le commencement de l'expédition, avaient été employés
à conduire ou à tirer les navires *. A la fois il se débar-
1. Ammien Marcellin, XXIV, 7. Libanius, Epitaphios,])aLv\e de quinze,
et Zosime de vingt-deux embarcations, au lieu de douze qu'indique Am-
mien.
2. Elisée Reclus, Nouvelle géographie universelle, t. IX, p. 391.
3. Dieulafoy, cité par Duruy, Histoire des Romains^ t. VII, p. 384,
note 2.
4. « Idque putabat utiiiter ordinasse, ne relicta classis usui hostibus
L'INCENDIE DE LA FLOTTE. 259
rassait d'un poids mort et il acquérait une force nou-
velle i. .
Cependant, si plausibles qu'elles paraissent, ces rai-
sons n'étaient probablement pas suffisantes, puisqu'elles
n'ont pu persuader les généraux de Julien, et en parti-
culier Ammien Marcellin, si expérimenté aux choses de
la guerre. Celui-ci ne cesse de déplorer la perte de la
flotte. C'est à ses yeux une faute capitale. « Funestes
torches de Bellone ^ ! » s'écrie-t-il. Telle était l'impres-
sion unanime de l'armée. En voyant brûler la flotte,
chefs et soldats crurent voir s'évanouir tout espoir de
retour dans la patrie. Il leur sembla que le dernier lien
qui les rattachait au sol romain flambât avec ces plan-
ches, ces poutres, ces mâts qui craquaient dans le feu.
« Si nous sommes, par l'aridité des déserts ou la hau-
teur des montagnes, contraints à battre en retraite, nous
ne pourrons plus revenir au fleuve, » disaient-ils avec
désespoir ^. Ils jugeaient tous que « la mesure com-
mandée par le bon sens et par l'évidence * » eût été de
laisser la flotte sous bonne garde, dans la partie navi-
gable du Tigre, comme dernière ressource en cas d'échec,
et comme magasin d'approvisionnements. Mais on peut
même supposer que cette flotte eût aisément dépassé, en
remontant le cours du Tigre, le point où s'arrêtent les
foret, aut certe, ut ab expeditionis primordio factura est, armatorum fere
viginti millia in trahendis occuparentur iisdem navibus et regendis. » Am-
mien Marcellin, XXIV, 7.
1. Voir dans ce sens Jurien de la Gravière, l'Empereur Julien et la
flottille de VEuphrate, dans Revue des Deux Mondes^ 1" a^ril 1890,
p. 593.
2. Ammien Marcellin, XXIV, 7.
3. Ibid.
4. a Perspicua veritas. » Ibid.
260 L'INCENDIE DE LA FLOTTE-
navires modernes. Ceux qui la composaient étaient de
simples barques, pontées ou non pontées \ dont beau-
coup étaient en cuir 2, que leurs dimensions et leur
poids permettaient au besoin de porter sur des cha-
riots, et qui par conséquent devaient avoir un très faible
tirant d'eau. Probablement eussent-elles flotté sur des
cours d'eau qui paraîtraient aujourd'hui à peine navi-
gables. Il semble donc que pendant longtemps encore
la flotte de Julien aurait pu coopérer sur le Tigre aux
manœuvres de l'armée, à condition que celle-ci ne perdît
point le contact du fleuve pour s'égarer dans la direction
artificieusement indiquée par les transfuges.
Pendant que le feu faisait son œuvre, les protestation!
et les cris de douleur des soldats ne cessaient de retentir
Ils accusaient tout haut les étrangers, auxquels Tempe
reur s'était fié aveuglément. On décida de tenter auprèi
de lui une démarche. Presque tous les tribuns^ se rendi-
rent dans la tente de Julien, et dénoncèrent la fraude
des transfuges. Julien résista d'abord, puis, vaincu sani
être persuadé, il permit que ceux-ci fussent mis à la tor-
ture. On dit que le plus compromis, c'est-à-dire le vieil-
lard qui s'était donné comme une victime de Sapor,
avait déjà pris la fuite *. Les autres confessèrent, dam
les tourments, qu'en conseillant l'incendie de la flotte i]
avaient voulu tendre un piège aux Romains ^. Épou-
vanté, Julien donna à tous ses soldats l'ordre de couri
au feu. On s'efforça d'arracher à l'incendie ce qui restai
1. Voir 1. 1, p. 457.
2. Voir plus haut, p. 210.
3. IloXXol Tôv Ta|tap5(àiv. Zonare, XIII, 13.
4. Saint Grégoire de Nazianze, Oratio V, 12.
5. « Torlique perfugae aperle faterent se fefellisse. » Ammien Marcellia|
XXIV, 7.
1
L'INCENDIE DE LA FLOTTE. 261
encore de la flotte '. Mais les efforts furent inutiles : tous
les navires étaient trop atteints pour qu'on pût mainte-
nant les sauver. On préserva seulement les douze bar-
ques qui, dès le début, avaient été mises à l'abri du feu.
Le reste acheva de se consumer, sous les yeux de l'armée
impuissante et désolée ^.
Le repentir tardif de Julien, ses efforts infructueux
pour arrêter l'incendie, de même que l'aveu des traîtres,
sont la meilleure preuve de l'erreur irréparable com-
mise par « sa crédule légèreté ^. « 11 faut un rare parti
pris d'optimisme pour l'en absoudre, après qu'il s'est
ainsi condamné lui-même *. Cependant, même en parta-
geant les regrets de tous pour la perte de la flotte,
Julien n'abandonna pas tout à fait le plan suggéré par
les transfuges. Les motifs de longer le Tigre avaient
cessé, puisque aucun navire romain ne le remontait plus.
Probablement l'escarpement des rives du fleuve, bordé
de hautes montagnes ^, rendait la marche parallèle
très difficile pour une armée. Julien s'avança donc, avec
ses troupes augmentées des soldats et des marins de la
flotte, vers l'intérieur du pays, s' éloignant du Tigre et
prenant la direction que les espions persans avaient indi-
quée 6. Comme ils l'avaient annoncé, on traversa des
régions fertiles, où l'armée eût pu aisément se ravitail-
1. « Concursu maximo exstingui jussee sunt flammœ. » Ibid.
2. Ibid.
3. EÙTTKTTov yàp ï) xoucpoTY];. Saint Grégoire de Nazianze, Oraiio V, 12,
4. M. Negri, ordinairement si favorable à Julien, dit que l'incendie de
la flotte « suffirait, à lui seul, à prouver combien, malgré son génie, était
peu équilibré l'esprit du jeune empereur. » L'Imperatore Giuliano VA-
postata, 2" éd., p. 104.
5. En assyrien Hiddekel, « Fleuve aux bords élevés. »
6. Rufus, Brev., 28 ; Aurelius Victor, Epitome; Sozomène, VI, 1 ; Zosime,
III.
262
L'INCENDIE DE LA FLOTTE.
1er. Mais les Perses, avertis, et faisant maintenant com-
jDattre pour eux le feu, comme naguère ils s'étaient ser-
vis de l'inondation, avaient allumé les herbes et les
moissons. Les Romains durent suspendre leur marche
jusqu'à ce que l'océan de flammes qui s'étendait devant
eux fût éteint. Ils s'établirent en vue des campagnes in-
cendiées, en un lieu que Zosime appelle Noorda. Les
Perses ne cessaient de les y harceler. Sur tous les points
envoyait apparaître des cavaliers, dont Tarmure de fer
étincelait sous l'ardent soleil ^. Tantôt ils venaient au
galop lancer des flèches dans le camp ; tantôt ils se mon-
traient de loin en gros bataillons, et les Romains croyaient
voir l'avant-garde de Sapor 2. La démoralisation et l'é-
nervement de ceux-ci s'accroissaient par l'attente des
troupes de secours, qui n'arrivaient pas. On avait sans
cesse les yeux tournés vers le nord, d'où devaient dé-
boucher les Arméniens d'Arsace, les légions et les co-
hortes de Procope et de Sébastien. «J'ai déjà indiqué, écrit
Ammien, les causes qui les retenaient ^. » Malheureuse-
ment cette indication, qui eût jeté un grand jour sur le
véritable état des choses et sur les chances qui restaient
à l'entreprise de Julien, est dans un des passages perdus.
Libanius insinue qu'Arsace trahissait *. Cependant il
ajoute que ce roi avait dévasté un canton de la Médie.
Ammien, probablement mieux renseigné, affirme qu'Ar-
sace demeura fidèle à l'alliance romaine 5. Ce qu'on peut
1. « Coruscus nitor. » Ammien Marcellin, XXI V, 7.
2. «Ut procul conspicaniibus viderentur advenisse jam Régis auxilia.
Ibid.
3. « Ob causas impedita prœdiclas. » Ibid.
k. Libanius, Epitaphios Juliani.
5. « Amico nobis semper et fido. » Ammien Marcellin, XXV, 7.
L INCENDIE DE LA FLOTTE. 263
admettre, c'est qu'il préférait piller pour son compte,
sans trop s'écarter de ses États, qui, dégarnis de troupes,
auraient été ouverts aux incursions des Perses. Mais il
fit certainement du mal à ceux-ci, car ils conservèrent
de ses actes un vif ressentiment, et s'en vengeront
cruellement plus tard ^. Quant à Procope et à Sébastien,
Libanius dit qu'ils avaient d'abord hésité à franchir le
Tigre, en voyant des archers persans tuer, de la rive op-
posée, des soldats romains qui se baignaient dans le
fleuve. Depuis ce moment, la discorde les avait para-
lysés^ l'un voulant aller néanmoins en avant, l'autre re-
fusant de bouger^. Leur inaction était d'autant plus
fâcheuse, que l'armée restée sous leurs ordres avait
d'abondantes réserves de vivres 3, tandis que celle de
Julien, désormais sans approvisionnements, en présence
de campagnes couvertes de cendres, commençait à re-
douter la disette.
Julien cherchait par tous les moyens à soutenir le
courage de ses soldats. Il fit amener à leur vue des
prisonniers persans, chétifs comme presque tous les
hommes de ce pays *, et amaigris par les privations.
(c Ceux que des braves comme vous appellent des hommes,
les voici, dit-il, laids, sales, noirs comme des chèvres,
et toujours prêts, l'expérience vous l'a maintes fois déjà
montré, à prendre la fuite en jetant leurs armes avant
1. Ibid.
2. Libanius, l. c.
3. « Cibos... parcius vicUtans conservarat. » Ammien Marcellin, XXV, 8.
4. Captivos graciles suaque natura, ut pœne sunt Persae...» Aramien
Marcellin, XXIV, 8. — Ailleurs, décrivant les Perses : « Graciles pœne
sunt omnes, subnigri vel livido colore pallentes. » XXIII, 6. — Il a cepen
dant loué en un autre passage la beauté des femmes; voir plus haut, p. 237.
264 L'INCENDIE DE LA FLOTTE.
qu'on en vienne aux mains * I » Cette exhibition ne fut
que la préface d'une réunion plus sérieuse^ où tous les
chefs s'assemblèrent en conseil de guerre. Contraint par ^
les événements, Julien se décidait à prendre leur avis.
A ce moment, des rangs pressés des soldats s'élevèrent
des cris, demandant le retour par les chemins déjà par-
courus. Julien repoussa énergiquement cette suggestion.
Beaucoup autour de lui, même parmi ceux qui avant
l'incendie des navires avaient été de cette opinion, dé-
clarèrent maintenant impossible le retour par la Chaldée
et la Mésopotamie persane, sans une flotte chargée de
vivres, à travers des plaines dont les moissons avaient
été détruites et où tous les villages n'étaient plus que des
amas de décombres, sur un sol détrempé par les neiges
fondues, venues des hauts plateaux, inondé facilement
au gré de l'ennemi, infesté en cette saison chaude par
des nuées de taons et de moucherons. La discussion se
prolongea longtemps entre ceux qui, en dépit de ces
difficultés, persistaient à désirer la retraite, et ceux qui,
malgré les dangers prévus, insistaient maintenant pour
la marche en avant. Enfin, « désespérant d'arriver hu-
mainement à une solution, dit Ammien, après beaucoup
d'hésitation et d'incertitudes, nous élevâmes des autels,
et, immolant des victimes, nous sollicitâmes la volonté
des dieux -. » On leur demanda de décider, à leur ma-
nière, dans quel sens devrait se diriger l'armée : ou re-
venir par l'Assyrie, c'est-à-dire repasser le Tigre et re-
monter la vallée de l'Euphrate, ou marcher entre le
Tigre et les premières pentes des montagnes de la
1. Ammien Marcellin, XXIV, 8.
2. Ibid.
La mort de julien. 205
Perse jusqu'au Chiliocome (les mille bourgades), pro-
vince gouvernée au nom de Sapor par un satrape, la
dévaster à l'improviste (on ignorait qu'elle venait de
l'être par Arsace), et, la traversant, atteindre la Cor-
duène ^
Que l'on pèse ici tous les termes du récit d'Ammien :
on remarquera que c'est l'initiative de l'armée, ou au
moins de ses chefs païens, ce n'est pas celle de Julien,
qui décide d'offrir un sacrifice et d'essayer des pratiques
divinatoires. On sent que le doute agite tous les esprits,
ou même que l'angoisse étreint tous les cœurs. Il s'agit
déjà moins de la victoire que du salut. Mais les dieux ne
répondirent pas. Les entrailles des victimes furent
muettes^. La raison, après avoir abdiqué ses droits, fut
contrainte de les ressaisir. « On prit enfin un parti, dit
Ammien : celui de renoncer à toute ambition plus haute,
et d'essayer de gagner la Corduène^. »
Le 16 juin, dès le point du jour, la retraite com-
mença.
II. — La mort de Julien.
L'armée était déjà en route, et approchait d'un
affluent du Tigre, le Durus^, quand un tourbillon de
1. Ammien Marcellin, XXIV, 8.
2. Ibid.
3. « Sedit tamen sententia, ut omni spe meliorum succisa, Corduenam
arriperemus. » Ibid. Cette parole d'un témoin montre combien se trompe
Eunape en attribuant la retraite de Julien à un plan arrêté d'avance et à
un dessein préconçu : ô ôà twv e; àgyr^c; £;((5p.evo; >.0Ytcr[jLc5v èttI ttjv olxetav
àvetTTpecpev. Continuation de V Histoire de Dexippe, fr. 22 ; Mùller,Fragm.
hist. graec, t. IV, p. 23.
4. Il s'agit probablement de la Diyalah, grand cours d'eau qui rejoint le
Tigre en aval de Bagdad.
266 LA MORT DE JULIEN.
poussière parut à l'horizon. On eût dit une grande fumée
qui s'agitait au gré du vent. Les brnits les plus divers
coururent aussitôt. C'est la poudre soulevée par un de ces
troupeaux d'ânes sauvages, comme il y en a tant dans
le pays, qui émigrent en lignes compactes afin de se ga-
rantir de l'attaque des lions, disaient les uns. Ce sont,
répondaient les autres, les Sarazins alliés, qui, nous
croyant occupés au siège de Ctésiphon, accourent à notre
aide. Mais, de plusieurs côtés, on déclarait que c'étaient
les Perses, venant en grande masse pour s'opposer à
la marche des Romains. Dans l'incertitude, Julien fit
sonner l'arrêt. Les soldats s'établirent dans un val-
lon d'herbe, près de la rivière. On éleva alentour un
cercle de retranchements, et l'on posa plusieurs lignes de
sentinelles. Le soir tomba avant que le nuage de pous-
sière fût dissipé. La nuit, une nuit noire et sans étoiles,
fut inquiète : personne n'osait fermer les yeux, ni même
s'étendre à terre. Quand l'aube se leva, les premiers
rayons du soleil éclairèrent les lignes brillantes de la
cavalerie persane^ rangée au loin dans la plaine, sur la
droite, au delà de la rivière. La poussière de la veille
annonçait bien l'armée de Sapor^.
Les Romains avaient hâte de courir à l'insaisissable
ennemi, qui sans cesse se montrait, les harcelait, et tou-
jours se dérobait aux batailles décisives. Ils eussent
voulu passer tout de suite le Durus. L'empereur eut grand
peine à les en empêcher. Ce sont quelques partis de cou-
1. Ammien Marcellin, XXIV, 1; Zosinie, III. — On voit combien exa-
gère Eunape, disant que Julien était averti « par son sens militaire ou par
une inspiration divine » de tous les mouvements des Perses, et les sentait
de loin comme on sent l'approche d'une tempête. Continuation de l'His-
toire de Dexippe, fr. 22 ; Miiller, Fragm. hist. grœc, t. IV, p. 23.
LA MORT DE JULIEN. 267
reurs persans qui vinrent, selon leur habitude, volti-
ger autour du camp. Il y eut entre eux et les avant-postes
de Julien des engagements sans importance. Dans l'un
de ces petits combats, un officier romain, Machamée,
tomba grièvement blessé : son frère, Maurus, qui devint
plus tard duc de Phénicie, parvint à l'arracher à demi
mort des mains de l'ennemi, après avoir eu lui-même
l'épaule percée d'une flèche. Bien qu'épuisés par une
chaleur excessive, les Romains repoussèrent vigoureuse-
ment les éclaireurs persans, qui, comme toujours, évi-
taient de s'engager à fond^.
Sans être inquiétée davantage, l'armée romaine passa
la rivière. Elle fut attaquée un peu plus tard par un
parti de Sarazins auxiliaires, qui, d'abord mis en fuite
par un mouvement de l'infanterie, revinrent accompa-
gnés d'une multitude de Perses, et tentèrent de piller
les bagages : mais ils se replièrent dès qu'ils aperçurent
l'empereur. Les Romains s'arrêtèrent au bourg d'Hucum-
bra, voisin des villes de Nisbena et de Nischanabé, qui
s'étendaient en face l'une de l'autre le long du Tigre.
On trouva là une campagne fertile et d'abondantes
moissons : l'armée s'y ravitailla « au delà de son espé-
rance 2, » et mit le feu à tout ce qu'elle ne put emporter.
Après deux jours de repos, elle reprit sa marche, sans
se presser 3. Son arrière-garde fut attaquée à Timpro-
viste, près des villes de Danabe et de Syma, parles Per-
ses, qui l'auraient mise en déroute, si la cavalerie ro-
maine, accourue vivement, n'eût repoussé les agresseurs
en leur infligeant de grandes pertes. Dans ce combat
1. Ammien Marcellin, XXV, 1.
2. « Ultra spem. » Ibid.
3. « Sedatius. » Ihid.
268 LA MORT DE JULIEN.
périt un satrape, Adaces, bien connu des Romains, car
il avait été jadis envoyé en mission auprès de Constance
et s'était fait des amis à sa cour ^
C'était encore un succès ; mais cependant, à y regar-
der de près, les symptômes inquiétants se multipliaient.
Parmi les officiers supérieurs, on apercevait déjà des
défaillances. Malgré la brillante conduite de la cavalerie,
qui venait de sauver l'arrière-garde, un de ses régiments
s'était mal tenu, et avait manqué de tout compromettre.
L'empereur lui enleva ses guidons et ses étendards, et
relégua ses soldats à la suite de l'armée au milieu des
serviteurs, des prisonniers et des bagages. Son tribun,
qui avait montré du courage, fut mis à la tête d'un
autre régiment de cavalerie, dont le chef avait fui le
champ de bataille. Avec ce dernier, quatre autres tri-
buns furent cassés pour une lâcheté semblable. En d'au-
tres temps ils eussent payé celle-ci de leur tète : mais
Julien fut forcé d'être clément. L'heure était passée de
décimer les soldats ou de décapiter les chefs. On était
obligé désormais de ménager les vies humaines, au ris-
que de relâcher un peu la discipline.
L'armée marcha pendant environ trois lieues et demie,
jusqu'à la ville d'Aceta. Elle y trouva les moissons en
feu, et eut grand'peine à sauver un peu de blé et de
fourrage. Continuant leur route, les Romains parvin-
rent dans une plaine qui s'étend à perte de vue des
bords fertiles du fleuve jusqu'aux confins du désert. On
l'appelait Maranga. Là attendaient les Perses, formant
une ligne immense, cavaliers raides et immobiles comme
l. Ammien Marcellin, XXV, 1; Zosime, III.
LA MORT DE JULIEN. 269
des statues de fer, archers tenant déjà bandés leurs
grands arcs, la corde appuyée sur le sein droit, la flèche
tenue dans la main gauche, éléphants montés par leurs
gardiens, qui portaient, lié au poignet, le couteau avec
lequel ils leur trancheraient la vertèbre cervicale si ces
animaux, pris de peur, venaient à se renverser sur les
escadrons, comme en 350 au siège de Nisibe^. L'armée
persane avait pour chef Merene, commandant général
de la cavalerie : sous ses ordres étaient deux des fils de
Sapor, avec un grand nombre de nobles. Les Romains,
que la splendeur barbare des troupes persanes intimi-
dait toujours au premier abord, eurent un court moment
d'hésitation ; mais Julien les anima tout de suite. Entouré
d'une nombreuse escorte et de ses principaux officiers,
il rangea son armée en forme de croissant et la lança
contre les Perses. L'expérience du combat livré précé-
demment près de Gtésiphon lui avait appris que le
moyen de rendre inutiles les redoutables archers persans,
c'était de diminuer tout de suite les distances et de faire
la mêlée. Ceux-ci, alors, ne pouvaient tirer, et, comme
les Perses, habitués à combattre de loin, et plus adroits
que braves^, résistaient difficilement au choc des Ro-
mains, et ne savaient pas disputer le terrain pied à pied,
la victoire était assurée. C'est ce qui eut lieu cette fois
encore. Attaqués de près, les Perses plièrent vite, et
bientôt reculèrent, protégés comme toujours dans leur
retraite par la grêle de flèches que lançaient en se reti-
1. Ammien Marcellin, XXV, 1.
2. « Acerrimi bellatores, sed inagis artifices quara fortes, eminusque
terribiles. » Ammien Marcellin, XXIII, 6. — « Sœpe languidis in coa-
fiictu,... pugnare fortiter eminus consuetis. » Ibid., XXV, 1.
270 LA MORT DE JULIEN.
rant les compagnies d'archers. Les Romains demeurè-
rent maîtres du champ de bataille. Un seul officier mar-
quant, Vetranion, commandant les Zianes auxiliaires *
avait péri dans ce combat.
La vue de la plaiue jonchée de cadavres persans,
parmi lesquels les morts romains étaient relativement
peu nombreux 2, ranima l'espérance des soldats. Mais
cette impression heureuse s'effaça vite. Pendant les trois
jours de repos que Julien accorda à ses troupes, elles
commencèrent à souffrir de la faim. L'absence des ap-
provisionnements autrefois convoyés par la flotte mettait
l'armée dans la situation la plus critique. Hommes et
chevaux dépérissaient ^, Les officiers, et surtout Julien,
montrèrent un grand dévouement. Les vivres spéciale-
ment destinés aux tribuns et aux comtes furent distri-
bués aux soldats. Julien se contentait toujours, en cam-
pagne, de l'ordinaire le plus modeste, mangé debout,
selon l'ancienne coutume militaire ^ : maintenant il se
nourrissait d'une bouillie de gruau « dont n'aurait pas
voulu un valet d'armée, » afin de réserver aux plus mal-
heureux les provisions de sa table ^, Lui-même, affaibli
par le manque de nourriture, harassé de regrets et d'in-
quiétudes, avait des hallucinations. On ne s'étonnera pas
que, s' étant toujours cru entouré d'êtres surnaturels,
1. « Eminuit tarnen inter -varios ceitaminiim casus Velranionis mors
viri pugnacis, qui legionem Ziannorum regebat. » Ibid., XXV, 1. — Les
Zianes ou Tzanes, peuplade voisine de l'Arménie, fournissaient une cohorte
auxiliaire, que l'on trouve nommée dans la Notitia dignitatum et dans la
Novelle 28 de Justinien.
2. « Persarum major, ut dictum est, apparuit strages, nostrorum admo-
dum levis. » Ammien Marcellin, XXV, 1.
3. Ibid., 2.
4. Ibid., 4.
5. Ibid., 2.
LA MORT DE JULIEN. 271
dont il reconnaissait les traits et la Yoix^, il ait été plus
accessible encore, dans la crise terrible où il se trouvait,
aux impressions de cette nature. Son cerveau fatigué
lui montrait des fantômes. Durant la nuit qui précéda le
26 juin, il était couché dans sa tente, et n'avait point
cherché le sommeil. Il écrivait « à l'imitation de Jules
César, » mais, semble-t-il, sur des matières philosophi-
ques 2. Probablement son esprit repassait en même
temps les années glorieuses, et, remontant jusqu'aux
origines de son pouvoir, se rappelait cette autre nuit,
(( la nuit sacrée, » comme la nomme Libanius, où, dans
le palais de Lutèce, le Génie de l'Empire s'était montré
à lui 3. Soudain, il crut revoir le même génie, qui, la
tète voilée, sa corne d'abondance également couverte
d'un voile, sortait tristement de la tente. Un instant,
Julien demeura frappé de stupeur; puis, surmontant
son émotion, il se leva du tapis qui lui servait de couche,
et, sortant au milieu de la nuit, offrit aux dieux un
sacrifice « dépulsoire, » pour conjurer les menaces de
l'avenir. Pendant le sacrifice, il lui sembla voir une
sorte de torche lumineuse, «qui, après avoir traversé une
partie du ciel, se dissipait dans l'air. Aussitôt il reconnut
dans cette étoile filante l'astre de Mars irrité. Dans son
épouvante, il fit venir les haruspices, avant que le jour
fut levé. Il leur demanda quelle sinistre nouvelle an-
nonçait ce présage. Les haruspices répondirent qu'il fal-
1. Voir t. II, p. 217.
2. La phrase d'Ammien est peu claire : « Cum somno (ut solebal) de-
pulso, ad œmulationem Cœsaris Julii qusedam sub pellibus scribens, obs-
curo noclis altitudine sensus cujusdam philosophi teneretur... » Il faut
probablement corriger : « sententiis eu jusdatn philosophi... » Voir la note
de Valois sur ce passage,
3. Voir t. I, p. 490.
272 LA MORT DE JULIEN.
lait éviter avec le plus grand soin d'engager une action
militaire ce jour-là. A Tappui de leur consultation, ils
ouvrirent le livre de Tarquitius sur Tinterprétation des
signes ^ et montrèrent le texte du chapitre « Des choses
divines, » interdisant tout combat ou tout acte semblable
quand un flambeau avait été vu dans le ciel. Julien re-
poussa avec humeur ces avis timides. Les haruspices le
supplièrent alors de difî'érer au moins de quelques heu
res la marche de l'armée. Mais il refusa encore, « plus
rebelle que jamais à la divination officielle ~. «Dès l'aube
il donna l'ordre de lever le camp. Il est probable que la
disette croissante, l'espoir de se ravitailler en route,
l'emportèrent dans son esprit sur toute autre considéra-
tion, et vainquirent la superstition elle-même^
Les Perses laissèrent l'armée s'ébranler : ils avaient
été trop souvent battus pour s'exposer sans nécessité à
des combats inutiles. Mais ils savaient le mal qu'ils fai-
saient aux Romains par de fréquentes escarmouches. Ils
continuèrent cette tactique. Ils se contentèrent de mar-
cher parallèlement à l'armée romaine, suivant, de la
crête des collines qui bordaient la route sur la droite,
tous ses mouvements, ne lui laissant pas un instant de
repos, et, de ces hauteurs d'où il lui eût été impossible
de les déloger, se tenant prêts à fondre sur elle au mo-
ment opportun^. Les légions, occupées à protéger con-
1. Cf. Macrobe, Sat., III, 7.
2. (( Imperatore omni valicinandi scientiae récalcitrante. » Ammien Mar-
cellin, XXV, 2.
3. Nous ignorons les sources où saint Grégoire de Nazianze a pris les dé-
tails qu'il donne sur la guerre de Perse; mais il est tout à fait d'accord
avec Ammien sur la manière dont les Persans combattaient les Romains:
'û; ôè TrpoïévTt nepotxrj SûvaiJLiç uapaçaveTtra, xai àei Tt; ty] oûcty] Tipcayi^O"
txévr], xaTà (xeTWrtOU [xev îffTaaOat, xai Siaxivôuveueiv oùx q)eTO ôeTv hiyjx (xe-
LA MORT DE JULIEN. 273
linuellement leurs flancs, marchaient en un carré, que
les inégalités du terrain, sur la rive escarpée du Tigre,
rompaient souvent, laissant alors entre les diverses par-
ties de l'armée de grands espaces vides. Julien, sans cui-
rasse, parce que l'excessive chaleur le fatiguait, courait
de rang en rang, ralliait ses soldats, surveillait leur mar-
che, l'œil ouvert à tout, ne se donnant pas un moment
de repos. Pendant qu'il se dirigeait du côté de l'avant-
garde, on vint l'avertir que l'arrière-garde était vive-
ment pressée par les Perses. Oubliant qu'il n'avait pas
de cuirasse, et saisissant un bouclier, il y courait, quand
il apprit que l'avant-garde était attaquée à son tour. Il
allait revenir vers elle ; soudain, il s'aperçut que la ca-
valerie persane et les éléphants, ayant tourné la queue
de l'armée, se jetaient maintenant sur l'aile gauche.
Celle-ci, effrayée surtout par les rugissements et l'odeur
des éléphants, pliait déjà sous la grêle des flèches et des
javelots. Julien s'élance, suivi de l'infanterie légère ^ : il
rétablit le combat : ses fantassins coupent les jarrets de
plusieurs éléphants, qui tombent comme des masses :
les Perses tournent bride, poursuivis par Julien, qui, le-
vant la main, poussant des cris, excitait contre eux ses
soldats. Il s'approchait souvent si près des fuyards,
que les cavaliers de sa garde, qui, dispersés par une
première panique, s'étaient enfin ralliés autour de
lui, lui criaient de ne pas s'exposer davantage. « Ils
savaient, dit Ammien, qu'il y a des fuites dangereuses
pour le poursuivant, et que le faite d'un édifice croulant
YaXriç àvàyxri:, èvôv v/. uspiouffîa; xpaTsïv èx 8e Ta>v Xoçwv xai xàiv arevôiv fi
Tiopeîxoi, pà>-),ou(ja v.al To^iîOovicra xat xà xatpta xyj; SioSou upoxaxaXajxSàvouffa,
faôîcaç elpys loù izpôau). Oratio V, 10.
1. « Nostra succinctior armatura. » Ammien Marcellin, XXV, 3.
JULIEN l'apostat. — III. 18
274 LA MORT DE JULIEN.
écrase souvent sous ses décombres celui-là même qui
vient de l'ébranler ^. « Soudain, le javelot d'un cava-
lier 2 effleure en sifflant le bras de Julien, s'engage entre
les côtes, et s'enfonce dans son foie. Julien essaie d'arra-
cher la lame à double tranchant, et se coupe les doigts
de la main droite : évanoui, il tombe de cheval^.
On s'est demandé d'où partait le coup. Les uns ont dit
que Julien avait été frappé par un prisonnier barbare,
moitié fou, moitié bouffon*. D'autres ont attribué sa
blessure à l'irritation d'un soldat, mécontent d'une pa-
role maladroite de l'empereur ^ ou exaspéré des souf-
frances de l'expédition 6. Libanius en accuse formellement
« ceux qui ne vivaient pas selon les lois » et « refusaient
d'honorer les dieux, » c'est-à-dire les chrétiens '', qui,
selon lui, « ayant déjà essayé sans succès d'attenter à sa
vie s, » avaient trouvé l'occasion propice ^ : il dit que Ju-
lien fut frappé « par ruse et trahison i^. » Probablement
1. Ammien Marcellin, XXV, 3.
2. « Equestris hasta. » Ibid. — Aôpu 6' iTruéw;. Libanius, Epitaphios Ju-
liani; Reiske, t. I, p. 589.
3. Ammien Marcellin, l. c; Libanius, l. c; Zosime, III; Zonare, XIII.
4. Saint Grégoire de Nazianze, Oratio V, 13.
5. Ibid. — Le propos, très peu vraisemblable, est celui-ci : Julien, pas-
sant la revue de son armée, se serait écrié : « Quel malheur si nous reve-
nions tous au pays des Romains! ^) Mal interprétée, cette parole aurait
allumé le ressentiment d'un soldat, qui aurait attendu et saisi l'occasion
de s'en venger.
6. Sozomène, VI, 1.
7. OÙTot 8è yjdav oi Çcûvxeç où xaxà toùçv6(jlouç... xal {x-àXtcrTà ye toO Ttjxàff-
6ai Toùç 6eoù;, ou ToOvavxiov eîjriTOuv. Libanius, Epitaphios; Reiske, t. I,
p. 614.
8. IldcXai T£ ÈTregoûXeuov. Ibid. — Peut-être faut-il voir dans ce mot une
allusion au complot des scutaires ; voir plus haut, p. 155.
9. T6t£ ôuvriôévre; elpyaaàvto. Ibid. — Libanius avoue, d'ailleurs, qu'il
n'a pas de renseignement précis : to dvofxa jiirjôè oùvc oîôa.
10. AdXoç. Libanius, Pro templis; Reiske, t. II, p. 188.
LA MORT DE JULIEN. 275
cette version eut cours dans les cercles païens d'Antioche^
Elle n'a pour elle aucune preuve, et l'on s'étonne de la
voir acceptée par un historien chrétien du cinquième
siècle^. Ce qui est sûr, c'est que, dans l'armée elle-même,
beaucoup pensèrent que l'empereur avait été frappé par
un soldat romain. Les Perses aussi le répétèrent, sur la
foi de transfuges, qui leuravaient apporté cette rumeur^.
Ce fut longtemps l'opinion la plus répandue^. Mais la
plus probable, et à coup sûr la plus autorisée, paraît être
celle de deux contemporains, païens l'un et l'autre, les
historiens Eutrope et Rufus. Le premier avait suivi Julien
en Perse 5; le second était probablement déjà, sous son
règne, entré dans la carrière administrative, car il de-
vint, en 368, gouverneur de Syrie. Ces témoins considé-
rables affirment que Julien fut blessé par un fuyard per-
san ^. Ammien Marcellin ne donne pas ce détail; mais il
1. Elle y persista longtemps; vers 378, Libanius adresse à Théodose une
requête De ultione Juliani (Trept rr;; Tt{j,opta; 'lou/iavoO; Reiske, t. II,
p. 27-62), dans laquelle il exi)rime les mêmes idées. Julien, dit-il dans cette
pièce, fut frappé par « un certain Taianus, Taivivoç Tt;, qui attendait une ré-
compense de ceux qui avaient intérêt à ce que Julien mourût. » L'allusion
aux chrétiens est visible : il se peut même que ce nom inconnu, Taiy]voç,
soit une altération d'un texte primitif, ^piaxiavo; ti; (Reiske, t. II, p. 32 ;
cf. p. 48). Dix ans plus tard, les mêmes soupçons durent encore chez les
païens, puisque le discours Pro templis (Trepl twv lepûv), cité à la note
précédente, est de 388.
2. Sozomène, VI, 2.
3. «...Audierant enimipsi quoque, referentibus transfugis, rumorejactato
incerlo, Julianum telo cecidisse romano. » Ammien Marcellin, XXV, 5.
4. *0 iroXùç Xoyoç. Socrale, III, 21.
5. (( Cui expeditioni ego quoque interfui. » Eutrope, Brev., X, 16,
6. « Hostili manu. » Eutrope, Breviarium, X, 16. — « Ab hostium ob-
vio équité. » Rufus, Breviarium, 28. — Aurelius Victor dit aussi dans
VEpitome : « Ab uno ex hostibus, et quidem fugiente. » Mais il est dou-
teux que l'auteur de VEpitome, contemporain de Théodose et d'Arcadius,
soit identique à l'auteur du De Cœsaribus, contemporain de Julien et ap-
pelé par lui, en 361, au gouvernement de la Seconde Pannonie. — Le con-
276 LA MORT DE JULIEN.
vient de rappeler que, clans l'opinion de ses gardes, Ju-
lien s'exposait beaucoup en poursuivant de trop près les
fugitifs. On a déjà vu que les Perses, dans leur extrême
mobilité, ne fuyaient jamais sans assurer et venger leur
retraite en lançant sur l'ennemi des traits meurtriers. La
« flèche du Parthe » était proverbiale : il est à peu près
certain que c'est elle qui atteignit Julien ^.
Comme on pouvait s'y attendre, bien d'autres versions
furent faites de ce tragique épisode. La légende naquit
vite dans les imaginations surexcitées. Le bruit courut
que Julien, blessé, avait supplié ses amis de le jeter dans
la rivière, afin que l'armée le crût disparu mystérieuse-
ment et l'honorât comme un dieu -. D'autres racontè-
lemporain Magnus de Carrhes, qui était de l'expédition, dit seulement :
èTpwÔY) à8^>w;, ce qu'on a traduit par : « II fut blessé par une main in-
connue, » mais ce qui me paraît signifier plutôt : « il fut blessé par sur-
prise. « Millier, Fragm. hist. grœc, t. IV, p. 6.
1. Libanius dit que le meurtrier ne peut être un soldat persan, car le
roi dé Perse ayant promis une récompense à celui qui avait blessé Julien,
personne ne se présenta pour la réclamer. Même si l'anecdote est exacte,
elle ne prouve rien, car le meurtrier peut avoir péri ensuite dans la ba-
taille. — Une autre opinion, rapportée par saint Grégoire deNazianze (Z.c),
est que le trait fut lancé par un des auxiliaires sarazins qui servaient
dans l'armée persane. — Je cite pour mémoire les récits poétiques comme
celui du garde du corps Calliste, ami du préfet du prétoire Salluste (cf.
Libanius, Ep. 1127), qui, chantant en vers épiques les exploits de Julien,
dit qu'il tomba frappé par un personnage surnaturel, ûtiô Saîfxovo; (cité par
Socrate, III, 21), ou les récits légendaires comme celui de la Chronique
d'Alexandrie, rapportant que Julien fut miraculeusement percé au flanc
par le martyr Mercure. — Celte dernière légende est encore populaire à
l'époque de la Renaissance : elle est mise en scène dans un drame de Lau-
rent de Médicis, la Rappresentatione di santo Giovanni e Paolo e di
santa Costanza, 1489. Voir Dutourcq, Étude sur les Gesta martyrum
romains, t I, p. 402. — Les versions légendaires de la mort de Julien ont
été recueillies par le P. de Buck (note sur la vie de saint Macaire, dans les
Acta SS.y octobre, t. X, p. 572-573) et par M. Nostilz-Rieneck (Vo?n Tode
des Kaisers Julian, dans le XVI Jahresbericht des ojfentlichen Prival-
gymnasiums an der Stella Malutina zu Feldkirch, 1906-1907, p. 1-35;
analysé par le P. Delehaye, Analecta Bollandiana, t. XXVII, 1908,
p. 98-99). — 2. Saint Grégoire de Nazianze, Oratio V, 11.
LA MORT DE JULIEN. 277
rent que Julien, en tombant, reprocha au Soleil, qui était
à la fois son dieu et le dieu des Perses, de l'avoir trahi
pour ces derniers ^, et traita de « meurtriers ^ » les au-
tres dieux qui ne l'avaient pas défendu ^. On dit encore
qu'il emplit ses mains du sang qui coulait de sa blessure,
et le jeta en l'air en poussant le cri célèbre : « Tu as
vaincu, Galiléen ^ ! » Certes, ces paroles sont bien en si-
tuation : à beaucoup de contemporains elles parurent
résumer, en se complétant l'une Tautre, le drame dont
le dernier acte venait de se jouer. Mais la réalité fut
beaucoup plus simple. Julien, inanimé, fut en grande hâte
transporté sur un brancard dans sa tente. Son médecin
Oribase fît le premier pansement ^. Quand le blessé eut
repris ses sens, <( luttant de toute son énergie contre
la mort 6, « il demanda des armes et un cheval : il vou-
lait reparaître dans la bataille, ranimer le courage des
soldats, et ne paraissait pas douter de ses forces. Le souci
du salut des autres lui cachait son propre sort '^. Mais les
forces manquèrent à sa volonté : l'agitation rouvrit la
blessure : un flot de sang jaillit, et Julien demeura in-
capable de mouvement. Perdant tout espoir : « Comment
s'appelle, demanda-t-il, le lieu où je suis tombé? —
Phrygie, » répondit-on : c'était une appellation locale,
1. Dans le récit donné par Jean Malala, sous le nom du chronographe Eu-
tychien de Cappadoce, qui avait pris part à l'expédition, ce cri est mis clans
la bouche de Julien : ^Q riXte, àutoASda; "lo'jXtavov (Malala, XIII; Migne,
Patr. graec, t. XCVII, p. 496; Mùller, Fragm. hist. grxc, t. IV, p. 6).
2. '0)£Tr;pa;.
3. Philostorge, VII, 15.
4. NEvïxTixa;, Ta/iXaie. Théodoret, III, 20; cf. Sozomène, VI, 2.
.5. Zosime, IIL
6. « Magnoque spiritu contra exitium cerlans. » Ammien Marcellin,
XXV, 3.
7. « Ac Yideretur sui securus aliense salulis soUicitudîne vehementer
adstringi. » Ibid.
278 LA MORT DE JULIEN.
nom de village ou de hameau. Julien se souvint qu'une '
prédiction ou une vision lui avait annoncé jadis qu'il pé-
rirait en Phrygie : et il comprit que tout était fini ' .
Cependant les rumeurs du dehors pénétraient dans la
tente, et de son lit le blessé pouvait entendre le bruit du
combat. Celui-ci était acharné. La colère et la douleur
enflammaient les soldats. Frappant bruyamment leurs
boucliers de leurs lances, ils s'étaient jetés en avant,
pour venger leur prince ou mourir -. Une poussière
épaisse dérobait à demi les combattants : on luttait mal-
gré une chaleur intolérable : les Romains frappaient avec
rage, les Perses les criblaient de flèches, tandis que,
s' avançant de leur pas lent et lourd, les éléphants, par
leur masse, par leurs aigrettes flottantes, effrayaient les
chevaux, qui se cabraient à leur vue. Il y eut des épisodes
héroïques : une troupe de Perses étant descendue d'un
château fort pour attaquer celle du prince Hormisdas,
soixante soldats romains passèrent, pendant qu'ils étaient
aux prises, à travers les rangs des Perses, et occupèrent
le château. La nuit seule sépara les deux armées. Les
pertes de chacune étaient grandes : les Perses pleuraient
de nombreux morts, nobles, satrapes, peuple, et parmi
eux deux de leurs meilleurs généraux, Merena et Noho-
dare. L'aile droite des Romains avait surtout souffert :
elle avait perdu le maître des offices, Anatole, l'un des
plus chers amis de Julien : le préfet Salluste, après avoir
vu tomber à ses côtés son assesseur Sophonius, fut sauvé
1. Arnraien Marcellin, XXV, 3. — D'après Zosime, XIII, 13, Julien, étant
à Antioche, aurait vu en songe un jeune homme aux cheveux roux, qui
lui avait prédit qu'il mourrait en Phrygie.
2. Ammien Marcellin. XXV, 2.
LA MORT DE JULIEN. 279
par le dévouement d'un de ses appariteurs, et parvint à
grand'peine à s'enfuir jusqu'au camp^.
11 y arriva pour assister aux derniers moments de Julien.
Les amis, les principaux officiers, se tenaient dans la
tente où mourait l'empereur. Celui-ci leur fît ses adieux.
Si le discours que lui prête Ammien est exact dans sa
rhétorique funèbre, ce fut tout ensemble une apologie et
un adieu :
« Compagnons, dit Julien, le temps est venu pour moi
de quitter la vie. Comme un bon débiteur, je rends vo-
lontiers à la nature ce qu'elle m'avait prêté et ce qu'elle
me redemande. Je ne m'afflige pas, ainsi que plusieurs
le pensent, car j'ai appris, par l'enseignement unanime
des philosophes, combien l'âme l'emporte sur le corps,
et je crois qu'il y a lieu de se réjouir au lieu de se plain-
dre quand l'élément supérieur se sépare de l'inférieur.
Je remarque aussi que les dieux du ciel ont accordé à
quelques-uns des plus pieux parmi les hommes la mort
comme la suprême récompense. Je sais qu'ils m'ont déjà
donné, pendant ma vie, la force de ne point succomber
aux difficultés les plus ardues, de ne jamais m'aban-
donner ou me désespérer : l'expérience m'a montré que
toutes les douleurs accablent les lâches, mais cèdent aux
braves. Je ne merepens d'aucun de mes actes, je n'ai le
remords d'aucune faute grave, soit au temps que j'ai
passé dans l'ombre de la vie privée, soit depuis que j'ai^
pris le pouvoir impérial : et j'ai conscience d'avoir rem-
pli sans tache ce mandat du ciel, gouvernant avec mo-
dération, ne faisant qu'après mûre délibération les
guerres offensives ou défensives. Si le succès n'a pas
1. Ammien Marcellin, XXV, 3.
280 LA MORT DE JULIEN.
toujours répondu à la sagesse des entreprises, c'est que
les puissances supérieures se réservent la direction des
événements. Pour moi, estimant que le but d'un gouver-
nement juste, c'est le bien et le salut des sujets, j'ai tra-
vaillé, vous le savez, à faire régner la paix intérieure,
réprimant par mes actes toute licence corruptrice des
affaires et des mœurs, et me réjouissant de sentir que,
partout où la République, comme une mère impérieuse,
m'a jeté en face du péril, je l'ai résolument affronté, ac-
coutumé quej'étais à fouler aux pieds les hasards comme
un tourbillon de poussière. Je n'aurai pas honte d'avouer
que depuis longtemps il m'avait été prédit que je péri-
rais par le fer. C'est pourquoi je remercie le Dieu éter-
nel de ce que je ne succombe ni à des embûches clandes-
tines ^, ni aux souffrances d'une longue maladie, ni à
une condamnation capitale, mais de ce qu'au milieu
d'une course florissante et glorieuse j'ai mérité de sortir
ainsi noblement du monde. Car il est également juste de
considérer comme un faible et comme un lâche celui qui
désire la mort, quand l'heure n'en est pas venue, et celui
qui refuse de mourir, quand il le faut... »
Discourant ainsi, Julien s'affaiblissait de plus en plus.
« En voilà assez, dit-il; mes forces ne me permettent
pas de continuer. Au sujet de l'empereur que vous de-
vrez élire, je me tais : car je craindrais d'oubUer de dési-
gner le plus digne, ou, si j'indique celui qui me parait
propre au pouvoir, de l'exposer au péril, au cas où vous
en choisiriez un autre. J'ai toujours servi honnêtement la
1. « Non clandestinis insidiis. » Ce mol prêté par Amraien à Julien
mourant indique que dans la pensée du prince, ou au moins dans celle de
son historien, le coup mortel ne fut point l'œuvre d'un conspirateur ou
d'un raître, et n'est dû qu'aux hasards de la guerre.
LA MORT DE JULIEN. 281
République : je souhaite qu'après moi elle trouve un bon
chef ^. »
Julien prononça ces paroles d'un ton calme : puis, il
voulut distribuer quelques souvenirs à ses amis les plus
intimes. Comme il demandait le maître des offices, Ana-
tole : « Il est bienheureux, » répondit le préfet Salluste.
Julien comprit qu'Anatole avait péri dans la bataille : et
« lui qui ne s'attendrissait pas sur son propre sort, pleura
amèrement la mort de son ami 2. « En même temps,
comme ceux qui l'entouraient, et surtout les philosophes,
qui avaient si étroitement associé leur fortune à la sienne,
se désespéraient, il les réprimanda d'un ton d'autorité ^ :
« Pourquoi, leur dit-il, quand toutes mes actions m'as-
surent l'entrée dans les iles des bienheureux, me pleurez-
vous comme si j'avais mérité le Tartare ^? » Et, dans le
silence de tous, il s'entretint avec Maxime et Priscus de
la sublimité de l'âme. Pendant cet entretien, qu'Ammien
qualifie « d'obscur et de subtil 5, » sa blessure se rou-
vrit. Se sentant étouffer, il demanda un verre d'eau. Dès
qu'il l'eut bu, il rendit le dernier soupir.
1. « Super imperatore vero creando caute reticeo, ne perimprudenliam
dignum praeteream : aut nominatum, quem habilem reor, anteposito forsi-
tam alio in discrimen ultimum tiudam. Ut alumnus aulem reipublicae
frugi, opto bonum post me reperiri rectorem. » Ammien Marcellin, XXV,
3. — Libanius, Epitaphios Juliani (Reiske, t. I, p. 614), dit que cette
prudente réponse fut faite à ses amis, qui lui demandaient de désigner un
successeur : Seofisvwv Se ttôv çiXwv àuoçïjvai Tij; àpx^Ç x).yipov6(jLOv, oûosva
aura) TiapaTTÀYÎcriov èyrùç ôptov, àcpïjxs t^ (Ttpa'utcf Tdv ij^^çov.
2. Ammien Marcellin, XXV, 3.
3. « Auctoritate intégra increpabat. » Ibid.
4. 'E7reTtji,aToi;Teâ).Xoi;,xaî oOxfiXi(XTa(ToT<; <pi),cc;:>(poiç) et tc5v peêiwfjLévwv
ajxôv ei; jjLaxàpwv vyjco'jç aYOvTWv, ol ôè (bç âçîwç Tapxàpou 3eêta)x6Ta
ûaxpûoufftv. Libanius, Epitaphios Juliani; Reiske, t. I, p. 614. — Ammien
rapporte ainsi le même propos : « Humile esse cœlo. sideribusque concilia-
tum lugere principem dicens. »
5. « Perplexius disputans. » Ammien Marcellin, XXV, 3.
282 LA MORT DE JULIEN.
Écrivant sous Timpression de sa tendresse et de sa
douleur, Libanius a comparé la mort de Julien à celle
de Socrate. « La scène, dit-il, était semblable à la scène
de la prison de Socrate. Les assistants paraissaient les
disciples qui avaient entouré Socrate. La blessure rem-
plaçait le poison, égales étaient les paroles_, égale fut
l'impassibilité de Socrate et de Julien ^ . >> Sans recher-
cher ce que peut avoir d'outré ou d'inexact une telle
assimilation, on ne peut s'empêcher de remarquer que
la mort de Julien fut celle d'un philosophe plus que
d'un païen. Si le nom des dieux est encore prononcé
dans ses dernières paroles, c'est par une expression
vague, conventionnelle, où rien ne rappelle les ardeurs
polythéistes qui remplirent et faussèrent son court règne.
Sa pensée, à cette heure solennelle, semble détachée de
l'œuvre néfaste à laquelle il consacra tant d'efforts.
Dans son discours d'adieu, il ne s'applaudit pas d'avoir
relevé les autels. Il n'exprime pas le regret de laisser
inachevée la restauration de l'hellénisme. Il ne s'inquiète
pas de lui assurer un lendemain. Il n'adresse, sur ce
sujet, aucune recommandation aux amis et aux servi-
teurs qui l'entourent. Il n'essaie pas de désigner un
successeur imbu de ses idées, et de s'opposer à l'éventua-
lité probable d'un empereur chrétien. Replié sur lui-
même, inquiet seulement de justifier sa vie politique et
de méditer sur ses destinées d'outre-tombe, il se tait sur
ce qui lui inspira naguère le plus d'actes et de paroles.
Ce silence étrange, inattendu, succédant à une activité
désordonnée, cette soudaine indifférence après tant de
passion, semblent l'indice d'une désillusion suprême.
I. Libanius, Epitaphios Juliani; Reiske, t. I, p. 614.
LE TRAITÉ AVEC LES PERSES. 283
Le rêve de Julien avait été de ceux qui se dissipent,
non aux premiers rayons de l'aurore, mais à la lumière
de « ce terrible flambeau qu'on allume aux mourants. »
Probablement il expira avec la claire vue que tout dans
son œuvre avait été factice, avec la révélation soudaine
qu'elle était déjà morte avant lui.
III. — Le traité avec les Perses.
Ainsi périt, le 26 juin 363, à minuit, ce prince de
trente-deux ans, en qui s'éteignait, après soixante-dix
ans, la dynastie fondée en 292 par Constance Chlore.
A peine eut-on le temps de le pleurer. En grande hâte,
son corps fut mis au cercueil, afin d'être conduit à Tarse,
conformément à ses dernières volontés, si l'armée avait
le bonheur de revoir la terre romaine. Mais le soin le
plus pressant, c'était de trouver un chef capable de l'y
ramener. Dès le matin du 27 juin, les généraux et les
principaux officiers s'assemblèrent. Bien qu'on délibérât,
en quelque sorte, sous les yeux de l'ennemi, les ambi-
tions se firent jour. Tout de suite apparurent deux
partis, et le débat, qui eût dû être calme et triste, se
tourna en discussions passionnées.
L'armée comptait des officiers dont les sentimenis, les
traditions, les intérêts n'étaient pas les mêmes. D'un
côté se trouvaient ceux qui devaient leur fortune à Cons-
tance, les tenants des anciennes idées et de l'ancienne
COUP, Arinthée, Victor et leurs amis; de l'autre les hommes
nouveaux, créatures de Julien, Nevitta, Dagalaïphe, tous
ceux qui avaient fait leurs premières armes en Gaule et
en Germanie sous les ordres du César et avaient été
284 LE TRAITE AVEC LES PERSES.
associés à son usurpation. Chacune de ces factions
cherchait à imposer un candidat. Après avoir longtemps
discuté sans parvenir à une entente, on convint de réunir
les suGPrages sur un homme qui se rattachait au parti
de Julien, mais que son caractère conciliant avait fait
agréable à tous, le préfet du prétoire Salluste Second.
Mais celui-ci s'excusa sur sa vieillesse et ses infirmités.
Alors « un officier d'un rang honorable ^, >> qui pourrait
bien être Ammien Marcellin, demanda que l'élection fût
ajournée. « Que feriez-vous, dit-il, si un empereur vous
avait chargés de diriger la guerre en son absence? ne
mettriez-vous pas tout autre soin de côté, jusqu'à ce que
vous ayez tiré l'armée des difficultés présentes ? Faites
de même ; et s'il nous est donné de revoir la Mésopota-
mie, alors les suffrages associés des deux armées créeront
un souverain légitime. » Mais cet avis, peut-être prudent,
et à coup sûr plus digne, n'était pas de ceux qui peuvent
prévaloir dans les moments de crise. On n'avait pas eu
le temps de le mettre aux voix, quand un nouveau nom
fut jeté par quelques-uns, et, ainsi qu'il arrive souvent,
emporta les suffrages moins à cause de la valeur per-
sonnelle du candidat improvisé qu'en raison de la lassi-
tude de tous. Jovien, chef des domestiques, c'est-à-dire
commandant des gardes du palais, fut proposé et ac-
clamé. L'armée, qui se préparait déjà au départ, l'accepta
sans objections comme sans enthousiasme. Il y en eut
qui, trompés par la désinence du nom, crurent que l'on
proclamait Julien, revenu à la santé. Et ce fut, dit-on,
un désappointement pour beaucoup, quand on vit ap-
paraître, sous un vêtement de pourpre qu'on avait eu
1. « Honoralior aliquis miles. » Ammien Marcellin, XXV, 5.
LE TRAITÉ AVEC LES PERSES. 285
peine à trouver assez grand pour sa taille, la stature
longue et déjà courbée de Jovien i. « Un observateur de
bonne foi, dit Ammien, accusera justement des matelots
qui, ayant perdu un vigoureux pilote, choisissent au
milieu de la tempête le premier venu pour lui confier le
gouvernail. »
La parole est amère ; mais, dans cette partie de son
histoire, Ammien, chose rare, cesse d'être impartial. Lui
qui a pris jusque-là, avec un regard si juste et si droit,
la mesure de Julien, et qui s'est appliqué à mettre dans
une lumière égale ses qualités et ses défauts, semble
préoccupé maintenant d'écarter de l'empereur qui vient
de mourir la responsabilité du lamentable échec où va
se briser l'expédition de Perse. Il voudrait prouver que
celui-ci est dû à la médiocrité ou à la mollesse de Jo-
vien, incapable de ces éclairs de volonté et de courage
qui eussent pu encore, dit-il, sauver l'armée. La suite
des événements, exposée d'après Ammien lui-même,
permettra au lecteur de se faire une opinion à ce sujet.
Malgré la foi chrétienne professée par Jovien, l'armée
vivait encore sous le régime païen. Aussi, dès le lende-
main de l'élection, les prêtres officiels offrirent-ils pour
le nouveau prince un sacrifice, à la suite duquel les
entrailles des victimes furent examinées par les harus-
pices. Ceux-ci déclarèrent que l'armée était perdue, si
elle prolongeait son séjour dans le camp, mais que la
victoire était assurée, si elle en sortait -. Leur avis fut
écouté : le 28 juin, les troupes se mirent en marche.
Mais les Perses ne leur laissèrent plus un moment de
1. Il n'avait cependant que l'âge d« Julien, étant né comme lui en 331
Ammien Marcellin, XXV, 10.
2. Ammien Marcellin, XXV, 6.
286 LE TRAITE AVEC LES PERSES.
tranquillité. Le remplacement de Julien par un nouveau
prince, que des transfuges représentaient comme timide
et sans vigueur ^, engageait Saporà pousser plus vigou-
reusement que jamais l'offensive. Les premiers bataillons
qui franchirent les limites du camp rencontrèrent une
ligne d'éléphants, derrière laquelle s'abritaient des
escadrons de cataphractaires. Comme toujours, la vue
des gigantesques animaux produisit dans les rangs des
Romains, sur les chevaux et les hommes, un moment de
désarroi : mais des soldats intrépides, appartenant aux
cohortes des Joviens et des Herculiens, tuèrent quelques
éléphants, et continrent l'élan des cataphractaires. Bien-
tôt sortirent les légions des Joves et des Victorieux ; deux
éléphants périrent encore, avec beaucoup de Perses. Les
Romains eurent de leur côté à déplorer la mort de quel-
ques-uns de leurs officiers les plus renommés, Julien,
Macrobe, Maxime, tribuns légionnaires. On les enterra à
la hâte, et, par la route maintenant déblayée d'ennemis,
on reprit la marche. Au bout de quelques pas, l'armée
romaine reconnut le cadavre du maître des offices Ana-
tole, tué dans le combat de l'avant-veille : elle lui rendit
rapidement les derniers honneurs. C'est à ce momen!
qu'elle fut rejointe par les soixante braves qui, dans ce
même combat, avaient occupé un château persan, le fort
de Yacca 2.
Le lendemain, 29 juin, l'armée campa dans une vallée :
tout alentour du campement furent dressés des pieux
aiguisés en forme de piques, composant une muraille
continue, dans laquelle s'ouvrait une seule issue. Des
1. Ammiea Marcellin, XXV, 5.
2. Ibid., 6. — Voir plus haut, p. 278.
LE TRAITE AVEC LES PERSES. 287
hauteurs voisines, les Perses jetaient des flèches : on les
entendait injurier les Romains, et, répétant un propos
des transfuges, les accuser d'avoir assassiné leur empe-
reur^. L'audace des Perses croissant avec l'impunité, des
troupes de leurs cavaliers forcèrent l'une des portes du
camp 2, et arrivèrent tout près de la tente de Jovien :
mais elles furent repoussées, laissant beaucoup de morts
et de blessés. Au point du jour, l'armée romaine décampa.
Le 30 juin, vers le soir, elle s'établissait en un lieu
appelé Chancha. Elle y fut relativement tranquille, parce
que là les hauteurs qui bordent le fleuve et dominent la
plaine avaient été naguère aplanies de main d'homme,
afin d'empêcher des envahisseurs sarazins de les occu-
per : les Perses ne purent, de leurs crêtes, envoyer des
flèches aux Romains. Le 1" juillet, les troupes quittèrent
cet abri, et se dirigèrent vers la ville de Dura 2. Elles y
parvinrent, après avoir péniblement franchi trente
stades, toujoiirs suivies par l'ennemi. Cette fois, c'étaient
des Sarazins passés au service des Perses, après avoir vu
leurs offres d'alliance repoussées par Julien^, qui se
montraient les plus acharnés. Les chevaux et les convois,
qui se traînaient à la suite de l'armée, eussent été cap-
turés par les pillards, si l'infanterie et la cavalerie légères
n'avaient constamment veillé.
Les Romains passèrent à Dura quatre jours fort agités.
1. « E saltibus nos hostes diversitate teloruin, ac verbis lurpibus inces-
sebant, ut perfides et lectissimi principis interfectores : audierant enim
ipsi quoque referentibus transfugis..., Julianum telo cecidisse romano. »
Ibid.
2. « Porta perrupta praeloria. » Jbid.
3. Distincte de la cité mésopotamienne du même nom, dont il est ques-
tion, p. 221.
4. Ibid. — Voir plus haut, p. 182, 197-198,
288 LE TRAITE AVEC LES PERSES.
Les Perses les avaient suivis, et les entouraient. Si les
troupes de Julien essayaient de se remettre en marche,
de tous côtés ils fondaient sur elles : si elles s'arrêtaient
pour leur livrer bataille, ils reculaient lentement, et se
dérobaient au combat. Fatiguée, exaspérée, l'armée ro-
maine n'avait plus qu'un désir : s'échapper en traversant
le Tigre. On était tout près du fleuve, et les soldats s'ima-
ginaient que de l'autre côté ils atteindraient vite les con-
trées soumises à l'Empire. A grands cris, ils demandèrent
qu'on tentât le passage. Jovien et les généraux, effrayés
par le cours impétueux et rapide du fleuve, résistèrent
tant qu'ils purent aux désirs de leurs troupes, leur mon-
trant les deux rives gardées par les Perses, les suppliant
de ne pas exposer des milliers d'hommes, dont la plu-
part ne savaient pas nager, à être engloutis faute de
bateaux et de ponts. Mais le soldat était parvenu à ce
degré d'exaspération où il ne veut plus rien entendre.
L'empereur dut céder à regret. Il permit que cmq cents
hommes, choisis parmi les Sarmates et les Gaulois, excel-
lents nageurs habitués à se jouer dans les eaux du Danube
ou du Rhin, tentassent la traversée : s'ils y périssaient,
leurs camarades n'insisteraient pas pour renouveler une
aussi périlleuse épreuve; s'ils réussissaient, ils auraient
peut-être ouvert une voie de salut. Profitant du silence
et des ténèbres de la nuit, ces braves se jetèrent à l'eau,
sur une même ligne, et, avec une facilité inattendue,
parvinrent à la rive opposée : ils égorgèrent les soldats
persans chargés de la garder, qui, ne croyant pas pou-
voir être attaqués, dormaient tranquillement; puis, le-
vant les mains, secouant leurs manteaux d'uniforme, ils
annoncèrent de loin leur succès à leurs camarades. Ceux-
ci n'eurent plus dès lors qu'une pensée : passer à leur
LE TRAITE AVEC LES PERSES. 289
tour le fleuve; mais il leur fallut attendre que, à défaut
d'un autre matériel, les ingénieurs eussent préparé le
pont flottant qu'ils se faisaient forts de construire avec
des outres faites de peaux écorchées^
Malheureusement, ceux-ci n'y purent^ réussir : pendant
« deux tristes jours^ » ils essayèrent d'établir des ponts :
à chaque essai le flot, rapide et gonflé comme un torrent,
emportait ou dispersait les frêles matériaux. Acculée à
la rive infranchissable, l'armée soufî'rait du manque de
vivres : son impuissance et sa misère la mettaient en
fureur : elle aspirait maintenant à reprendre sa marche,
aimant mieux mourir par le fer que de succomber hon-
teusement à la famine 2. C'est à ce moment, dit Ammien
lui-même, que « l'éternel Dieu du ciel se déclara enfin
pour nous, en permettant que, contre toute espérance,
les Perses envoyassent les premiers le suréna et un autre
de leurs grands nous ofl'rir la paix"'. »
Malgré les souffrances et l'affaiblissement des Romains,
le prudent Sapor craignait, dans son intérêt, de pousser
les choses à l'extrême. Les récits de ses lieutenants, con-
firmés par le témoignage des espions et des transfuges,
lui avaient fait connaître les hauts faits de ses adversaires.
Il avait été frappé du grand nombre de ses soldats tués,
et plus encore, peut-être, d'avoir perdu dans les divers
combats plus d'éléphants que n'en avait jamais perdu
aucun de ses prédécesseurs^. Il se disait que l'armée
1. Ammien Marcellin, XXV, 6.
2. «... Exacto raiserabiliter biduo : furebat inedia iraque percitus miles,
ferro properans, quam famé ignavissimo génère mortis, assumi. » Ibid., 7.
3. « Erat tamen pro nobis aeternum Del cœlestis niiraen : et Persœ,
praeter sperata priores, super fundanda pace oratores surenam et opti-
mafem aliura mittunt... » Ibicl.
4. Ibid.
JULIEN l'apostat. — III. 19
290 LE TRAITE AVEC LES PERSES.
romaine était maintenant aguerrie et acclimatée, qu'elle
brûlait du désir de venger son empereur mort, et
qu'elle tenterait quelque bataille désespérée, d'où sor-
tirait pour elle la victoire définitive ou le complet dé-
sastre ^ Il croyait à l'arrivée prochaine de Tarmée de
secours, demeurée intacte dans la Haute Mésopotamie, et
dontla vue achèverait de démoraliser ses propres troupes,
que leurs pertes avaient déjà découragées 2. Mais, sans
laisser voir les craintes que lui prête ici Ammien, il avait
ordonné à ses plénipotentiaires de tenir aux Romains un
langage hautain, de les traiter déjà en vaincus, et de
leur otTrir les conditions les plus dures.
« Les restes de l'armée, » dirent le suréna et son collè-
gue, seront « par humanité » autorisés à se retirer, si
l'empereur et les chefs acceptent les clauses « impo-
sées » par « le très clément roi 3. » Ces clauses étaient
l'abandon de toute la haute vallée du Tigre, c'est-à-dire
des cinq provinces, TArzanène, la Moxène, la Zabdicène,
la Réhimène et la Corduène, conquises en 297 par Ga-
lère, plus la cession de quinze places fortes en Mésopota-
mie, parmi lesquelles les villes de Singare et de Nisibe
et un château appelé le camp des Maures. C'était, pour
ainsi dire, le démantèlement de la frontière de l'est,
désormais ouverte aux Perses. Une autre clause pouvait
paraître plus humiliante encore : l'abandon du seul allié
que l'Empire conservât dans ces régions ; les Romains
s'interdiraient de secourir Arsace, en cas de guerre des
1 Ammien Marcellin, XXV, 7.
2. Ibid.
3. « Fingentes humanorum lespectu reliquias exercitus redire sinere
clemenlissimura regem, quae jubet si impleverit cum primalibus Cœsar. »
ma.
LE TRAITE AVEC LES PERSES. 291
Perses avec l'Arménie. Bien que l'intervention de celui-
ci n'eût été d'aucun secours pour l'armée de Julien,
Saper ne pouvait lui pardonner d'avoir dévasté le Chilio-
come^
Ces conditions terribles furent longtemps débattues.
Au milieu des affres de la faim, pendant quatre mortel-
les journées, « plus douloureuses que tout supplice, »
on marchanda pièce à pièce « la rançon - » exigée des
Romains. Ammien dit que ces quatre jours eussent été
mieux employés à marcher vers la Corduène, dont les
premiers postes n'étaient, dit-il, qu'à cent milles de l'en-
droit où agonisait l'armée romaine. A la distance de
temps et de lieu où nous sommes, il est malaisé de dis-
cuter cette opinion : cependant on peut se demander si,
au cas où Jovien eût cru possible de se dégager par la
force du cercle de fer qui l'enserrait, ses troupes, qui
il y a quelques jours semblaient capables de cet acte de
désespoir, eussent maintenant consenti à le suivre. On
se souvient que Julien avait tenu secrètes les proposi-
tions de paix qui lui avaient été faites devant Ctésiphon,
de peur que l'armée, si elle les avait connues, refusât
de combattre davantage ^. Aujourd'hui, l'on négociait
sous les yeux de celle-ci, qui, au dire d'Ammien, avait
considéré comme une faveur inespérée du ciel la venue
des plénipotentiaires persans. Libanius ajoute que l'ar-
mée soupirait ouvertement après la paix, et en réclamait
à grand cris la conclusion ^. D'ailleurs, réduite mainte-
1. Ibid. —Voir plus haut, p. 262, 265.
2. « Pro redemptione nostra. » Ibid. — Libanius dit que pendant les
négociations les Perses firent passer des vivres aux Romains.
3. Voir plus haut, p. 249.
4. AsXsaôévTeç eîpr,vyiç ôvoitaTt... TràvTE; sêôwv ôs-/$ffQat xal <7T£pY€'.V..
i'jTou; Tipoç xriv Ticu/i'av cbpiivixoTàç. Libanius, Epitaphios Juliani.
292 LE TRAITE AVEC LES PERSES.
nant, à ce qu'on assure, au dixième de son ejffectif ^, lui
eût-il encore été possible de trouer les troupes persanes,
et de longer, sans approvisionnements et sans vivres, la
rive gauche du Tigre, bordée de hauteurs d'où pouvait
fondre à tout instant l'ennemi? L'énorme difficulté avec
laquelle, une fois la paix signée, les troupes romaines,
obligées d'abandonner comme « escarpés et impratica-
bles ~ » les bords du fleuve, opérèrent le passage de
celui-ci, en y laissant beaucoup de noyés, puis traver-
sèrent la Mésopotamie, mourant de faim et de soif,
mangeant en route leurs chevaux et leurs bêtes de
somme, et perdant presque tous leurs bagages 2, per-
met de croire qu'une telle retraite se fût changée en
une défaite irrémédiable, en un anéantissement complet
de l'armée, s'il avait fallu disputer à chaque pas le
chemin à l'ennemi.
Ce qu'on doit retenir, c'est l'aveu non suspect de Li-
banius : l'armée exigeait que l'on traitât à tout prix. Le
nouvel empereur fut obligé de se soumettre. Il signa le
traité, le 10 juillet, sans avoir pu obtenir aucun adou-
cissement des Perses. Eutrope, présent sur les lieux
comme Ammien ^, mais ayant peut-être plus que ce
brave soldat gardé son sang-froid, déclare que cette
paix, si honteuse qu'elle fût, était devenue nécessaire ^.
On ne saurait donc, semble-t-il, faire peser sur Jovien
1. Philoslorge, VIII, 1. On ne sait d'où Phi lostorge tire ce renseignement,
et quelle en est la valeur ; cependant il concorde assez avec l'expression
employée par les plénipotentiaires persans : « reliquias exercitus. »
2. « Loca conligua flumini ut confragosa vitabantur et aspera. » Am-
mien Marcellin, XXV, 7.
3. Ibid., 8 ; Zosime, IIL
4. Voir plus haut, p. 275.
5. «Necessarium quidem, sed igoobilem. » Eutrope, Brev., X, 16.
LE TRAITE AVEC LES PERSES. 293
seul la responsabilité d'une capitulation devenue la
condition forcée du retour de l'armée ^. Si ce fut, selon
le mot d'Ammien, « un traité déshonorant 2, » une large
part de ce déshonneur doit peser sur la mémoire du
prince qui le rendit inévitable par une guerre entreprise
contre le sentiment d'un grand nombre de ses sujets,
et, malgré la brillante valeur personnelle du chef et de
ses troupes, beaucoup moins bien conduite" que les
expéditions semblables de Trajan, de Septime Sévère et
de Carus ^.
1. Quelle que soit la partialité de saint Grégoire de Nazianze, il semble
que le jugement trop absolu d'Ammien Marcellin trouve encore un utile
correctif dans un passage du second discours contre Julien, où l'orateur
chrétien exprime des idées contraires avec le calme et la précision d'un
historien. Jovien, dit-il, « ne pouvait plus ni en venir aux mains avec les
Perses, ni marcher en avant. Comme il ne manquait ni de courage ni de
magnanimité, il chercha, bien que le soldat eût également brisées les for-
ces et les espérances, à ramener l'armée, et s'efl'orça d'y parvenir, puis-
qu'il était devenu l'héritier non d'un empire, mais d'un désastre (oO
PaGiXeta;, cùX titty)? ycyovw; x).Yipov6[i,oç). Si les Perses, se montrant mo-
dérés dans la victoire fc'est une loi chez eux de porter modérément le
succès), ou éprouvant quelque crainte de ce qu'ils entendaient dire, n'a-
vaient pris l'initiative de propositions vraiment inattendues et humaines,
de l'armée il ne serait pas, comme on dit, resté un porte-feu (7ryp9opov) :
tant les Perses la tenaient entre leurs mains, combattant sur leur propre
terrain, et exaltés par les résultats déjà acquis... Lui, comme je l'ai dit, ne
pensait qu'à sauver l'armée, et à conserver une force aux Romains (xà
vcùpa 'PtDixaiot; OTCoXtTreïv) : car elle était une force, malgré l'échec dû plus
à la témérité du chef qu'à la lâcheté des soldats. Les Perses traitèrent,
imposant, pour le dire en un mot, des conditions honteuses, et indignes
delà puissance romaine (alcrypaï; xs xat avariai; tyjç Pa)(xaîa)v y^tipoO : mais
si quelqu'un de celles-ci innocente l'un (Julien) et accuse l'autre (Jovien),
à mon sens il juge très mal les événements. » Saint Grégoire de Nazianze,
Oratio V, 15.
2. « Ignobili decreto. » Ammien Marcellin, XXV, 7.
3. Rufus reconnaît que la guerre fut mal conduite : « Juliano in exter-
nos hostes apertSB felicitatis principi, adversus Persas modus defuit. »
Brev., 26.
4. Quant à cette autre assertion d'Eulrope, X, 17, et d'Ammien, XXV,
9, répétée par Zosime, que « depuis la fondation de Rome on ne peut
2y4 LE TRAITE AVEC LES PERSES.
Procope, en qui Jovien eût pu redouter un rival, se
rallia tout de suite au nouveau gouvernement. Comman-
dant, avec Sébastien, l'armée qui manœuvrait dans la
Haute Mésopotamie, il fit parvenir un convoi de vivres
à celle qui revenait sous la conduite de Jovien : quand
elle les reçut, épuisée par un voyage de six jours à tra-
vers des plaines désertes, où elle n'avait trouvé ni eau,
ni pain, ni fourrage, elle était sur le point de succomber
à la famine ^ . Mais dès que les provisions envoyées par
Procope eurent été consommées, sa misère recommença,
et, si l'on n'avait mangé une partie des chevaux, les
soldats seraient morts de faim : les routes étaient semées
d'armes et de bagages abandonnés -. Un boisseau de
farine, « quand par hasard on en trouvait, » se payait
dix pièces d'or 2, C'est à la tête de troupes affamées qu'a-
vant d'arriver à Nisibe, — dont il n'osa affronter la
douleur patriotique, — Jovien reçut Procope et ses prin-
cipaux officiers, venus pour le saluer. En souvenir de sa
parenté avec Julien, Jovien donna à Procope la mission
honorable que lui-même avait remplie deux ans plus
tôt, lors des funérailles de Constance ^ : il le chargea de
conduire à Tarse, pour y être inhumé, le corps du défunt
empereur.
Ce fut une pompe païenne. Quand le convoi entra
trouver dans l'histoire un empereur ou un consul ayant cédé à l'ennemi
un pouce de terre romaine, » c'est une erreur de fait : Hadrien, en 117,
abandonna toutes les conquêtes faites en Asie par Trajan ; Aurélien, en
274, rendit aux Barbares une autre conquête de Trajan, la Dacie transda-
nubienne ; Dioclétien, en 296, céda aux Nubiens de vastes territoires au
sud de l'Egypte.
1. Atninien Marcellin, XXV, 8.
2. lbid.,et saint Jean Chrysoslome, In sancLum Babylatn, 22.
3. Ammien Marcellin, XXV, 8.
4. Voir t. II, p. 90.
LE TRAITE AVEC LES PERSES. 295
dans la capitale de la Cilicie, des mimes et des histrions,
empruntés aux théâtres de la ville, firent l'office de pleu-
reurs K La tombe — enceinte funéraire 2, entourant un
petit temple ^ dans lequel était le mausolée * — fut cons-
truite dans la banlieue de Tarse, au bord de la, voie
romaine qui montait vers le Taurus, La largeur de cette
voie séparait la sépulture de Julien de celle d'un autre
ennemi du christianisme, Maximin Daia^. Quand Jovien,
au mois de décembre, traversa Tyane, il ordonna de
faire au monument funèbre des travaux d'embellisse-
ment^. Sur le marbre on grava un distique grec :
« Du Tigre impétueux est venu dormir ici Julien,
à la fois bon roi et vaillant guerrier '^. »
« iMais, s'écrie Ammien, ce n'est pas au bord du Cyd-
nus, fleuve charmant et limpide, que devraient reposer
ses cendres : en mémoire de ses hauts faits, c'ej»t ailleurs
1. Saint Grégoire de Nazianze, Oratio V, 18.
2. Tétxevo;. Ibid.
3. ^aôz.Ibid.
4. Tâçoç. Ibid.
5. Philostorge, VIII, 1.
6. Ammien Marcellin, XXV, 10. — Zonare, XIII, 13, dit que le corps
de Julien fut plus lard transporté à Constantinople. Il est seul à énoncer
ce fait, très peu vraisemblable.
7. 'louXiavoç {xsxà Ttypiv àyâppoov evQdSs xetTai
'A|xs6Tîpov paot)>£0; t' àyaôéç xpaTepo; i' aî^fAYinQ;.
Zosime, III. — Zonare et Cedrenus donnent une autre épitaphe, en qua-
tre vers :
Kûôv(o ètï' àp7'jp£&vTi àîî' EùçpaTato poàwv
ITepaioo; sx yoilrt(; àTe).£UTr,Tto ètii êpyw
Ktvrjaa; «TTpaTir.v, Td5s 'Io\j),tavô; Id^^ <^^M-°'
'AasoTEpov paaiXeuç x' àyaôô; xpaxepô; t' aij^tirjTVî;.
« Près du Cydnus argenté, ayant par l'Eupbrate conduit sur la terre
de Perse son armée pour une œuvre immortelle, ici a son monument Ju-
lien, à la fois bon roi et vaillant guerrier. »
296 LA PACIFICATION RELIGIEUSE.
qu'il les faudrait, dans la ville éternelle, baignées par
le Tibre en même temps que les temples des dieux et les
monuments des vieux héros M » — N'en déplaise à Am-
mien, il semble que les cendres de Julien étaient mieux
à leur place auprès d'une rivière d'Asie, qu'elles n'eus-
sent été dans cette Rome qu'il ne connaissait pas, où il
était médiocrement aimé, parmi les ombres des vieux
héros dont il n'a presque jamais prononcé les noms, au
sein d'un paganisme formaliste qui ressemblait si peu
au sien.
On dit que les Perses eux-mêmes rendirent à leur façon
hommage à Julien. Ils avaient naguère placé dans un
de leurs temples, comme un trophée, la peau tannée et
teinte en rouge d'un empereur vaincu, le malheureux
Valérien -. Ils voulurent que la mort de Julien lut com-
mémorée d'une manière moins tragique, par une pein-
ture. Poi^r signifier à la fois sa vaillance impétueuse
et les ravages de son invasion, ils tracèrent sur les mu-
railles d'un temple une image de la foudre, près de
laquelle ils écrivirent : « Julien "•. »
IV. — La pacification religieuse.
Les nouvelles de la mort de Julien, de l'élection de
Jovien et du traité conclu avec les Perses arrivèrent si-
multanément, à Antioche d'abord, qui était la grande
ville la plus rapprochée du théâtre de la guerre, puis
1. Ammien Marcellin, XXV, 10.
2. Voir les Dernières persécutions du troisième siècle^ 2" éditiou,
p. 167.
3. Libanius, Epitaphios Julinni ; Reiske, t. I, p. G25.
LA PACIFICATION RELIGIEUSE. 297
dans les autres contrées de TEmpire i. Gomme on devait
s'y attendre, l'annonce de ces événements produisit, se-
lon les milieux, des effets très divers.
Ce fut un coup terrible pour beaucoup de ces païens
orientaux, dont le prince qui tombait ainsi en pleine
jeunesse avait réveillé le fanatisme. La ruine de toutes
leurs espérances excitait en eux un mélange de douleur
et de colère. Il y eut des villes où l'on lapida, « comme
coupable de mensonge au sujet d'un dieu, » le messager
qui annonçait la catastrophe - . Les dévots sincères ac-
cusaient d'ingratitude les immortels. Comme Julien lui-
même, ils s'étaient figurés que ceux-ci interviendraient
en personne dans les batailles, à la façon des dieux
d'Homère, et que du ciel « des foudres et des tourbil-
lons de feu, et tous les projectiles que peuvent lancer des
dieux, tomberaient sur les Perses ^ . » Aussi, déçus dans
leur attente, s'écriaient-ils avec amertume : « Une telle
récompense pour tant de victimes, pour tant de prières,
pour tant de parfums, pour tant de sang versé le jour
et la nuit *! »
Les amis particuliers de Julien furent atterrés. Celui
qui l'aimait peut-être le plus sincèrement, Libanius,
faillit tomber malade de douleur. Il eut des pensées de
suicide. Je me serais, dit-il, précipité sur mon épée, si
je n'avais été retenu par le souvenir des enseignements
de Platon, et aussi par la pensée de consacrer le reste de
1. Le 20 août seulement à Alexandrie : « Olympus aulem idem prf
mense mensoreXXVId. consulibus Juliano Aug. IlII et Sallustio, nuntiavit
Julianum imp. esse mortuum et Jovianum chrislianum imperare. » Bist.
acephala, 12.
2. Libanius, Epitaphios Juliani; Zosime, III.
3. Libanius, Monodia super Julianum.
4. Ibid.
298 LA PACIFICATION RELIGIEUSE.
ma vie à glorifier la mémoire du héros ^ Il se mit tout
de suite à l'œuvre, puisqu'il avait écrit, dès le mois de
juillet, une courte lamentation sur la mort de Julien ^ ;
mais probablement la lut-il seulement dans un cercle
d'intimes, car cette « monodie » contient l'expression
d'une douleur si violente, d'un regret si passioriué, des
paroles si vives sur la perte irréparable faite par le
monde romain, qu'il n'eût pas été prudent de la publier
sous le nouveau règne. Plus à loisir, il commença aussi-
tôt après la composition d'une seconde oraison funèbre,
qui prit les proportions d'une véritable biographie ^.
Surtout il ne cessa d'épancher sa douleur dans le sein
des amis demeurés fidèles au souvenir de Julien. Beau-
coup de ses lettres de 363 sont adressées à ceux-ci, et
leur rappellent les jours heureux qui sont maintenant
passés pour toujours ^. Mais, dès cette époque, une des
peines les plus vives de Libanius fut de voir combien,
parmi les anciens fonctionnaires ou les anciens compa-
gnons d'armes de Julien, était petit le nombre de ceux
qui « honoraient encore le mort, » et s'occupaient d'au-
tre chose que de leur intérêt personnel ^. Pour le dis-
cours qu'il composait, il avait, dit-il, grand'peine à ti-
1. Libanius, De Vila (Rei>ke, t. I, p. 91,92); Monodia (ibid., p. 521).
2. Monodia super Julianum, jxovwot'a èid 'louXiavôi; Reiske, t. 1,
p. 507-521. — Dans ce discours, qui suivit de tout près la mort de Julien,
Libanius n'impute pas encore celle-ci aux chrétiens : « Quel dieu, dit-il,
lança contre lui cet audacieux cavalier? qui dirigea ce javelot contre ses
flancs? »
3. Epitaphios Juliani, èTriTocçto; èm 'Iou).iavài; Reiske, t. I, p. r»2I-G26.
— Ce discours ne fut terminé que vers 368 ou 369; Sievers, Bas Lcbcn
des Libanius, p. 203.
4. Libanius, Ep. 1030, 1059,1061, 1062, 1071, 1179, 1294, 1350, 1472,
1491.
5. Ep. II 86.
LA PACiFICATION RELIGIEUSE. 299
rer d'eux les renseignements dont il avait besoin *.
Plusieurs, cependant, parmi ceux qui avaient suivi
Julien dans ses guerres, le regrettèrent sincèrement. Mais
on ne pouvait attendre de tous la douleur violente,
bruyante, personnelle, dont Libanius donna ^'exemple.
Ammien, qui parait avoir été plutôt pour Julien un loyal
serviteur qu'un ami, et qui, bien que moins impartial
que d'habitude dans le récit des derniers épisodes de la
guerre de Perse, représente généralement l'esprit mo-
déré et le jugement demeuré libre du paganisme occi-
dental, s'affligea surtout en voyant disparaître la per-
sonnification la plus brillante des anciennes idées, le
seul des tenants de l'hellénisme qui depuis un demi-
siècle ait vraiment remué le monde et fait figure de hé-
ros -. A Rome, où les diverses tentatives de Julien avaient
excité autant de défiances que de sympathies, on rendit
à sa mémoire les honneurs accoutumés : le sénat se hâta
de lui décréter l'apothéose ^. Mais quelques païens sem-
blent avoir éprouvé de sa mort une impression singu-
lière. Saint Jérôme, alors âgé de dix-sept ans, suivait,
probablement à Rome, les cours d'une école de gram-
maire, quand il entendit un de ceux-ci dire, avec un ac-
cent railleur qui cachait apparemment quelque trouble :
« Comment les chrétiens prétendent-ils que leur Dieu
1. Ibid.
2. « Virprofecto heroicis connumeraiidus ingeniis, » Ammien Marcellin ,
XXV, 4.
3. « Inler divos relatus est. » Eutrope, Brev., X, 17. Cf. Symmaque,
Relat., XL (Seeck, p. 312); Corp. inscr. lat.,t. I, p. 355; Code Théodo-
sien, VI, iv, 17. Les chrétiens ne répugnèrent pas à employer cette expres-
sion consacrée par l'usage; inscription funéraire de 3G3, dep. xv kal. nob.
nivo ivLiANo coNss. De Rossi, Inscr. christ, urbis Romx, t. I, n» 164,
p. 90. Inscription semblable retrouvée dans le cimetière de Saint-Valen-
tin, NuoDo Bull, di arch. crLsL, 1905, p. 116.
300 LA PACIFICATION RELIGIEUSE.
est patient, et supporte longtemps le mal? Rien n'est plus
prompt que sa colère. Il n'a pu en retenir plus longtemps
les effets K »
Si tous les idolâtres n'échappèrent pas à cette impres-
sion, elle fut, naturellement, celle des chrétiens. Dans
le coup qui abattit Julien, ils reconnurent la main divine.
On dit que plusieurs d'entre eux en avaient eu le pres-
sentiment, et annoncèrent l'événement à l'heure même
où il s'accomplissait -. Quand la nouvelle en devint pu-
blique, leur joie fut unanime de voir un nouveau cha-
pitre s'ajouter au livre déjà classique De la mort des 'per -
sécuteurs ^. Ils se sentaient d'autant plus le droit de
maudire Julien, qu'ils faisaient retomber sur lui seul la
responsabilité du désastre national. « Il est juste, disaient-
ils, que la moisson soit à celui qui a jeté la semence,
non à celui qui a récolté les épis sanglants et humi-
liés ^. » Surtout ils éprouvaient un sentiment de déli-
vrance à la pensée que la persécution qu'ils croyaient
voir éclater le jour où Julien reviendrait de Perse, et
que depuis de longs mois leurs prières suppliaient le ciel
d'écarter de leur têtes, était conjurée à jamais^. Dans
Antioche les églises, les chapelles, retentirent d'actions
de grâces. La ville fut en fête. Il y eut des festins, des ré-
jouissances dans les rues. Jusque sur les théâtres on pro-
clamait la victoire de la croix. « Où sont tes oracles, in-
sensé Maxime? criait-on. Dieu et son Christ ont vaincu^. »
1. Saint Jérôme, In Habac, I, 10.
2. Théodoret, III, 19; Sozoïnène, VI, 2; Palladius, Hist. Laus., 4;
Chron. d'Alexandrie.
3. Otov (70U To èpyov, w ôixt^. Vita S. Athanasii incerto auctore^ 11.
4. Saint Grégoire deNazianze, Oratio V, 15.
5. Id., Oratio IV, 96.
6. Théodoret, III, 22. — Cest à peu près ce que, vers le même temps
LA PACIFICATION RELIGIEUSE. 301
Si la vivacité de ces démonstrations étonne ou cho-
que, surtout au lendemain d'un des plus graves échecs
qu'aient subis les armes romaines, il faut se souvenir
que les partis ne voient souvent qu'un côté des choses, et
que le fait ou la menace d'une persécution donne inévi-
tablement à ceux qui y ont été exposés des sentiments
de parti. Il faut se souvenir encore que, chez certains
chrétiens d'Orient, ces sentiments se doublaient d'un
deuil patriotique : saint Ephrem, qui maudira dans cinq
hymnes enflammés la mémoire de Julien, venait de
quitter, en compagnie de ses concitoyens exilés, la mal-
heureuse Nisibe, que Julien vivant avait refusé de mettre
en état de défense, et que la mort de Julien livrait aux
Perses. Mais il convient d'ajouter que des membres in-
fluents du clergé chrétien s'efforçaient au même moment
de ramener, sinon les paroles, au moins les pensées à une
mesure convenable. Nulle part, certes, l'invective n'é-
clate plus âpre et plus puissante que dans les deux dis-
cours composés en 363 et 36i par saint Grégoire de Na-
zianze contre la mémoire de Julien. Mais, chose qui
surprendra ceux qui connaissent seulement de réputa-
tion ces discours, et qui les citent sans les avoir lus, les
conseils y sont aussi doux que paraissent dures les pa-
roles. Grégoire accable sous les traits de son éloquence
l'ennemi des chrétiens, et souvent nous serions tentés
de demander grâce pour le vaincu. Mais il veut que la
revanche soit toute oratoire, et ne passe pas dans les
faits. Il recommande à ses auditeurs de modérer ce qu'il
chantait le lyrique syrien saint Ephrem : « Qui croira désormais au des-
tin et aux horoscopes? qui donnera encore sa confiance aux oracles et aux
prédictions des démons? » Hymne IV contre Julien, publié par Bickell,
d&n$ Zeitschrift fur kath. Théologie, 1878, p. 356.
302 LA PACIFICATION RELIGIEUSE.
y aurait de trop Ijruyant dans leur joie : surtout, avec
l'autorité de la chaire évangélique, il leur ordonne d'a-
bandonner toute pensée de réaction politique ou reli-
gieuse. C'est le grand côté chrétien de ces discours, que
l'on croirait, à première vue, insuffisamment pénétrés
de l'esprit de l'Évangile.
« Considérons avec sérieux, dit Torateur, cette divine
vengeance. Montrons que nous avons mérité non les
souffrances passées, mais les bienfaits présents. Profi-
tons de la calamité qui nous a frappés, non comme des
malfaiteurs livrés justement aux gentils, mais comme
des enfants purifiés par le châtiment. N'oublions pas la
tempête au sein de la tranquillité, ni la maladie après
que la santé est revenue... Ne faisons pas, par notre con-
duite, regretter dans la paix l'époque de nos troubles :
il en serait de la sorte si, au lieu que nous nous montrions
alors humbles et modérés, comme des gens qui mettent
toute leur espérance dans le ciel, nous paraissons au-
jourd'hui à la fois orgueilleux et dissolus, et nous re-
tombons dans les mêmes péchés qui avaient amené sur
nous les malheurs auxquels nous venons d'échapper ^ ^)
Grégoire s'élève ensuite contre les réjouissances in-
convenantes qui ont accueilli, à Antioche et ailleurs, la
mort de Julien. « Soyons en fête, mes frères, mais non
par l'ornement du corps, non par la magnificence des
vêtements, non par les excès du manger et du boire, dont^
le résultat est l'impureté : n'ornons pas nos places de
guirlandes de fleurs, ne brûlons pas honteusement des
parfums sur nos tables et dans nos vestibules, n'illumi-^
nous pas nos maisons, n'y faisons pas retentir le son des,
1. Saint Grégoire de Nazianze, Oratio V, 34.
LA PACIFICATION RELIGIEUSE. 303
flûtes et le bruit des applaudissements, comme des païens
célébrant la fête de la nouvelle lune... >> Saint Grégoire
veut que ces démonstrations profanes soient remplacées
par d'humbles et ferventes prières ^
L'orateur sacré passe à la seconde partie de ses con-
seils. Il sent que, si on ne la retient, la revanche popu-
laire sera terrible. Déjà ceux qui avaient pris part à la
persécution, les magistrats qui, sous Julien, avaient con-
damné quelques chrétiens pour bris de statue ou d'autel,
étaient depuis longtemps mis à l'index, repoussés avec
horreur : on évitait leur rencontre : personne ne leur
parlait, ne leur donnait ce baiser, qui était le salut an-
tique -. Maintenant, la colère du peuple chrétien com-
mence à se manifester autrement que par cette répro-
bation silencieuse : Grégoire voit avec inquiétude « les
persécuteurs d'hier au théâtre, à l'agora, dans les assem-
blées, poursuivis par les clameurs de la foule ^. » A
Constantinople, le préfet nommé par Julien a manqué de
périr dans une émeute *. Même les gens qui ont usé mo-
dérément de leur influence, comme Libanius, sont in-
quiétés. Sous prétexte qu'il avait, dans une lettre, dé-
noncé à Julien des amis de Constance, un complot est
formé contre le sophiste : des gens armés devaient, au
moment où il ferait visite à Tune de ses parentes, le
1. Ibid., 35.
2. Paroles de saint Ambroise, à propos du juge qui condamna le soldat
Émilien, à Dorostore (voir plus haut, p. 87) : «... Cum raemineriattempore
Juliani illum, qui aram dejecit, et turbavit sacrificium, damnatum a
judice fuisse marlyrium. Itaque nunquam alias judex qui audivit eum,
nisi persecutor habitus est ; nemo illum congressu, nemo illum unquam
osculo dignum putavit. » Saint Ambroise, Ep. 40, 17.
3. Saint Grégoire de Nazianze, Oratio V, 37. Cf. Libanius, Ep. 1489
4. Libanius, Ep. 1071.
304 LA PACIFICATION RELIGIEUSE.
saisir, l'entraîner dans le jardin de la maison, et le
massacrer : un des conjurés, pris de remords, l'avertit
et le sauva ^. Aux passions ainsi déchaînées Grégoire
oppose le devoir de la charité chrétienne.
« Voilà ce qu'il faut entendre et accepter. N'usons pas
insolemment des circonstances favorables, n'abusons pas
de la puissance, ne nous montrons point durs à ceux qui
nous ont fait du mal, n'imitons pas ce que nous blâ-
mions autrefois. Du changement de régime profitons
seulement en ceci, que nous avons échappé aux mau-
vais traitements, mais détestons toute pensée de les ren-
dre... Puisque nous ne pouvons punir tous les coupables,
pardonnons à tous; nous nous montrerons ainsi meilleurs
que ceux qui nous ont ojffensés, et nous ferons voir par
là en quoi la loi du Christ l'emporte sur ce que leur
avaient enseigné les démons -.,. A nous de vaincre par
notre bonté ceux qui nous avaient opprimés... Ne son-
geons point à des confiscations, ne traînons personne
devant les juges, n'exilons personne, ne fouettons per-
sonne, en un mot n'infligeons à personne ce dont nous-
mêmes avons souffert. Rendons, s'il se peut, meilleurs
par notre exemple ceux qui eurent des torts envers
nous ^. >)
Quand on lit ces paroles, adressées à ceux qui soit par
eux-mêmes, soit « en la personne de leur fils, leur père,
leur femme, un parent, un ami, » ont « souffert de la
persécution ^, » il est difficile de mettre celle-ci en
1. Libanius, De Vita; Reiske, 1. 1, p. 92. Cf. Ep. 1186.
2. Saint Grégoire de Nazianze, Oratio Y, 36.
3. IbicL, 37.
4. El Tto 7t£Tcov6ev uto;, et ztù uaTYjp, el xw ywr,, (yjyyîvY;;, çtXo;, f, àUo;
Ttç Tcov u\i.i(ûv. Ibid.
LA PACIFICATION RELIGIEUSE. 335
doute, et de nier l'état misérable où furent réduits les
chrétiens, au moins en Orient, sous le règne de Julien.
Ce qui est remarquable, c'est l'absence de réaction soit
politique, soit religieuse, après la disparition de celui-
ci. Le premier mouvement populaire avait été vif. Des
magistrats, des amis de Julien, avaient couru des dan-
gers. Les habitants de certaines villes s'étaient soulevés
contre les philosophes : quelques-uns de ceux-ci, soup-
çonnés de s'être enrichis outre mesure des dons de Julien
et du pillage des églises, avaient même été jetés en
prison ^. Mais cette effervescence première n'avait pas
duré. Loin d'y exciter, le clergé chrétien (on l'a vu par
le langage de Grégoire de Nazianze) employa son auto-
rité morale à la combattre. Le pouvoir civil ne se prêta
pas davantage aux représailles. Même entre les mains
d'anciens confesseurs de la foi, comme Jovien et Valen-
tinien, il se refusa à montrer, en sens inverse, les pas-
sions religieuses dont avait été animé Julien, et tint à
honneur de rester modéré.
Il semble, cependant, que d'abord Jovien ait hésité sur
la conduite à tenir. Si l'on en croit Libanius, celui-ci ayant
été accusé « par un barbare » de pleurer sans mesure
Julien et de trop vanter le dernier règne, l'empereur
eut la pensée de le condamner à mort, et en fut détourné
seulement par cette observation d'un de ses conseillers :
« A quoi bon faire périr un homme, dont les écrits res-
teront dans toutes les mains 2? 0 Mais il se peut que, dans
ce récit, l'imagination du sophiste, qui voyait partout
des dangers, ait, de concert avec sa vanité, un peu exa-
1. Libanius, Epiiaphios Juliani.
2. Libanius, De Vita ; Reiske,t. I, p. 03.
JULIEN l'apostat. — III. 20
306 LA PACIFICATION RELIGIEUSE.
géré les choses. Aucun ami de Julien ne fut puni pour
des propos. Même ceux qui s'étaient, sous son règne,
portés aux pires excès eurent la vie sauve. Les seuls
païens punis de lapeine capitale furent ceux qui avaient
épousé des religieuses ^ : encore la loi qui prononce cette
peine contre eux ne fut-elle que le retour à un principe
déjà posé par Constance ^ : d'ailleurs, l'histoire ne marque
nulle part qu'elle ait éié appliquée. Les auteurs de
dégâts contre les édifices, ou même de violences contre
les personnes, ne furent pas autrement inquiétés : si un
fonctionnaire prévaricateur, comme le comte Magnus,
coupable d'avoir incendié l'église de Beyrouth s, n'obtint
sa grâce qu'à condition de rebâtir celle-ci *, les Juifs
qui, abusant de l'impunité que leur laissait Julien,
avaient mis le feu à de nombreuses basiliques ^, ne fu-
rent condamnés à payer aucune indemnité aux chré-
tiens ^.
La première loi publiée par Jovien fut pour établir la
l.,« Si quis non dicam rapere, sed vel aUentare matrimonii jungendi
caussa sacratas virgines vel invitas, ausus fuerit, capilali sententia ferle-
tur. Filii ex tali contubernio nati, punitis his juxta legem, in hereditalem
non veniant... » Code Théod., IX, xxv, 2. La loi est adressée à Salluste
Second, conservé sous Jovien comme préfet du prétoire. Elle est datée du
consulat de Jovien et de son fils Varronianus, c'est-à-dire de 364; mais sa
dale, XI Kal. Mart., 19 février, doit être corrigée, puisque Jovien mourut
dans la nuit du 16 au 17 février. De même, c'est par erreur quelle est indi-
quée comme donnée à Antioche, que Jovien quitta en décembre 363; peut-
être faut-il lire Ancyre. Sur ces points de détail, voir les notes de Haencl,
Code Théod., p. 900.
2. Code Théod., IX, xxv, 1.
i. Voir plus haut, p. 85.
4. Thpodoret, IV, 22.
5. Voir plus haut, p. 87.
6. « InctnsîB sunt a Judœis basilicse, et nihil redditum est, nihil repeli-
tura, nihil quaesilum. » Saint Ambroise, £'p. 40, 18.
LA PACIFICATION RELIGIEUSE. 397
liberté de religion K Le labarum reparut sur les éten-
dards et sur les monnaies - : les églises rentrèrent en
possession des droits que leur avaient accordés Constan-
tin et Constance, et que Julien leur avait enlevés 3; mais
le culte païen ne fut l'objet d'aucune prohibition ^. Il
cessa seulement d'être le culte officiel, pour passer au
rang de culte toléré. Les sacrifices cessèrent d'être offerts
au nom de l'État ^. Les temples commencés aux frais de
l'État sous le règne de Julien, restèrent interrompus ^.
Mais ceux qui avaient été rouverts ne furent pas fermés.
Les seules pratiques de l'idolâtrie qui aient été défendues
sont les conjurations magiques et les sacrifices noctur-
nes ^. Encore un magistrat naguère nommé par Julien,
et demeuré en place sous ses successeurs, obtint-il que
les mystères d'Eleusis, qui se célébraient pendant la nuit,
fussent exemptés de cette interdiction^. Aucun professeur
1. Promulguée à Alexandrie le 15 septembre; Historia acephala, 18.
2. Eckliel, Doctr. numm. vet., t. VIII, p. 147; Cohen, Descript. hist.
des monnaies frappées sous VEmpire romain, t. VI, p. 384.
3. ïôv apxatov y.oafjLov, selon ^expression de Pliilostorge, VIII, 1. Cf.
Théodore!, IV, 4; Socrate, III, 24; Sozomène, VI, 4.
4. Expressions exagérées de Socrate, de Sozomène, de VHist. ace-
phala, parlant de destruction des temples païens, d'ordre donné par
l'empereur de ne plus adorer que le Dieu des chrétiens. C'est l'erreur
historique déjà commise à propos de Constantin (voir tome I, p. 54). Les
faits les mieux établis, et le témoignage formel du païen Themistius, sont
contraires à ces assertions. Quant à l'inscription du Corpus inscr. grœc,
t. IV, 8608, relative à une église chrétienne de Corfou, construite « après
avoir démoli les enceintes sacrées et les autels des Hellènes, » si le
'loêtavoç qui y est nommé est bien l'empereur Jovien, il y a là une allusion à
un fait local, à une transformation en église de quelque sanctuaire païen
peut-être abandonné, non à une mesure générale.
5. Ici Socrate (III, 24) emploie un langage exact : Iléuayxo ôà aCiToïç xal ô
6'.' at|jLaTo; ôïjfxoata Ytvo(j.svoç [xoXu(r[j.à4, w xaTaxôpo); lui 'loyXiavoù xatc^pT^ffaTO.
6. Libanius, Epitaphios Juliani.
7. Code Théodosien, IX, xvi, 7, 8.
8. Zosime, IV, 3.
308 LA PACIFICATION RELIGIEUSE.
païen ne fat inquiété. Priscus, Maxime, conservèrent,
tant que vécut Jovien, les biens et les dignités qu'ils
avaient reçus du précédent empereur : s'ils éprouvèrent
une disgrâce momentanée au commencement du règne
de Valentinien, ce fut pour des faits nouveaux, non en
représailles de leur faveur passée ^ Mais une loi, réta-
blissant la liberté de l'enseignement, déclara que « tout
homme digne par ses mœurs et son talent d'instruire la
jeunesse, reprenait le droit soit d'ouvrir une école, soit
de réunir à nouveau son auditoire dispersé '". » Si beau-
coup de temples se fermèrent, si beaucoup de prêtres
des dieux abandonnèrent leurs fonctions, si beaucoup de
gens rasèrent la barbe ou dépouillèrent le manteau des
philosophes, cela eut lieu par la force des choses, non
par aucun ordre officiel. Dans son ensemble, le culte
païen demeura libre, aussi libre qu'il avait été sous
Constantin, plus libre qu'il ne fut sous Constance.
Les païens que n'aveuglait pas la passion surent le
reconnaître. Ils se montrèrent reconnaissants aux succes-
seurs chrétiens de Julien d'avoir évité toute réaction.
Dans un discours prononcé en présence de Jovien, au
commencement de 36i, pour célébrer son consulat, le
rhéteur Thémistius le remercie d'avoir, « étant le maître
1. Eunape, Vitx soph.; Maximus, p. 478.
2. « Si quis erudiendis adolescentibus vita pariter et facundia idoneu^
erit, vel novum instituai audiloiium, vel répétât intermissum. » Codv
Théod., XIII, III, 6. La loi est datée «111 id. Jan. divo Joviano et Yarriano
coss. » S'il n'y a pas de faute dans le titre de « divus » donné à Jovien.
il faut en voir une dans la date, car le 11 janvier, Jovien n'était pas encore
mort. Peut-être au lieu de « Jan, » faut-il lire « Jun. » La loi serait du
11 juin 364. Il est probable, du reste, qu'elle ne fit que régulariser une si-
tuation déjà existante, et que dos le lendemain de la mort de Julien les
professeurs chrétiens avaient recommencé à enseigner.
LA PACIFICATION RELIGIEUSE. 309
pour tout le reste, laissé ce qui concerne la religion au
jugement de chacun^ ; » et il ajoute, probablement inter-
prète, ici encore, de l'opinion publique, qui après tant
de secousses aspirait surtout au repos : « Ta loi de tolé-
rance n'est pas moins précieuse pour l'Empire que ne l'a
été ton traité avec les Perses ; car si ce dernier met fin à
nos guerres extérieures, le premier éteindra nos discor-
des intestines 2. « Quand, onze années plus tard, mourra
Valentinien, Ammien Marcellin lui donnera le même
éloge : « Ce qui fait la gloire de son règne, c'est qu'il se
tint au milieu de toutes les diversités religieuses, n'in-
quiétant personne, n'obligeant personne à suivre tel ou
tel culte. Il n'inclina pas par des lois menaçantes ses
sujets vers ce que lui-même adorait. Mais il laissa les
partis dans l'état même où il les avait trouvés ^. »
Mais si le paganisme conserva jusqu'aux règnes de Gra-
tien et de Théodose la situation légale qu'il avait eue
avant Julien, il ne garda rien de la vie factice que celui-
ci avait voulu lui rendre. La main partiale d'un empe-
reur n'étant plus étendue poiir le soutenir, il chancela,
et recommença la décadence à peine interrompue. En
Occident, où l'influence de Julien n'avait pas eu besoin
de s'exercer en sa faveur, il se maintint assez longtemps
encore, grâce à l'appui politique autant que religieux
d'une aristocratie attachée aux anciennes traditions; en
Orient, il retomba tout de suite dans l'état d'où Julien
avait essayé de le relever, ruine déjà couchée à terre,
sorte d'épave que submergeait presque partout le flot
montant delà population chrétienne.
1. Themislius, Oratio V, ÙTraTixô;; éd. Dindorf, p. 529.
2. Ibid.
3. Ammien Marcellin, XXX, 9.
CHAPITRE IV
RÉSUMÉ ET CONCLUSIOX. — LA PSYCHOLOGIE DR JULIEN.
Avant de clore un récit, auquel l'importance des évé-
nements et la singularité du héros ont peut-être donné
quelque intérêt, il reste, si je ne me trompe, à nous re-
culer un peu, afin d'embrasser d'un seul coup d'œil
toute la perspective de cette histoire. Au risque d'em-
ployer une expression trop ambitieuse, je dirai que mon
dessein, dans ces dernières pages, est non seulement de
résumer rapidement le règne, mais' encore et surtout
d'esquisser la psychologie de Julien. C'est elle sans doute,
plus que tout autre chose, qui donnera le sens des faits
auxquels celui-ci fut mêlé. L'homme aidera, dans une
large mesure, à expliquer l'œuvre.
Définir cette œuvre par le dehors est facile. Pour une
partie, elle a survécu à Julien; pour une autre, elle est
morte avec lui, sans avoir même un court lendemain.
La partie durable correspond aux années passées en
Gaule. Les exploits qu'y accomplit le César ne demeurè-
rent pas stériles. Non seulement Julien préserva, pour
le moment, l'ouest de l'Empire des invasions germani-
ques; mais encore, en arrêtant l'élan des hordes bar-
bares, en les brisant à plusieurs reprises sous ses coups,
RESUME ET CONCLUSION. 311
en leur imprimant de nouveau le salutaire effroi du nom
romain, il a probablement facilité à ses successeurs la
défense du Rhin et des Alpes, et, parla, contribué pour
sa part à retarder l'heure du triomphe défiaitif de la
barbarie en Occident.
Mais tout ce qu'il a tenté depuis qu'il échangea la si-
tuation subordonnée du César contre le pouvoir absolu
de l'Auguste a complètement échoué. C'est d'abord sa
politique intérieure, qui tendit surtout à deux choses :
la restauration du culte des dieux, le renversement de la
religion chrétienne. De ses essais, si curieux, de réforme
morale de paganisme, de constitution d'une Église
païenne, rien n'est demeuré, ou plutôt il n'a réussi à
construire qu'une vainefaçade, derrière laquelle n'avaient
été jetés les fondements solides d'aucun édifice. Ses ef-
forts pour abaisser les chrétiens, et, par l'exclusion de la
vie publique et de l'enseignement, faire d'eux comme une
société inférieure, dont l'ombre servirait de repoussoir à
la splendeur restaurée de l'hellénisme, n'eurent pas plus
de succès : Julien ne parvint ni à faire taire dans l'Église
une seule voix éloquente, ni à susciter une étincelle de
vie au sein de la décadence païenne. Il y eut de ce côté
avortement complet de son œuvre, faillite intégrale de
ses espérances. iMême s'il avait plus longtemps vécu, le
résultat n'eût sans doute pas été différent. Quand on lit
avec soin les écrits et les lettres de Julien, on s'aper-
çoit que lui-même se rend compte, avec une visible souf-
france, de l'insuccès de ses efforts.
Sa politique extérieure, dans cette seconde phase de
son règne, ne fut pas plus heureuse. Elle se résume toute
à l'expédition contre les Perses, longuement et passion-
nément rêvée. Quand des conseillers prévoyants enga-
812 RÉSUMÉ ET CONCLUSION.
gèrent Julien à prendre les armes contre lesGoths massés
sur la rive gauche du Danube, et à rétablir dans ces
contrées, devenues un réservoir menaçant de peuples
barbares, l'ancienne domination de Rome, il repoussa
avec dédain la pensée d'une guerre aussi mesquine, et,
fasciné par le souvenir de l'hellénisme vainqueur de
Darius et de Xercès, d'Alexandre portant ses armes à tra-
vers la Perse jusqu'aux Indes, il ne voulut plus regarder
que l'Orient. Moitié par désir de gloire, moitié parce que,
à tort ou à raison, la puissance persane lui paraissait une
menace plus dangereuse que toutes les autres pour la sé-
curité de l'Empire, il envahit les États du roi de Perse.
On vient de voir à quel désastre aboutit cette malheu-
reuse expédition, qui fit perdre à Rome plusieurs pro-
vinces. Le règne de Julien avait commencé en fermant
aux peuples germaniques les contrées les plus florissantes
de l'Occident; il se termine en laissant la frontière de
Test ouverte aux Perses.
Cet aperçu rapide serait peut-être suffisant, si Julien
était un de ces hommes célèbres, souverains, législateurs
ou généraux, dont les actes importent seuls, mais dont
la personne même, l'être intime, n'offre pas de rehef
suffisant pour donner prise à l'histoire. On sait qu'il en
va tout autrement. En Julien, ce qui intéresse, c'est moins
encore ce qu'il a fait que ce qu'il a été. Son histoire est,
avant tout, un drame intérieur. Les événements les plus
tragiques s'y passent au dedans, comme chez les héros
de Corneille. C'est donc Julien lui-même qu'il convient
de regarder une dernière fois. Cherchons à nous repré-
senter, dans la mesure du possible, ce que fut sa phy-
sionomie morale, et, rassemblant les traits épars d'une
figure devant laquelle nul ne peut demeurer indiffé-
RÉSUMÉ ET CONCLUSION. 313
rent, essayons de porter sur ses qualités et ses défauts,
sur ses grandeurs ou ses misères, un jugement équitable,
sine ira et studio.
Il convient de se demander d'abord si la qualification
d'apostat, qui depuis tant de siècles s'est unie à son nom,
convient vraiment à Julien. J'estime qu'en la lui don-
nant, l'instinct populaire ne s'est pas trompé. Pour être
un apostat, au sens habituellement prêté à ce mot, il ne
suffit pas d'avoir cessé de croire, il faut s'être tourné, avec
une sorte de colère, contre ses anciennes croyances,
comme si on les voulait anéantir chez les autres après
s'en être détaché soi-même. C'est bien ce qu'a fait Ju-
lien. Une fois hors du christianisme, il n'a plus pour
cette religion, et pour ceux qui la pratiquent, que des
paroles de haine ou de mépris. La détruire est devenu
pour lui un dessein arrêté. Il la combat par ses actes,
comme empereur, par ses livres, comme écrivain. On
pourrait dire que, depuis qu'il est maître absolu de l'Em-
pire, la plus grande partie de son règne s'est passée à
gouverner contre elle. Mais, cette constatation faite, —
et il est impossible à quiconque a étudié Julien de près
de ne pas la faire, — il reste à chercher les causes de
l'apostasie, et l'on est conduit à se demander si quelque
chose n'atténue pas, dans une certaine mesure, la faute
de l'apostat.
Cette circonstance atténuante se rencontre dans l'édu-
cation de Julien. Du côté de ses instituteurs chrétiens,
comme de celui de ses maîtres païens, tout semble
conspirer pour l'éloigner du christianisme. — La for-
mation religieuse de Julien enfant avait été confiée par
l'empereur Constance à l'évêque courtisan Eusèbe de Ni-
comédie. Elle commença, par conséquent, dans un milieu
314 RESUME ET CONCLUSION.
arien. Durant son séjour d'exil et d'étude en Cappadoce,
Julien compléta son éducation chrétienne, sous la direc-
tion de prêtres imbus des mêmes doctrines. L'un d'eux
nous est connu, Georges, le futur évêque intrus d'Alexan-
drie, lettré, intelligent, violent et sans scrupules. Ju-
lien le vit beaucoup, et lui emprunta des livres. Mais il
ne semble point qu'une religion apprise sous de tels
guides ait dû laisser de bons souvenirs à un enfant ob-
servateur, et déjà aigri. Entrevu dans ce milieu, le chris-
tianisme lui apparut probablement sous la forme d'une
doctrine sèche et contentieuse . Il ne connut guère, pen-
dant les années où les impressions sont les plus vives et
les plus durables, d'autres chrétiens que des disputeurs
et des ambitieux, ser viles envers les pouvoirs, durs pour
leurs adversaires, poursuivant à la fois le triomphe de
leurs idées et celui de leurs intérêts. Personne ne parait
lui avoir révélé la religion sincère et désintéressée, le
simple, doux et intime christianisme, avoir fait jaillir
devant ses lèvres altérées « la source d'eau vive, après
laquelle celui qui a eu le bonheur d'y boire n'aura plus
jamais soif ^ » — Au sortir de cette étude aride, Julien
rencontrait des maîtres d'un tout autre esprit. Ceux-ci
étaient imbus jusqu'aux moelles des choses qu'ils ensei-
gnaient. On sait quel helléniste accompli fut Mardonius.
Avec un art merveilleux, il initia Julien aux grands
classiques, et lui inspira la dévotion qu'il professait lui-
même pour Homère et pour Hésiode. Commentés par
une bouche éloquente, ces écrivains de génie devinrent
pour Julien les vrais auteurs sacrés. Avant même de
croire aux dieux d'Homère, il fut, d'instinct, de la reli-
1. Saint Jean, iv, 13.
RÉSUMÉ ET CONCLUSION. 315
gion homérique ; au lieu que, quand il croyait encore,
par habitude, au christianisme, il ne se sentit jamais fils
de la Bible et de l'Évangile. — Ainsi préparé, et dès lors
beaucoup plus grec que chrétien, il subit, en Asie, d'au-
tres influences. De sa première éducation religieuse il
lui restait l'aversion instinctive pour la pluralité des
dieux : celle-ci s'évanouit devant les explications allégo-
riques de ses nouveaux maîtres néoplatoniciens. En
même temps le plus influent et probablement le plus ha-
bile d'entre eux fit briller à ses regards une lueur fan-
tastique, dans laquelle il crut reconnaître la vraie lu-
mière : il s'imagina voir de ses yeux et toucher de ses
mains le surnaturel, livra son âme aux séductions trom-
peuses de l'occultisme, et, franchissant vite l'hellénisme
tempéré que lui avait appris Mardonius, devint à l'école
de Maxime le païen visionnaire que tout le reste de sa
vie nous a montré.
D'autres sentiments encore aidaient, àl'insu de Julien,
cette évolution. Les hommes qui dirigèrent sonéducation
chrétienne avaient été attachés par Constance à sa per-
sonne. Ils représentaient près de lui les croyances et les
volontés du prince en qui, dès qu'il fut capable de
sentir, il détesta le meurtrier de sa famille, le spoliateur
de ses biens, celui qui l'avait fait orphelin, pauvre et
dépendant, et veillait sur lui moins en protecteur qu'en
geôlier. Cela le conduisit, par une pente presque iuévi-
table, à étendre son aversion sur ces croyances elles-
mêmes, à n'en recevoir l'énoncé qu'avec défiance, à ne
s'y livrer jamais qu'à demi, et avec une arrière-pensée,
à mêler d'une hypocrisie inconsciente même les actes de
culte accomplis sincèrement. S'il n'en fut pas ainsi pour
son frère Gallus, qui suivit sans réserve et même avec
316 RÉSUMÉ ET CONCLUSION.
ferveur la religion de Constance, c'est que Gallus, d'une
nature grossière et toute en dehors, était beaucoup moins
intelligent, moins capable de ressentiments tenaces,
moins sensible aux nuances que Julien. Ajoutons que le
spectacle de l'Église chrétienne, pendant les années où
se poursuivit l'éducation du jeune prince, n'était pas de
nature à corriger ces mauvaises impressions. Ce n'est
pas la phase la plus violente des luttes soulevées par
Tarianisme : mais c'est une époque agitée, pendant
laquelle les vérités les plus saintes sont mises en discus-
sion, et les situations les plus respectées sont ébranlées
parla violence. Ici, les évêques orthodoxes partent pour
l'exil, remplacés par des intrus ; là, le peuple se soulève
en faveur de ses pasteurs légitimes; partout, en Orient
et en Occident, se rassemblent des synodes qui opposent
formule à formule, doctrine à doctrine, épuisant toutes
les subtilités du raisonnement et du langage pour amoin-
drir ou défendre la divinité du Sauveur. La foi simple
et ferme d'un Grégoire ou d'un Basile se fortifiait parmi
ces épreuves ; la foi déjà troublée de leur contemporain
et condisciple .lulien en recevait du scandale, et vacillait
comme une lampe prête à s'éteindre sous un souffle de
tempête.
Cependant, il ne faudrait point ici exagérer, et, pour
chercher des excuses à l'erreur de Julien, donner aux
faits un caractère qu'ils n'ont pas. La tempête était à la
surface ; mais elle n'atteignait pas la société chrétienne
dans ses profondeurs. Ignorantes des orages qui passaient
au-dessus d'elles sans les toucher, d'innombrables familles
pratiquaient dans toute sa perfection la loi évangélique :
on sait ce que v^^ls^it? moralement, ce milieu de bour-
geoisie provinciale d'où sortirent les grands docteurs
RESUME ET CONCLUSIOX. 317
cappadociens : partout, à Rome, en Gaule, en Afrique,
nous apercevons de semblables foyers chrétiens, non
seulement dans la classe moyenne, mais aussi dans l'a-
ristocratie et dans le peuple. — A côté des vertus privées
n'avaient cessé d'exister dans la société chrétienne les
institutions charitables, et tous les jours il en naissait de
nouvelles : nous avons vu Julien, devenu empereur,
essayer de greffer sur le sauvageon du paganisme ces
rameaux issus de l'Évangile, et proposer avec mauvaise
humeur à l'émulation de ses coreligionnaires la charité
de l'Église pour les indigents, les étrangers et les ma-
lades. Si des ambitieux essayaient de conquérir, en
flattant la manie doctrinale de Constance, les grands
sièges épiscopaux, et' ne craignaient même pas d'user
de violence pour s'y asseoir, nombreux demeuraient les
évêques orthodoxes, qui préféraient la pauvreté et l'exil
au sacrifice de leurs croyances, nombreux aussi les
évêques de vie modeste et frugale, auxquels Ammien
Marcellin lui-même a rendu hommage. Et nombreux
aussi étaient, dans un rang moins élevé, les prêtres
exemplaires dont Julien a reconnu implicitement les
vertus, quand il a tracé, à l'adresse du clergé païen qu'il
essayait de constituer, le modèle de la vie sacerdotale.
L'œuvre du Christ était donc encore reconnaissable,
même parmi les troubles religieux du quatrième siècle.
Les aveux échappés à Julien lui-même montrent que,
toutes les fois qu'il l'a voulu, il a su la voir. Il n^était que
juste de faire connaître impartialement ce qui le poussa
hors du christianisme ; mais il était nécessaire aussi,
pour rester dans le vrai, de rappeler les motifs qui
eussent pu le retenir.
Une autre question a été et est encore souvent posée à
818 KESUME ET CONCLUSION.
propos de Julien : a-t-il persécuté les chrétiens? Persé-
cuteur, il ne le fut certainement pas à la manière de Dèce
ou de Dioclétien : il ne rendit point d'ordonnance met-
tant la masse des adorateurs du Christ en demeure
d'abjurer leur foi. Au contraire, il protesta souvent de
sa tolérance, et, à plusieurs reprises, déclara qu'il n'en-
tendait en aucune manière contraindre les chrétiens.
Libanius raconte que des amis trop zélés, et qui com-
prenaient probablement fort peu l'époque où ils vi-
vaient, l'engagèrent à renouveler les anciennes persécu-
tions, mais que toujours il s'y refusa, disant que « ce
n'est point par le fer et le feu que Ton peut obliger les
gens à renoncer à de fausses opinions sur les dieux, et
qu'en vain la main sacrifie, si la conscience proteste *. »
Sans doute, il y eut sous son règne des sentences d'exil,
ou même de mort, prononcées contre des chrétiens,
dans des procès où, au fond, la question religieuse était
enjeu; mais toujours elles eurent pour origine, ou au
moins pour prétexte, quelque sacrilège ancien ou récent,
ou quelque infraction à la discipline militaire. Aucun
document certain ne montre un chrétien condamné pour
cette seule qualité, « pour le nom seul, » comme on disait
aux trois premiers siècles. Julien eut toujours, dit Gré-
goire de Nazianze, et répètent après lui tous les écri-
vains ecclésiastiques, une volonté arrêtée de ne pas faire
de martyrs. Libanius atteste la même disposition. Il
rapporte ce propos de Julien : « Les chrétiens qui ont
cédé obtiennent plus tard d'être absous, et ceux qui ont
été tués sont honorés à l'égal des dieux. » Et il ajoute :
« Persuadé donc de tout cela, et voyant que la persécu-
1. Libanius, Epitaphios Juliani; Reiske, t. I, p. 562.
RESUME ET CONCLUSION. 319
tion avait toujours servi utilement la cause des chrétiens,
Julien résolut de s'en abstenir ^. «
Donc, au sens étroit et littéral du mot, Julien ne doit
pas être compté parmi les persécuteurs. Et cependant,
ici encore, l'instinct populaire ne s'est pas tout à fait
trompé, en croyant que Julien persécuta. Il inaugura
un genre nouveau de persécution, non seulement « la
persécution bénigne et séduisante, » dont parle saint
Jérôme, qui attire par les promesses, par les flatteries,
et tend des pièges semés de fleurs, mais encore la persé-
cution dont un contemporain païen a parlé en ces ter-
mes : « Julien poursuivit avec excès la religion chré-
tienne, et ne s'arrêta qu'au moment de faire couler le
sang 2. » Celle-là commence par exclure les chrétiens
des charges civiles et militaires, mesure à laquelle des
nécessités de service apportèrent seules quelque tempé-
rament. Elle se continue en frappant les chrétiens de
taxes spéciales, au moins dans les contrées appelées à
supporter le poids de la guerre de Perse. Elle se complète
en les chassant de toutes les chaires où se distribuait
l'éducation classique, et en supprimant, à cause d'eux, la
liberté de l'enseignement. Ce n'est pas, comme le remar-
que Eutrope, la persécution sanglante, mais c'est la
persécution froide, insidieuse, qui n'attaque pas de front,
qui emploie les moyens obliques. Elle travaille à semer
les divisions, fait marché avec les consciences, les place
entre l'intérêt et le devoir. Par une série de mesures dont
aucune n'est absolument illégale, mais qui, réunies.
1. Ibid.
2. « Nimius religionis chrislianse insectator, perinde tamen ut cruore
Iabstineret. » Eutrope, Brev., X, 16.
320 RESUAUE ET CONCLUSION.
constituent la plus monstrueuse tyrannie, elle cherche à
mettre peu à peu les chrétiens à l'écart de toutes les fonc-
tions publiques, à leur ravir en détail leurs droits de
citoyens, à les pousser doucement hors la cité^ hors la
loi. Elle affiche même la prétention de leur faire accep-
ter cette déchéance comme un fait acquis, contre lequel
il n'y a pas de recours. Une telle manière de procéder
n'émeut pas l'opinion des indifférents; elle ne donne
aux victimes ni l'occasion de résister par la force (le
nombre des chrétiens l'eût aisément permis au milieu du
quatrième siècle), ni celle de confesser plus éloquem-
ment leur foi en se laissant immoler. Elle est plus dan-
gereuse que toute autre, sous ses dehors modérés.
La guerre ainsi déclarée par Julien à la moitié de ses
sujets, parce qu'ils ne partageaient pas ses croyances
religieuses, s'accorde mal avec le respect qu'il professe
pour la liberté de conscience. On se tromperait, cepen-
dant, en supposant qu'il s'en est tenu aux seules mesures
d'une portée générale qui viennent d'être rappelées.
Plus d'une fois il descendit dans le détail, et commanda
directement des actes, où il est difficile de ne pas voir
des actes de persécution. Les orateurs et les historiens
chrétiens parlent d'églises qu'il fît fermer, ou môme dé-
truire par le feu : leur témoignage est confirmé par Julien
lui-même, faisant allusion, dans le Misopogon, aux villes,
qui, « par son ordre, » ont démoli des sanctuaires des
martyrs. Chose plus grave encore, on l'exonérerait dif-
ficilement de toute responsabilité dans les excès vérita-
blement anarchiques qui souillèrent, en beaucoup de
lieux de l'Orient, la réaction païenne dont il avait donné
le signal. Son langage toujours insultant et haineux,
quand il parlait des chrétiens, renouvelant contre eux
RÉSUMÉ ET CONCLUSION. 321
les anciennes calomnies, et les représentant comme des
athées, chargés ou capables de tous les crimes, était de
nature à soulever contre eux les pires passions. Il y eut
du sang versé, avec ces raffinements de cruauté dont
seules sont capables les foules fanatisées. L'absence de
répression qui suivit ces excès, la disgrâce même où
tombèrent certains magistrats pour avoir tenté de les
punir, sont la marque d'une complicité tacite, ou au
moins d'une indifférence coupable. La parole rapportée
par Grégoire de Nazianze : « Est-ce un si grand mai
qu'un Grec tue dix Galiléens? » pèsera sur la mémoire
de Julien.
Telle fut, selon l'expression de M. Jules Simon, « cette
lutte célèbre » que Julien « commença en philosophe et
finit en persécuteur ^ » Il semble donc que la seconde
de ces qualifications soit à retenir; mais peut-être se
~demandera-t-on dans quelle mesure Julien a droit à la
première. Effaçant lui-même un mot écrit trop vite,
M. Jules Simon répond : «c Julien n'est pas un philoso-
phe; c'est un adepte de l'école de Jamblique, un sophiste
de l'école de Libanius; c'est un érudit, un lettré, qui se
passionne pour la doctrine de ses maîtres, sans chercher
à la renouveler ou à l'approfondir 2. » On comprend, en
effet, que, jeté à vingt-quatre ans au milieu de la vie pu-
blique la plus agitée, Julien n'ait connu ni les loisirs ni la
liberté d'esprit nécessaires pour se faire un système suivi
et personnel. Tout ce qu'il eut d'idées philosophiques,
il le dut à ses maîtres. Mais le dualisme qui se rencontre
dans la formation intellectuelle du jeune prince n'était
1. Jules Simon, Histoire de l'École d'Alexandrie, t. II, p. 320.
2. /6ii.,p. 338.
JULIEN l'apostat. — III. 21
322 RESUME ET CONCLUSION.
pas de nature à donner à ce fond emprunté la solidité
et la cohérence. Mardonius, qui paraît avoir été aussi
versé dans la philosophie classique que dans les lettres,
avait initié son élève aux doctrines de Platon et d'Aris-
tote en même temps qu'à la poésie d'Homère et d'Hésiode.
Soit sous la direction de ce remarquable éducateur, soit
plus tard, Julien lut de Platon la République , les Lois, et
la plupart des dialogues, de Xénophonlesl/emotVe^ et
V Apologie de Socrate, d'Aristote la Politique, la Nature,
la Morale à Nicomaque '^ . Mais les impressions reçues
en Asie Mneure ont en partie effacé cette marque pre-
mière et excellente. Même quand il cite les ouvrages des
plus hauts représentants de la sagesse hellénique, on sent
que Julien n'est plus avec eux par le fond de la pensée :
ils ne paraissent guère dans son œuvre que comme une
broderie sur un tissu ourdi par de tout autres mains. A
l'école de Maxime il est peu resté en Julien du rationa-
lisme d'Aristote : même du mysticisme sublime de
Platon il lui est seulement demeuré une image déformée
par les rêveries des néoplatoniciens de la dernière épo-
que, et adaptée par eux à ce qui était le plus de nature
à séduire leur impérial disciple, l'explication et la justi-
fication des mythes païens. La philosophie dont l'in-
fluence de ces derniers maîtres a imbu l'esprit de Julien
est toute apologétique ou toute polémique. Elle n'a
presque plus rien de la libre recherche de la vérité.
Devenue « la servante de la théologie » païenne,
elle participe de l'indétermination de celle-ci. J'ai ana-
lysé plus haut les deux ouvrages où Julien a laissé comme
la synthèse de ses idées philosophiques, le discours sur
1. Tous ces écrits sont cités dans les ouyrages de Julien.
RÉSUMÉ ET CONCLUSION. 323
le Roi Soleil et le discours en l'honneur de la Mère des
dieux. Bien que le premier semble avoir été écrit pour
une lecture publique, et destiné même à des auditeurs
occidentaux, il n'offre ni plan ni méthode : les idées s'y
suivent sans s'y enchaîner, telles qu'elles ont dû se pré-
senter à l'esprit de Julien dans une improvisation labo-
rieuse. Encore plus visiblement improvisé est le dis-
cours qu'il écrivit en une seule nuit pour expliquer le
mythe de la iMère des dieux. Mais l'improvisation de la
forme ne serait rien, si l'on rencontrait la continuité du
fond. Qu'on lise l'un après l'autre les deux discours, on
s'apercevra que celle-ci n'existe pas. On sentira combien
se tiennent peu les idées de Julien. Elles paraîtront jux-
taposées plutôt qu'unies. Mélange non digéré de pla-
tonisme, de réminiscences chrétiennes, de syncrétisme
païen, de cosmogonie paradoxale, relevé de place en
place par la sincérité de l'accent religieux, le premier
discours, malgré ses défauts, formait un tout complet.
Il semblait donner le dernier mot de l'auteur sur Dieu et
les dieux. Julien y racontait à sa manière la genèse de
l'immatériel et de la matière, du monde invisible et du
monde visible. Le second discours traite à peu près les
mêmes sujets. Mais il le fait en amenant sur la scène
de tout autres personnages divins. Dans l'un, le prin-
cipe générateur du monde visible est le Soleil; dans
l'autre, ce principe est Attis , et le Soleil ne joue plus
que le rôle d'organisateur. La place remplie par la Mère
des dieux du second discours est celle où l'on nous a
montré la Minerve Pronoé du premier. Tout s'enche-
vêtre, se confond, se contredit. On sent que Julien a cessé
d'être en possession d'une métaphysique arrêtée. Ses
concepts se créent ou se modifient à mesure qu'il écrit,
324 RÉSUMÉ ET CONCLUSION.
et naissent en quelque sorte sous sa plume pour la satis-
faction de son rêve ou pour les besoins de sa cause. On
est avec lui dans le royaume des nuages, non sur le roc
ferme des idées. L'obscurité qui règne dans ses pensées
ou dans ses paroles ne vient pas de la profondeur, mais
du vide. Julien est un des écrivains de la philosophie dé-
cadente : il n'a ni la clarté, ni la simplicité, ni la logi-
que, ni le désintéressement du philosophe.
Lui-même s'est rendu justice quand il a dit, non sans
quelque fierté, dans le discours contre Héraclius : a li
ne serait pas étonnant qu'un soldat comme moi ne con-
nût pas toutes les parties de la philosophie. » Un
soldat : voilà, ce me semble, le vrai caractère de Julien.
Je sens ce qui me manque de compétence pour le juger
de ce point de vue, et je voudrais que ses campagnes
fussent étudiées par un écrivain du métier. Mais je puis
au moins donner les impressions que m'a laissées,
après l'avoir suivie, pour ainsi dire, pied à pied, la vie
militaire de Julien. Il me parait impossible de n'être
pas surpris, presque émerveillé, de la facilité avec la-
quelle il s'y plia. Rien ne l'y avait préparé. Son éduca-
tion, pas plus, du reste, que celle des jeunes nobles de
son temps, n'avait été dirigée dans ce sens. Aucun pro-
fesseur d'art ou même d'exercices militaires ne parait
parmi les instituteurs de son adolescence. Ses goûts ne
le portent même pas, à cette époque, vers une exis-
tence active. Bien qu'ayant passé plusieurs années
parmi les montagnes si giboyeuses de la Cappadoce, et
vécu alors dans une province renommée pour ses che-
vaux, il ne semble point s'être occupé d'équitation ou
de chasse : au moins, lui qui raconte tout de son éduca-
tion, ne fait-il aucune allusion à des divertissements de
RESUME ET CONCLUSION. 315
ce genre. Il est sûr au moins que les mouvements les
plus élémentaires que Ton enseigne au jeune soldat
lui étaient inconnus quand il devint César : Julien
fut obligé, en Gaule, de les apprendre l'un après l'au-
tre. Ammien Marcellin le montre s'y livrant avec gau-
cherie, et presque en soupirant. Cependant, sk mois
après son entrée dans le pays qu'il était appelé tout à
la fois à gouverner et à défendre, le même historien
nous le fait voir engagé dans une première guerre, et y
déployant déjà « la décision et la vigueur dun vieux
général, » velut dux diutumus, virièus eminens et con-
siliis. Ce passage si aisé et si rapide de la vie la plus
sédentaire à l'existence des camps, cette révélation sou-
daine de qualités guerrières que rien n'avait fait jusque-
là prévoir ni aux autres ni à Julien lui-même, est sans
doute l'indice d'une des plus rares vocations militaires
qui se soient rencontrées. L'histoire offre peu d'exemples
d'un jeune homme s'arrachant ainsi à ses livres pour
s'improviser chef de troupes, et dans ce rôle si nouveau
pour lui paraissant tout de suite d'une expérience
consommée.
Sans doute, on peut se demander si, dans cette pre-
mière phase de sa carrière militaire, Julien ne dut pas
beaucoup aux conseils des généraux que Constance
avait mis près de lui, et qui gardèrent d'abord le com-
mandement supérieur des troupes. Mais, à en croire Ju-
lien et les écrivains antiques qui se sont plus ou moins
inspirés de lui, les généraux avaient été placés là, par
un suzerain jaloux, moins pour l'aider que pour le sur-
veiller, et il n'eut jamais qu'à se plaindre d'eux. D'ail-
leurs, après un peu plus d'un an, la direction des
affaires militaires lui fut remise par Constance. Ses
326 RÉSUMÉ ET CONCLUSION.
succès lui appartiennent donc vraiment, et les qualités
qu'il montra sont bien les siennes. Elles contrastent,
dès le début, avec la prudence des vieux généraux qu'on
lui avait donnés pour conseils. Dès sa première marche,
il choisit un chemin dangereux, afin d'arriver plus ra-
pidement au but. 11 ne cesse d'accomplir ou de com-
mander à ses soldats des actes d'audace. Payant toujours
le premier de sa personne, il ne craint pas d'ordonner
des coups de main qui paraissent d'abord témérai-
res, mais où le résultat est proportionné à l'effort avec
une justesse de coup d'oeil presque infaillible. Julien
excelle ainsi dans la guerre de détail, de surprises,
de stratagèmes, presque dans la guerre de partisans. De
grands fleuves comme le Rhin ne l'arrêtent pas : ses
soldats le passeront la nuit, en silence, sur des barques
que l'ennemi ne voit ni n'entend, au besoin en se faisant
des nacelles de leurs boucliers. Pour les rendre plus
expéditifs, il ne se préoccupe pas outre mesure de leur
approvisionnement : on emporte ordinairement peu de
jours de vivres : si les convois ne rejoignent pas l'armée,
le soldat romain moissonnera les champs de l'ennemi, et
fera son pain avec le froment semé par les Barbares.
Cette manière de combattre, rapide et simplifiée, est
rendue possible à Julien par le petit nombre de soldats
qu'il eut à mettre en ligne pendant son gouvernement
des Gaules : l'armée la plus nombreuse qu'il ait dirigée
alors était de treize mille hommes. Il convient d'ajouter
que, sauf dans la bataille de Strasbourg, il eut affaire
soit à des corps d'ennemis isolés, soit à des tribus sur-
prises sur leur propre territoire. Dans ces situations, la
légèreté de la marche, la rapidité des mouvements,
l'audace des attaques, l'ascendant personnel du chef,
l
RÉSUMÉ ET CONCLUSION. 327
valaient beaucoup : il ne restait à peu près aucune
place aux plans d'ensemble et aux calculs de la stra-
tégie.
Ce n'est pas à dire, cependant, que tout, dans l'action
militaire de Julien en Gaule et en Germanie, ait été
livré au hasard. On peut, pendant les cinq années
qu'elle dura, distinguer plusieurs phases, où se marque
la volonté réfléchie du César. Les deux premières an-
nées sont occupées à délivrer la Gaule de la présence
des Germains, et à reprendre sur ceux-ci toute la rive
gauche du Rhin. En 358, Julien conçoit un plan plus
vaste : c'est de se rendre maître de l'embouchure et
des deux rives du fleuve, afin de le rouvrir aux flottes
romaines. Il emploie les années suivantes è consolider
cette conquête par des moyens qui lui sont bien per-
sonnels : non seulement en inspectant et en fortifiant
les postes romains des bords du Rhin, mais encore en
franchissant celui-ci à plusieurs reprises, pour ravager
les cantons de la rive droite, frapper de terreur et
d'impuissance les peuplades germaines et leurs chefs.
Il y parvint si complètement, que pendant le reste
de son règne, même quand il eut emmené en Orient
une partie de l'armée des Gaules, la Germanie ne
bougea plus.
Si Julien, malgré tout, nous apparaît en Gaule avec
quelques-uns des caraclères d'un chef de partisans, il
prend tout à fait une physionomie d'aventurier dans
l'expédition extraordinaire qui le conduisit en six mois
de Râle à Constantinople. Peut-être, malgré ses périls,
cette marche était-elle la seule issue possible à l'im-
passe où les événements de Paris avaient acculé Julien.
Celui-ci y fit preuve de ses qualités ordinaires, l'audace,
328 RÉSUMÉ ET CONCLUSION.
le sang-froid, la promptitude, la ruse : sa façon de
mettre la main sur la flottille du Danube, et de se faire
porter silencieusement par elle, est un vrai coup de
partisan. Mais il s'arrêta au moment où l'on eût pu
juger ses qualités de général. La mort opportune de
Constance le délivra de la nécessité de combattre non
plus, comme auparavant, des hordes barbares, mais
une armée romaine, nombreuse, aguerrie et régulière,
qui marchait contre lui, et dont les avant-gardes se
massaient déjà en Thrace. La fortune traita cette fois
Julien en enfant gâté, lui tressa les faciles lauriers
d'un triomphe sans lutte, mais lui rendit le bon ou le
mauvais service de ne pas permettre à l'histoire de
prendre toute sa mesure.
Peut-être serait-il moins équitable encore de le juger
d'après la guerre de Perse. A quelques historiens il a
paru que, à ce moment, Julien avait perdu beaucoup
de ses qualités premières. L'orgueil d'un pouvoir exercé
sans contrôle, la place absorbante qu'il avait laissé
prendre dans ses pensées au fanatisme religieux, l'a-
vaient, à certains égards, diminué. Sa vue n'était plus si
nette : il y avait du trouble dans son intelligence. Il était
devenu à la fois plus obstiné et plus crédule, moins ac-
cessible aux conseils de la prudence, plus docile à
d'étranges suggestions. La superstition le dominait
maintenant tout entier. Elle n'avait joué aucun rôle
dans ses guerres contre les Germains, entreprises en un
temps où il n'avait pas encore la liberté de laisser
voir ses sentiments religieux. Aucun haruspice, aucun
philosophe, ne suivait alors l'armée et n'était appelé à
donner son avis sur les affaires militaires. L'étude des
présages ne jouait aucun rôle dans la conduite des
RESUME ET CONCLUSION. 329
troupes. Tous les jours paraissaient également bons
pour le combat. Au cours de l'aventureuse expédition
contre Constance, pendant laquelle Julien a ouvertement
déclaré sa conversion au paganisme, la superstition
commence à se mêler d'une façon bizarre aux préoc-
cupations du général et de ses amis : cependant elle
ne prend pas encore une part active aux détails du
commandement. Pendant la guerre de Perse, elle est
devenue l'un des rouages essentiels, l'un des moteurs
principaux de l'armée : les devins sont appelés au con-
seil plus souvent que les généraux : on marche les yeux
errant sans cesse à la recherche des présages : on sus-
pend les mouvements des troupes pour étudier le sens
des signes observés et ouvrir les rituels divinatoires.
Sans doute, à certains moments, Julien se dégage de
l'obsession païenne. Réveillé, pour ainsi dire, de son
rêve, il retrouve alors toutes ses qualités. Il excelle tou-
jours dans les détails. Il a, comme autrefois, des coups
d'audace merveilleusement réussis. Personnellement, il
a montré la plus grande bravoure. Il a même appris deux
choses qui, auparavant, lui étaient peu familières : l'art
de faire mouvoir de grandes masses, et celui des sièges.
L'ordre de marche de l'armée, lors de sa première étape
sur le territoire persan, parait réglé avec le soin le plus
minutieux. La part personnelle prise par Julien au siège
de Pirisabora semble révéler en lui les talents de l'in-
génieur militaire, qu'il n'avait pas eu jusque-là l'occa-
sion de montrer. Mais, à côté de ces mérites, ou anciens
ou nouveaux, de graves lacunes commencent à se faire
voir. Il ne parait pas qu'un plan défini ait été tracé à
l'expédition de Perse. La diversion par le nord, qui
n'amena aucun résultat, mais qui, mieux servie par
330 RESUME ET CONCLUSION.
les circonstances, eût pu être d'un grand effet, semble
avoir été imaginée après coup. Quand Julien, l'armée
et la flotte sont arrivés devant Ctésiphon, on ne sait
plus quel parti prendre. On remonte le long du Tigre,
sous l'empire de pensées nouvelles. Arrive l'ordre in-
compréhensible d'incendier la flotte. Dès lors l'armée
romaine marche vers le désastre inévitable. Julien
meurt à temps pour laisser à son successeur la lourde
responsabilité d'une capitulation que, vivant, il n'eût
sans doute pas évitée.
Mettons chacun à son rang. Personne assurément ne
verra dans Julien l'égal des grands capitaines de l'anti-
quité. Ses campagnes de Gaule et de Germanie restent
bien au-dessous de celles de Jules César : sa campagne
de Perse ne rappelle en rien la grande expédition
d'Alexandre, qu'il avait pris pour modèle : ni pour le
plan, ni pour la préparation, ni pour le succès, elle
n'approche même de celles de Trajan et de Septime Sé-
vère. Mais il ne faut pas oublier qu'au quatrième siècle
l'art de la guerre était déjà en décadence. Plusieurs des
défauts de Julien furent probablement ceux de son
temps. Il faut se souvenir encore que cet art ne lui avait
pas été enseigné, et que, placé subitement à la tête des
armées, il lui fallut tout tirer de son propre fond. Il
reste à ce général improvisé assez de qualités, secon-
daires peut-être, mais remarquables encore, pour lui
donner droit à l'admiration.
Les mérites guerriers de Julien ne doivent pas faire
oublier son rôle d^administrateur. Il parut tout de suite
y exceller. Mais on peut croire qu'il était mieux préparé
à cette partie des fonctions impériales. Bien qu'élevé en
simple particulier, Julien avait probablement deviné de
RÉSUMÉ ET CONCLUSION. 331
boûne heure le vol changeant de la fortune : sa lettre à
Themistius montre qu'il s'était fait d'avance un idéal de
gouvernement selon la justice et la raison. Pendant cet
âge d'or de son règne qui correspond aux cinq années
passées en Gaule, il y parut invariablement lidèle. « Il
se montra très juste envers les provinciaux et, dans la
mesure du possible, adversaire des exigences fiscales, »
dit Eutrope. Des chrétiens, comme saint Grégoire de
Nazianze et saint Ambroise, lui donnent le même éloge.
Ammien Marcellin montre Julien rendant scrupuleuse-
ment la justice, et exigeant qu'elle fût rendue ainsi. Il
allégea pour les Gallo-Romains le poids des impôts,
malgré la mauvaise volonté des agents supérieurs du
fisc, et au risque d'encourir la disgrâce de Constance.
Devenu maître absolu de l'Empire, il s'inspira des mêmes
pensées de bienveillance; cependant, en matière écono-
mique et fiscale, l'Auguste ne valut pas le César.
Julien avait sur l'économie politique les idées vagues
ou inexactes de son temps; mais il manquait de la pru-
dence qui met en garde contre les fantaisies personnelles,
et, désormais investi du pouvoir de tout faire, il se crut
le droit de tout oser. Eutrope dit qu'il « ménageait peu
le trésor. » Libanius prétend qu'il rêvait de transformer,
au retour de l'expédition de Perse, tout le système des
impôts, afin de les réduire presque à néant. Dans l'in-
tention assurément fort louable de rendre service à ses
sujets, il se livre à de bizarres expériences, et s'irrite
contre eux de ses insuccès. Là est une des causes de la
haine, si étrange pour un souverain, qu'il professe pu-
bliquement à l'égard des habitants d'Antioche. Mais il
les hait pour une autre cause encore que l'échec de l'édit
de maximum; ici paraît le motif secret et toujours le
332 RESUME ET CONCLUSION.
même, qui fit dévier Julien de son impartialité première,
et inclina vers la tyrannie l'équitable administrateur
d'autrefois, dès qu'il se fut déclaré païen.
On le voit favoriser certaines villes, se montrer dur ou
négligent envers d'autres, selon qu'elles professaient ou
non le même culte que lui. La dévotion municipale envers
les dieux devint un titre aux bienfaits administratifs.
Elle devint aussi un titre à l'impunité : nous avons déjà
dit comment Julien, si exact à relever contre les chrétiens
d'anciens délits, des excès de zèle iconoclaste commis
sous les règnes précédents, oublie au contraire de punir
ou même empêche de réprimer les actes d'inhumanité
dont les chrétiens étaient victimes sous son règne de la
part des habitants de quelques cités. La même partialité
se montre dans le choix des fonctionnaires. Julien s'en
est même fait une loi, puisqu'il a interdit aux chrétiens
les emplois publics. Les nominations faites par lui furent
souvent étranges. Il consultait les antécédents littéraires
ou philosophiques des candidats plus que leurs capacités
administratives. Dans les faveurs ainsi accordées à ses
amis, il fut, dit Eutrope, « moins scrupuleux qu'il ne
convient à un prince. » Plusieurs d'entre ces favoris,
ajoute le même contemporain, « le déshonorèrent par
leurs actions ^ » Rappelons le gouverneur de la Syrie,
choisi, de l'aveu de Julien lui-même, malgré son peu de
mérite, et seulement pour être désagréable aux habitants
d'Antioche. On excuserait difficilement de tels faits, et
l'on ne peut s'empêcher de citer, à ce propos, la conduite
1. « In amicos liberalis, sed minus diligens quam principem decuit. *
Fuerunl enim nonnulli, qui vulnera gloriœ ejus inferrent. » Eutrope,
Brev., X, 16.
RESUME ET CONCLUSION. 333
toute différente de Constantin et de ses fils, qui, non
moins exclusifs peut-être que Julien dans leurs opinions
religieuses, ne consultèrent presque jamais celles-ci pour
l'attribution des fonctions publiques, élevant indifférem-
ment aux plus hautes charges païens et chrétiens, selon
que les y appelaient le mérite ou la naissance.
Je crois avoir montré de quelles qualités et de quels
défauts, de quelles vertus et de quels vices, de quelles
ombres et de quelles lumières se composent la vie et la
carrière de Julien. Son intelligence fut plus vive peut-
être qu'étendue, plus capable de s'assimiler les pensées
d'autrui que d'apercevoir les conséquences lointaines de
ses conceptions et de ses actes : ainsi s'expliquerait
comment, placé, en Gaule, devant une tâche définie et
subordonnée, il y parut tout de suite supérieur, tandis
que les desseins formés par sa seule initiative furent
souvent mal conçus, mal préparés, mêlés d'illusions, et
voués d'avance à l'insuccès. Son éducation, son mode de
penser, semblent d'accord avec l'idée que nous nous fai-
sons ici de son intelligence : Julien se montra d'une ex-
trême docilité envers les maîtres qui surent s'emparer de
son esprit : il adopta successivement leurs idées, même
quand elles furent contradictoires : après avoir reçu de
Mardonius un fond tout hellénique, il accepta de Maxime
et de la petite société néoplatonicienne les plus extrêmes
tendances du mysticisme oriental : ces diverses couches
d'éducation se superposèrent sans se mêler, mais sans
qu'il parût sensible à leurs différences, et se retrouvent,
mal fondues, dans ses écrits. Julien fut toute sa vie un
disciple plutôt qu'un penseur original : son âme garda
les plis que des mains diverses lui avaient imprimés. Il
paraît de même au point de vue littéraire : on sait com-
334 RESUME ET CONCLUSION.
ment, sans avoir eu, dans sa jeunesse, la permission de
suivre les cours de Libanius, il s'était assimilé la manière
du célèbre rhéteur, et l'avait si complètement imité , qu'on
le considérait comme ayant été à son école. Ainsi s'ex-
pliquent même en partie les défauts littéraires de Julien :
avec une vivacité d'esprit bien supérieure, il compose
aussi mal que Libanius, il en a les insupportables lon-
gueurs, relevées seulement, çà et là, par des traits, des
saillies, un brillant et un mordant, qui ne se rencontrent
point dans les écrits monotones de l'orateur d'Antioche.
Cependant, l'incohérence des compositions de Julien ne
tient probablement pas à la seule influence de Libanius :
lui-même ne semble point avoir été assez pondéré, assez
calme, assez capable de dominer ses impressions et de
faire un tri entre ses idées, pour produire des œuvres
claires, bien enchaînées, de bonnes proportions, où cir-
culent vraiment l'air et la lumière. Ses défauts d'écrivain
proviennent en partie sans doute des exemples qu'il a
suivis, mais en plus grande partie, probablement, de la
nature de son esprit.
On peut se demander ce que valut Julien par le cœur.
Les tristes conditions de son enfance ne le disposèrent
pas aux affections de famille. Il fut privé tout de suite
des soins d'un père et d'une mère. Son frère ne lui res-
semblait ni par le caractère ni par les goûts. Le seul
parent avec qui il ait été en rapports, Constance, ne lui
inspira que de la crainte et de la haine. Il fit un mariage
sans amour. Il n'eut pas d'enfants. Les plus pures sources
des tendresses humaines lui furent fermées. Il faut le
plaindre, plus encore que s'étonner si l'on rencontre
sous sa plume peu de sensibilité vraie. Quand il en
veut prendre le langage, il s'empêtre dans la plus banale
RESUME ET CONCLUSION. 335
rhétorique : témoin la lettre écrite pour consoler Ame-
rius de la mort de sa femme, et le long morceau com-
posé pour consoler son ami Salluste et se consoler lui-
même de leur mutuelle séparation. Ses seules affections
sont de nature toute intellectuelle. 11 aime Mardonius,
comme son premier éducateur : il prodigue jusqu'à
l'excès à son second éducateur, Maxime, les marques de
reconnaissance et de respect. Cependant, dans le petit
cercle où, même devenu empereur, il se confina, il
semble avoir eu quelques vrais amis. Beaucoup de ceux
qui l'ont pleuré se désolèrent surtout d'avoir perdu en
lui le prince généreux qui répandait les bienfaits sans
compter sur les philosophes et les serviteurs des dieux.
Libanius s'afflige du petit nombre d'hommes qui le re-
grettèrent sincèrement. Mais lui, Libanius, versa sur
Julien de vraies larmes. A ses yeux, au moins, Julien
semble donc avoir montré quelques-unes des qualités
qui attirent Faffection.
Une dernière question se pose : Julien demeura-t-il jus-
qu'au bout sain d'esprit? J'aurais peut-être hésité à la
formuler en ces termes, si je n'avais rencontré, dans
une récente biographie du héros, où l'admiration pour
ses qualités tourne presque au panégyrique, cette affir-
mation brutale, qui semble arrachée par l'évidence à la
sincérité de l'historien : « Julien était un dé'séquilibré*. »
Je ne souscrirai pas sans réserve à ce jugement. Dans
ce que nous connaissons de l'enfance et de la jeunesse
de Julien, on ne voit rien qui le confirme. Ses écrits
ne témoignent pas d'une pensée très ferme et très
1. « Giuliano era un uomo squilibrato. » Negri, VImperato e Guiliano
l'Apostata,p. 399.
336 RÉSUMÉ ET CONCLUSION.
calme; mais ils ne portent aucune trace d'un défaut
d'équilibre intellectuel. Ce n'est certes pas étant César
qu'il en avait donné des marques. Cependant plus d'un
indice ferait croire que, pour les dernières années du
règne de Julien, le mot de M. Negri ne serait pas sans
quelque vérité. La dévotion de Julien a pris alors un
caractère d'exaltation fébrile. Son commerce avec les
dieux est continuel. Il les voit, converse avec eux. Ses
jours et ses nuits sont peuplés de fantômes. Les statues
lui font des signes. Tout est pour lui mystère et présages.
Ses angoisses pendant l'année de sa rupture avec Cons-
tance avaient dû tendre ses nerfs à l'excès. Ses jeûnes,
ses abstinences, ses veilles prolongées, le prédisposent
à toutes les illusions. Les visionnaires et les occultistes,
dont il fait maintenant sa société habituelle, acquièrent
chaque jour sur lui une plus funeste influence. Que
sa raison ait un peu sombré dans une vie aussi étrange,
il n'y aurait pas lieu de s'en étonner. La campagne de
Perse semble bien, en effet, montrer en lui, de temps
en temps, quelque dérangement d'esprit. Sa docilité aux
conseils des transfuges dépasse toiite mesure. L'ordre
d'incendier la flotte paraît d'une imprévoyance presque
maladive. Sa colère contre le dieu Mars, parce qu'un sa-
crifice n'a pas réussi, est vraiment d'un halluciné. Sans
doute Julien, au dernier moment, s'est ressaisi, et sa-
mort, si elle fut telle qu'on la raconte, le montre non
seulement en possession d'une raison éloquente et
calme, mais encore dépouillé de ses superstitions coutu-
mières. Mais il en est souvent ainsi, et les esprits mo-
mentanément troublés ont retrouvé plus d'une fois leur
ancienne lucidité aux approches de la derniè re heure.
Il est donc possible que Julien ait été, pendant la se-
RESUME ET CONCLUSION. 337
conde période de sa vie, « un déséquilibré. » Cette
période coïncide avec le moment où son apostasie parut
complète et publique, où il s'enfonça tout entier dans
le paganisme, et fut sous l'empire absorbant d'une
idée fixe. L'idée, alors, le domina au point de lui
faire perdre le sens du réel. Il mit des facultés autrefois
belles et saines au service d'une chimère. Il les usa, en
les faisant travailler dans le vide. Et le titre d'Apostat
est demeuré attaché à son nom moins encore, peut-être,
pour le flétrir que pour marquer le point où la
déchéance intellectuelle commença chez un prince qui,
dans la première partie de sa carrière, avait donné au
monde de si nobles espérances.
JULIEN l'apostat. —- UL . 22
APPENDICE A
LES SOURCES DE L'HISTOIRE DE JULIEN
De nombreux documents existent sur Julien. On peut dire,
d'une manière générale, que peu de biographies anciennes
en possèdent davantage. Les sources de celle de Julien se
divisent, d'après leurs origines et leurs tendances, en païen-
nes et chrétiennes. Plusieurs sont contemporaines. 11 en est
aussi d'une époque plus basse. Nous devons examiner suc-
cessivement ces diverses catégories de documents.
PREMIÈRE PARTIE. — SOURCES PAÏENNES
I. — Julien.
Comme j*ai eu souvent l'occasion de le faire remarquer,
les écrits de Julien sont pleins de renseignements sur son
caractère et sur sa vie. Il est peu d'entre eux où il ne se
peigne soit volontairement, soit à son insu. Une lecture at-
tentive et, comme on dit, entre les lignes met souvent en
présence d'une figure vivante et laisse deviner une âme.
Il en est ainsi môme des morceaux de pure rhétorique,
comme les deux Éloges de Constance, ou d'une satire histo-
rique, comme le pamphlet sur les Césars, ou des essais de
théologie païenne, comme les Discours sur le Roi Soleil et
sur la Mère des dieux, ou de la polémique contre Héraclius
340 SOURCES PAÏENNES.
et contre les mauvais cyniques, à plus forte raison des frag-
ments de la polémique contre les chrétiens. Mais, de plus,
quelques écrits, et non des moins importants, ont propre-
ment le caractère autobiographique.
Ce sont, dans Tordre des dates : l'Éloge de l'impératrice
Eusébie (356), dans lequel Julien rappelle les bienfaits dont
celle-ci l'a comblé; la Consolation à Saîluste (358), où un épi-
sode pénible du séjour de Julien en Gaule est malheureuse-
ment noyé dans les flots d'une insipide rhétorique; VÉpître
aux Athéniens (361), seul reste d'une série de lettres aux
villes, dans lesquelles Julien racontait, en manière d'apo-
logie, son éducation, sa jeunesse, les événements qui précé-
dèrent et amenèrent l'usurpation par lui du titre d'Auguste;
VÉpitre à Thémistius (361), où Julien trace l'idéal du souve-
rain qu'il se propose d'être; le Misopogon (363), qui rap-
pelle d'abord des épisodes de sa vie à Paris, puis raconte les
divers incidents de son séjour à Antioche; le Fragment d'une
lettre pastorale (363), qui contient une partie de son plan de
réorganisation et de réforme du paganisme *.
A ces écrits déjà révélateurs vient se joindre ce qui, ordi-
nairement, fait le mieux connaître un homme, à savoir sa
correspondance. Mais ici l'on éprouve un vif désappointe-
ment. La correspondance de Julien ne peut se comparer,
pour l'étendue, à celle d'autres écrivains célèbres du qua-
trième siècle, comme Libanius, dont on possède près de
seize cents lettres; Symmaque, qui en a laissé près de neuf
cent cinquante ; ou même saint Basile, dont on en connaît
plus de trois cents. En y comprenant la lettre sur l'évêque
renégat Pégase, découverte en 1875, et en rangeant sous la
rubrique « lettres » beaucoup de pièces qui n'en sont pas,
comme plusieurs édits ou rescrits, l'édition donnée en 1876^
1. Ce dernier écrit a été l'objet d'un long commentaire d'Asmus, Eine\
Encyklika Julians des Abiriinnigen und ihre Verlàufer, formant deux]
articles du Zeitschrift filr Kirchengescfiichie, 1895.
JULIEN. 341
par Hertlein compte 80 numéros. Si l'on y joint les six nou-
velles lettres découvertes en 1885 par M. Papadopoulos Kera-
meus, dans un manuscrit de la Correspondance de Julien
conservé à Ghalcé^, on possède en tout quatre-vingt-six let-
tres ou pièces analogues attribuées à cet empereur. Encore
de ces quatre-vingt-six pièces en est-il environ vingt-cinq qui
ont été contestées^, et l'on peut admettre que pour dix-huit
ou dix-neuf d'entre elles le reproche a lieu d'être fondé :
non probablement que des faussaires se soient donné souvent
la tâche ingrate de composer des lettres sous le nom de l'em-
pereur Julien, mais vraisemblablement parce que des épîtres
ayant un autre auteur ont été attribuées à Julien par d'an-
ciens éditeurs de sa Correspondance. Ce qui reste d'authen-
tique est donc peu nombreux : et encore cette authenticité
est-elle, pour certaines pièces, une authenticité de second
ordre, car si tel ou tel édit ou rescrit inséré dans la corres-
pondance est manifestement l'œuvre personnelle de Julien,
d'autres paraissent avoir été rédigés par des secrétaires 3,
et avoir été revêtus de son approbation sans porter la marque
de son style.
Il reste donc un très faible débris de l'œuvre épistolaire de
Julien. Celle-ci fut certainement considérable. Quand on
regarde l'activité incessante et presque fébrile de Julien, on
se rend compte qu'il écrivit ou dicta beaucoup de lettres. Un
des témoins de sa vie nous dit qu'il y fatiguait ses secrétaires.
1. Publiées dans 'O sv Kovo-iavxtvouTroXei 'EXXïjviyoç çtXo),oYixo; ffuXXoyoç,
t. XVI, 1885, supplément, p. 22 et suiv. ; dans le Rheinisches Muséum,
t. XLII, 1887, p. 15 et suiv.; dans la Revista di Filologitty 1889, p. 291
et suiv.
2. VoirSchwarz, De vita et scriptis Juliani imperatoris, Bonn, 1888;
Cumont, Sur l'authenticité de quelques lettres de Julien, Gand, 1889;
Schwarz, dans le Philologus, t. LI, 1892 ; Bidez et Cumont, Recherches
sur la tradition manuscrite des lettres de Vempereur Julien, dans
Mémoires couronnés et autres Mémoires publiés par l'Académii
royale de Belgique, t. LVII, 1898.
3. On a le nom d'un de ces secrétaires, Nymphidianus.
342 SOURCES païennes.
Libanius le montre « envoyant, dans une même journée, des
lettres aux villes, aux commandants d'armée, aux amis qui
partaient, aux amis qui arrivaient, lassant par la rapidité de
sa langue la main des scribes, qui étaient obligés souvent de
demander du repos, alors que lui passait sans fatigue d'une
occupation à une autre *. » Ces divers types de lettres sont
maigrement représentés dans le recueil que nous possédons.
Il en est même qui manquent tout à fait : on n'y voit pas de
lettres aux généraux ^. On peut admettre que le recueil
existant aujourd'hui renferme, au point de vue du nombre,
à peu près l'équivalent des épîtres sorties du cabinet de Julien
en cinq ou six jours. C'est dire que l'immense majorité de
ses lettres est perdue. Quelle qu'en soit la cause, cette perte
est infiniment regrettable. Au dire des anciens, les lettres
de Julien sont ce qu'il a écrit de mieux et ce qui donnait le
plus de lumière sur son règne. Ammien Marcellin estime
qu'elles sont, par la gravité et l'agrément, les égales des
Discours du prince 3; mais Libanius, qui paraît montrer
en ceci un sentiment littéraire plus délicat, déclare que les
lettres de Julien l'emportent sur ses autres écrits, et qu'il s'y
est surpassé lui-même*. Un siècle plus tard, Zosime y
1. Libanius, Epitaphios Juliani; Reiske, t. I, p. 580.
2. On n'y voit pas non plus les lettres, du reste « peu nombreuses » et
« renfermant seulement des salutations, » qu'il écrivit au César Gallus
{^ibid., p. 530). — Dans le paragraphe relatif à Ammien Marcellin, nous
indiquerons d'autres lettres de Julien, beaucoup plus importantes, que le
recueil de sa correspondance ne contient pas. 11 sera encore question de
plusieurs lettres, également perdues, dans le paragraphe relatif à Eunape.
— Parmi les lettres perdues, il y a aussi un court billet (èTîwToXîtj) ppa^eï)
à Denys, cité par Julien (Hertlein, p. 577) dans la longue diatribe (JS'p. 59)
adresséeàce sénateur. Je diraiàce propos que lÈ'pt^re 59, d'une irritation
qui touche au comique, est tellement incompréhensible, que je n'ai pu dé-
mêler les événements auxquels elle fait allusion, et lui trouver une place
dans le récit da règne de Julien.
3. « ... Sed tamen rhetoricam amavit, utostenditorationum epislolarum-
que cjus cum gravitate comitas interrupta. » Ammien Marcellin, XVI, 5.
4. ...'O Se TToXejxûv Te ôpioù xat TiXâTTtov Xoyouç uàcaç (/.opçà; xaTaXéXoi-
JULIEN. 343
voit une source de renseignements plus abondante que toute
les autres ^ On ne saurait donc trop déplorer les hasards
qui ont tari pour nous presque toute cette source, et en ont
laissé à peine un mince filet d^eau.
Les lettres de Julien avaient cependant été recueillies aussi
soigneusement que ses autres ouvrages. On vient de les voir
connues et jugées par des écrivains du quatrième et du cin-
quième siècle. Pour en parler comme il le fait, Ammien eut
certainement sous les yeux une collection de ces lettres.
Dans ses Fragments historiques et dans les Vies des philoso-
phes et des sophistes, un autre écrivain de la seconde moitié
du quatrième siècle, Eunape, fait allusion à diverses lettres,
cite même quelques mots de plusieurs d'entre elles. Il
semble avoir puisé dans un recueil général, contenant des
pièces de diverses époques, car si quelques-unes des épîtres
qu'il cite sont adressées à des sophistes, d'autres sont rela-
tives aux guerres de Julien. L'auteur du recueil peut avoir
été Libanius. Le célèbre sophiste d'Antioche avait été en
relations épistolaires avec Julien depuis le jour de son éléva-
tion au rang de César. Ces relations se poursuivirent jusqu'à
la fin de la vie du prince, car il correspondait encore avec
celui-ci pendant la guerre de Perse. Libanius possédait donc
un très grand nombre de lettres du restaurateur de l'hellé-
nisme. Ses rapports avec les amis et les coreligionnaires de
celui-ci, son ascendant sur les autres sophistes qui avaient
été en correspondance avec l'empereur, lui rendaient facile
de rassembler de toutes parts beaucoup d'épîtres. Dès le
lendemain de la mort de JuUen, on le voit préoccupé de
7:ev, à7rà<rai; \tÀv àîravia; vixûv, xà 8è auToù t?) tûv £7ci<TTo).à)v. Libanius,
Epitaphios Juliani; Reiske, t. I, p. 624.
1. Ta 'louXiavoO Trpaxôévra... Trâpscni rû pou)vO|XÉV(}> ffU»>aêtTv àuavTa toïç
Xoyoi; èvTVYX*^'*"^'^^ "^^^^ aùtoO y.ai xat; è7ri(jxo)>aî;, àç' tùv eveaxi (Ji.à).t<rxa xà
y.axà Tiàffav auxt^ 7ie7tpaY|Ji.éva xfjV oîxox; jxsvrjV TiepiXaêcîv. Zosime, III, 2.
344 SOURCES PAÏENNES.
faire connaître des lettres^ qui étaient, dit-il, sa seule conso-
lation 2. Voir en lui le compilateur du recueil que connurent
Ammien et Eiyiape n*est sans doute qu'une hypothèse, mais
cette hypothèse ne paraîtra pas téméraire.
Cependant il semble qu'au v^ siècle une autre collection
de lettres et d'actes de Julien, indépendante de la première,
ait aussi eu cours. MM. Bidez et Gumont, qui ont jeté sur
toutes les questions relatives à la correspondance de Julien *
de si vives lumières, ont remarqué que Socrate et surtout* 1
Sozomène font mention, dans leurs histoires, de nombreuses
ordonnances de Julien, et les citent avec une grande préci-
sion. Mais ils ont remarqué, en même temps, que ces histo-
riens ecclésiastiques ne font pas une seule allusion au4r]
lettres adressées à des sophistes, et que, d'autre part, ni Liba-
nius, ni Ammien, niEunape ne mentionnent aucun des textes
officiels cités par Sozomène. La conclusion qu'ils ont cru
pouvoir tirer de cette double constatation, c'est que, primi-
tivement, il a existé au moins deux collections distinctes des
épîtres de Julien, l'une contenant des lettres purement pri-
vées, l'autre composée de rescrits envoyés à des fonction-
naires ou à des prêtres, d'édits promulgués en certaines villes.
La première collection a, de toute évidence, une origine
païenne, puisqu'elle paraît avoir été formée par Libanius ou
quelque autre ami de Julien ; comme les pièces composant
la seconde ont, pour la plupart, trait aux « Galiléens, » elle
semble avoir été rassemblée par un chrétien, peut-être d'A-
lexandrie ^, désireux de conserver les documents relatifs à la
persécution*.
1. Libanius, Ep. 1350.
2. Epitaphios Juliani; Reiske, t. I, p. 624.
3. Le nombre est relativement considérable des documents relatifs aux
affaires d'Alexandrie (éd. Herllein, Ep. 6, 9, 10, 23, 26, 36, 45, 50, 51, 56,
58).
4. Bidez et Cumont, Recherches sur la tradition manuscrite des let'
très de l'empereur Julien, p. 14-22,
JULIEN. 345
Les deux érudits belges, poursuivant le cours de leurs
hypothèses, supposent, non sans vraisemblance, que les deux
collections parallèles dont il vient d'être question, et proba-
blement encore d'autres recueils partiels, se fondirent, dans
le cours du v* siècle, en une vaste compilation. De celle-ci
aurait parlé et se serait servi Zosime. A la fin du v« siècle,
l'édition des Discours et des épîtres de Julien dont use cet
historien semble très répandue, et d'un accès facile : qui-
conque les désire peut se les procurer ^ dit Zosime, en insis-
tant surtout sur la valeur documentaire des lettres 2. Il est
certain qu'une collection de lettres plus considérable que
celle qui est venue jusqu'à nous exista au vi« siècle : deux
écrivains de ce temps, Lydus et Facundus, y copient des
épîtres que les manuscrits aujourd'hui conservés ne contien-
nent pas. A la fin du x' siècle encore, Suidas connaît des
lettres que nous ne possédons plus, et qui peuvent venir de
la même tradition.
Cependant le recueil qui, d'après une hypothèse vraisem-
blable sans être absolument certaine ', aurait été depuis la
fin du v« siècle l'instrument de cette tradition ne serait point,
dans tous les cas, le seul qui aurait eu cours au moyen âge.
L'étude des manuscrits aujourd'hui existants oblige à con-
clure que a la plupart des épîtres de Julien nous ont été
transmises par une autre voie ^. » Elles paraissent avoir été
répandues et conservées surtout, à travers le monde byzantin,
dans des livrets qui les continrent avec celles d'autres épisto-
lographes grecs, comme modèles de style pour les gens de
eour qui avaient à rédiger une requête ou à tourner un com-
1. ndpe'jTi Ttô pouXofiivto <Tu),Xa6£tv. Zosime, III, 2.
2. Voir plus haut, p. 342.
3. « Nos recherches ne nous autorisent même pas à affirmer avec certi-
tude que toutes les épîtres qui nous sont parvenues aient été rassemblées
dans une édition complète. » Bidez et Cumont, Recherches sur la tradi.
tion manuscrite des lettres de l'empereur Julien , p. 101.
4. Ibid., p. 27.
346 SOURCES PAÏENNES.
plimenl. C'est dire qu'on fit un choix parmi les lettres,
prenant celles qui offraient des formules de politesse raffinée
et fleurie de préférence à celles qui traitaient d'affaires. A
cette anthologie se rattachent beaucoup des manuscrits qui
nous ont transmis des lettres de Julien. Une autre classe de
manuscrits, dont le plus important est le Vossianus de la
bibliothèque de Leyde, copie du xiii" siècle, contenant les
Discours et les épîtres, a emprunté ces dernières à des collec-
tions plus complètes, mais cependant ne permet point de
remonter à un archétype primitif. Fût-il donné de retrouver
la trace de la collection que connut probablement Zosime,
et qui paraît avoir été consultée encore au vu* siècle, peut-
être même plus tard, il est probable qu'on y trouverait, avec
un nombre de lettres beaucoup plus considérable que celui
que nous possédons, une confusion déjà très grande, et le
mélange dès lors formé de pièces authentiques et de mor-
ceaux apocryphes.
Les divers éditeurs des lettres de Julien, depuis l'édition
de Musurus, imprimée à Venise par Aide en 1499, jusqu'à
celle de Herllein en 1876, n'ont pas cherché à donner des
lettres qu'ils mettaient au jour un classement plus rationnel
que n'avaient fait les copistes du moyen âge et de la renais-
sance. Ils se sont contentés d'ajouter celles que l'on décou-
vrait : l'édition de Musurus avait quarante-huit lettres, celle
d'Herllein en contient quatre-vingts, auxquelles il faut ajouter
les six de Chalcé : trente-huit lettres seulement découvertes
en quatre siècles * ! Mais, quelle que soit la date des éditions,
c'est toujours le même désordre : les pièces formant une
série, comme celles qui ont trait aux affaires d'Egypte, sont
réparties ça et là : nul effort n'est tenté pour mettre chaque
lettre à sa date : quelquefois deux morceaux d'une même
1. Tillemont, qui avait sous les yeux l'édition de 1630, ne connaît en-
core, en 1697, que soixante-quatre lettres. Histoire des Empereurs, t. IV,
p. 564.
JULIEN. 347
épître sont imprimés comme deux lettres différentes, ainsi
qu'on l'a récemment démontré pour le n*» 14 d'Hertlein, qui
est la conclusion du no 74, et pour le n*» 63, qui fait partie de
l'encyclique incomplète publiée à part sous le nom de Frag-
ment de lettre. Une édition nouvelle de ce qui nous reste de
l'œuvre épistolaire de Julien est devenue nécessaire : les
travaux de Schwarz, de Cumont, de Bidez, ont prouvé cette
nécessité ; et la collaboration de ces deux derniers érudits nous
promet, dans un avenir plus ou moins prochain, cette édition
faite enfin par eux avec toute la compétence qu'elle 'demande.
L'exemple des lettres prouve que, si considérables que
soient les renseignements fournis sur Julien par ses propres
œuvres, cependant celles-ci ne nous sont parvenues qu'avec
d'immenses lacunes. On peut trouver, dans les auteurs qui
y font allusion ou qui les citent, l'indication de ceux de ses
écrits qui ont péri, soit partiellement, soit en totalité. Dans
le chapitre sur la polémique de Julien j'ai amplement parlé
de son ouvrage contre les chrétiens : de cet ouvrage, qui
était en trois livres, un seul, le premier, a pu être approxi-
mativement reconstitué, grâce aux citations textuelles qu'en
fait saint Cyrille d'Alexandrie dans la réfutation qu'il lui con-
sacre. On connaît le second livre seulement par huit frag-
ments de quelques lignes fournis par saint Cyrille, par saint
Jérôme, par Théodore de Mopsueste, et un fragment plus
étendu tiré d'Arétas; du troisième livre on a deux fragments
d'un petit nombre de lignes, provenant de saint Cyrille et de
Suidas ^ Pour d'autres écrits, nous sommes moins heureux
encore, car on n'en connaît guère que le titre, ou quelques
mots à peine avec le titre.
Telles sont Tépître aux Lacédémoniens et l'épître aux
Corinthiens, écrites en octobre ou novembre 361, en même
1. Voir Neumann, Juliani imperatoris librorum contra Christianos
gusB supersunt, p. 133-238; Bidez et Cumont, Recherches sur la tradi-
tion manuscrite des lettres de l'empereur Julien, p. 135-138.
348 SOURCES PAÏENNES.
temps queTépître aux Athéniens, seule conservée. De ces deux
pièces fait mention Zosime (IIÏ, 10) : à Tune ou à l'autre
appartient vraisemblablement une phrase citée par lui un
peu plus haut (III, 3); de l'épître aux Corinthiens est une
autre phrase reproduite par Libanius {Pro Aristophane ;
Reiske, 1. 1, p. 434). Tel est le traité des Saturnales ou Kpovia,
dont Julien lui-même fait mention [Oratio IV ; Hertlein,
p. 204), et dont Suidas a conservé un fragment (v^ 'ETreSoTitxoç) .
Tels sont enfin ses Mémoires sur les guerres de Germanie.
L'existence d'un ou plusieurs écrits de Julien, aujourd'hui
perdus, sur ce sujet n*est pas douteuse : mais il se peut que
les critiques aient exagéré l'importance ou l'étendue de cette
partie de son œuvre. Hecker, le premier, en a reconnu
l'existence, et y a montré, avec un excès évident, la source
de tout ce que les contemporains ont écrit sur la vie mili-
taire de Julien ^ Schwarz parle de «Commentaires » de
Julien sur les guerres de Germanie 2, ce qui évoque l'idée
d'un ouvrage considérable, à l'instar des Commentaires de
Jules César. Koch a étudié cette question avec une précision
plus grande et dans un esprit plus modéré que ses devan-
ciers, mais en accordant cependant un peu trop, selon moi,
à l'hypothèse ^. Voilà ce qui me paraît devoir être retenu.
Julien publia un récit, probablement de courte étendue,
1. Hecker, Zur Geschichte des Kaisers Julianus. Eine Quellenstudie.
Wissenschaftlige Beilage zum Programm des Kônigl. Gymnasiums zu
Kreusnach, 1886. L'exagération de la thèse de Hecker a été montrée par
Mendelssohn, dans la préface de son édition de Zosime (Leipzig, 1887),
p. XLV.
2. Schwarz, De vita et scriptis Juliani imperatoris, p. 11.
3. Je dois à l'obligeance de M. le docteur Koch la communication de
sa thèse, aujourd'hui introurable, De Juliano imperatore scriptorum,
qui res inGalliaab eo gestas enarrarunt, auctore disputatio, Arnheim,
1890. L'auteur l'a complétée et sur certains points corrigée dans l'intro-
duction de son livre Kaiser Julian der Abtrûnnige, seine Jugend und
Kriegsthaten bis zum Tode des Kaisers Constantius (tirage à part du
Jahrbuch fur classiche Philologie, Leipzig, 1899).
JULIEN. 349
sur la bataille livrée par lui aux Alemans près de Strasbourg.
Cela résulte d'un des Fragments historiques (9) d'Eunape :
il Voulant raconter sa grande expédition, illustre entre
toutes, je n'imiterai pas ceux qui allument mi flambeau en
plein jour, afin de rechercher les choses cachées. Car Julien
lui-même, le premier de tous les écrivains, épris d'admira-
tion pour ses propres exploits, a écrit sur ce combat un petit
livre tout entier ^ Je ne lutterai pas avec lui, et je ne com-
poserai pas une autre histoire du même sujet, mais je ren-
verrai à ce livre ^ ceux qui veulent contempler à la fois la
grandeur des actes et celle des paroles : je lui signalerai la
splendeur de la narration, qui emprunte à la valeur des ex-
ploits les rayons d'une lumière dont est illuminée l'élo-
quence du discours. Moi donc, sans me piquer d'une puérile
et sophistique émulation, mais conformant mon récit à la
vérité de l'histoire et le dirigeant d'après elle, je parcourrai
les faits passés, et les rapporterai d'après ce qui a été dit
avant moi ^. »
Ce qui se dégage de toute cette rhétorique, c'est que Ju-
lien composa sur sa grande expédition contre les Alemans et
sur le combat célèbre qui la termina, un livre de dimen-
sions restreintes (pi6Xi8iov), dans lequel il faisait son propre
éloge. Un second fragment d'Eunape (14) fait encore al-
lusion à un écrit du même genre :
« Sur son expédition militaire contre les Nardini, Julien
a parlé dans ses lettres à diverses personnes. Écrivant à un
certain Gyllenius qui avait traité ce sujet, il lui reproche
d'abord de s'être écarté de la vérité ; ensuite il expose l'af-
faire telle qu'elle fut. De tels événements, dit-il, n'ont pas
besoin d'écrivains; le commentaire de Palamède n'ajouta
1. BioXiôîov ôXov T^ôe àvaôel; tî) piàxTj SiîjXeev.
2. Tô TTspt TouTwv PiêXîov ÈTÏlTa^OfXeV.
3. Eunape, Continuation de l'Histoire de Dexippe, fragm. 9; dans
Mùller, Fragm. historicorum grœcorum, t. IV, p. 16.
350 SOURCES PAÏENNES.
rien à la gloire d'Homère. Donc, rejetant avec hauteur les
histoires que d'autres ont écrites de ses actes, il est poussé
par la grandeur des événements à les raconter lui-même. Il
n'en composa pas la simple relation, mais il fit spontané-
ment et avec éclat son éloge, chanlant ses propres louanges *
dans des épîtres adressées à beaucoup ^. »
Qui sont les Nardini, dont il est question en tête de ce
passage? On a vainement cherché à identifier cette peuplade
inconnue, dont le nom est peut-être défiguré par une erreur
de copiste. L'important est le fond même du morceau. On y
voit d'abord que Julien raconta ses propres exploits en di-
verses épîtres : allusion probable à la lettre aux Athéniens,
aux lettres aux Lacédémoniens, aux Corinthiens et peut-être
à d'autres villes ou collectivités. On y voit encore que Julien
fit ces récits sous forme de panégyrique, ne craignant pas d'y
« chanter » ses louanges : cela s'applique bien à la lettre
aux Athéniens, la seule qui nous soit parvenue. Mais on y
voit quelque chose de plus : c'est qu'un écrivain inconnu,
du nom de Gyllenius, avait écrit sur l'expédition contre les
Nardini (?) ; que Julien fut mécontent de ce récit, et en té-
moigna son déplaisir à l'auteur; qu'il rétablit à sa manière,
c'est-à-dire en se louant lui-même, la vérité des faits. Voici
donc encore un témoignage précis sur une relation compo-
sée par Julien, soit de l'expédition de 357, soit de quelque
autre épisode de ses campagnes contre les Germains. Il est
peu probable que cette relation se confonde avec le « petit
livre, » piêXiSiov, dont parle le fragment d'Eunape précédem-
ment cité.
Une autre attestation, plus générale, d'écrits de Julien sur
ses guerres de Germanie se trouve dans Tépître 33 de Li-
banius, qui est vraisemblablement de l'été de 358, c'est-à-
1. T^ivôiv.
2- Eunape, Continuation de l'Histoire de Dexippe, tV. 14; Millier,
t. IV, p. 20.
JULIEN. 351
dire de l'année qui suivit la victoire de Strasbourg ^ Écri-
vant à Julien, alors en Gaule, Libanius lui dit : « Il me semble
beau de te voir, comme je 1 ai entendu raconter, vaincre les
Barbares et mettre en récit tes victoires ^, à la fois rhéteur
U général. Acliille eut besoin d'un Homère : tes trophées
seront transmis à la postérité par la voix même de celui qui
les a érigés. » Ici, c'est probablement du [iiSXioiov cité dans
le fragment d'Eunape que parle Libanius.
Libanius a fait une autre allusion encore aux écrits com-
posés par Julien sur ses victoires : c'est dans le Prosphoneti-
eus, discours prononcé par le sophiste devant Julien en juillet
362, quelques jours après l'entrée de celui-ci à Antioche *.
« J'aimerais, s'écrie Libanius, à te demander comment tu
as accomplîtes exploits. Mais il ne sera pas utile que tu ré-
pondes : il suffira que tu donnes l'écrit ^ où tu as raconté les
hauts faits dont tu es deux fois l'auteur, et comme écrivain
et comme général. Je m'en servirai un peu plus tard pour un
plus long discours, si les dieux m'accordent de pouvoir lancer
ma barque en plein océan ^. » La date du Prosphoneticus
peut laisser en doute s'il s'agit encore ici de la relation de
la victoire de Strasbourg, ou s'il s'agirait de quelque autre
écrit dans lequel Julien aurait raconté ses expéditions posté-
rieures, peut-être môme celle qui le conduisit de Gaule à
Gonstantinople; mais cette seconde hypothèse, en l'absence
de toute attestation précise, me paraît bien douteuse. Quand,
le 1" janvier 363, Libanius prononça le discours en l'hon-
neur du consulat de Julien, il n'avait sous les yeux que le
,8i6XiSiov, car, ainsi que le reconnaît Koch, « après la bataille
de Strasbourg il s'arrête brusquement dans son récit, et, en
1. Voir Sievers, Bas Leben des Libanius, p. 246.
2. Kaî ràç vixa; ecç ffUYypaçyiv àyetv.
3. Voir plus haut, p. 14.
4. Ti^v (TUYYpaÇT^v.
5. Libanius, Prosphoneticus ; Reiske, t. I, p. 413.
352 SOURCES PAÏENNES.
dehors de ce qu'il emprunte à TÉpître aux Athéniens, il ne
dit plus que des généralités, évidemment parce qu'il ne sa-
vait rien de plus K »
En résumé, je ne distingue avec certitude, parmi les écrits
perdus de Julien, que deux opuscules ayant trait à ses guerres :
le « petit livre » sur l'expédition de 357, attesté clairement
par Eunape, et objet d'une allusion non moins claire dans la
lettre 33 de Libanius, écrite en 358; la lettre à Cyllenius,
au sujet d'une des expéditions germaniques de Julien, ren-
fermant à la fois un blâme de cet écrivain et un récit fait en
guise de correctif par Julien lui-môme.
L'œuvre littéraire de Julien, telle que nous la connais-
sons, peut donc se reconstituer ainsi : i° ses compositions de
longue haleine, que les anciens englobaient toutes, quels
qu'en fussent la forme et le sujet, sous le nom de Discours,
Xoyoi; 2° ses épîtres, iTricToXai, recueil mutilé de lettres pri-
vées et de pièces officielles; 3® un écrit en partie conservé
par les citations d'autres auteurs, le livre contre les chré-
tiens; 4** les écrits entièrement perdus, comme quelques
lettres apologétiques aux villes, les Kpovia, et probablement
deux relations distinctes sur les guerres faites par Julien
pendant son gouvernement des Gaules, c'est-à-dire le ûi^XiSiov
sur la bataille de Strasbourg et le récit contenu dans Tépître
à Cyllenius ^.
Une question se pose : dans quelle mesure les écrits de
1. Koch, Kaiser JuUan der Abtrûnnigey p. 342.
2. Éditions complètes de Julien : Martinius et Cantoclarus, Paris, 1583;
Petau, Paris, 1630; Spanheim, Leipzig, 1696; Hertlein, Leipzig, 1875-1876.
Éditions partielles : Misopogon et Épîtres, Martinius, Paris, 1566; —
Césars, Hensiger, Gotha, 1736; — Épîtres, Heyler, Mayence, 1828; —
Contra Christianos, Neumann, Leipzig, 1880.
Traductions françaises : Œuvres complètes, Tourlet, Paris, 1821 ; —
Talbot, Paris, 1863; — les Césars de l'empereur Julien, avec des remar-
ques et des preuves enrichies de plus de 300 médailles, Spanheim,
Paris, 1683; Amsterdam, 1728.
JULIEN. 853
Julien, pris comme source historique, méritent-ils la con-"
fiance? jusqu'à quel point doit être accepté son témoignage
sur lui-même, sur ses adversaires, sur ses amis, sur les évé-
nements de sa courte et orageuse existence?
Il est certain que toute autobiographie — et beaucoup des
écrits de Julien ont ce caractère — doit être lue avec précau-
tion. Tout homme se racontant lui-môme et jugeant ceux
avec qui il s'est trouvé en rapport est sujet à d'étranges illu-
sions. Une raison générale de prudence s'impose donc à qui-
conque interroge des mémoires personnels. Cette prudence
devra être plus attentive et plus particulière si leur auteur
écrivit sous la dictée de la passion ou de l'intérêt. Tel fut, à
n'en pas douter, le cas de Julien.
Passionné, il le fut, certes, dans sa haine contre Constance,
en qui il voyait le persécuteur de sa jeunesse; passionné, il
le fut aussi dans sa haine contre les chrétiens, comme dans
son ardent amour pour la civilisation païenne. Cette couleur
de passion est répandue sur tous ses écrits. Mais les princi-
paux d'entre eux, ceux-là précisément oii il se raconte, por-
tent non moins visible la marque de l'intérêt. Ce sont des
apologies ou des actes d'accusation, dans l'un ou l'autre cas
des plaidoyers. Telle est la lettre aux Athéniens, dans la-
quelle Julien s'efforce par le récit de sa vie de justifier son
usurpation. Tel est le Misopogon, diatribe virulente contre
les habitants d'Antioche. C'est l'avocat, c'est l'accusateur
public, ce n'est pas l'historien qui écrit de telles œuvres.
Même quand il ne songeait ni à se défendre ni à attaquer,
Julien demeurait jaloux de se présenter lui-môme à la pos-
térité sous le jour le plus favorable. On l'a vu plus haut, par
des remarques naïves d'Eunape et la polémique malheureu-
sement perdue avec Cyllenius. S'il raconta lui-même ses
guerres, c'est parce qu'on n'est bien loué que par soi-même,
et qu'il tenait à être loué. On a donc le droit de se défier de
l'impartialité et même, dans une certaine mesure, de la sin-
JULIEN' l'apostat. — III. 23
354 SOURCES PAÏENNES.
cérité de Julien : et, à ce propos, il sera permis de rappeler
que, pendant sa jeunesse, se sentant ou se croyant entouré
d'ennemis, il avait pris des habitudes de dissimulation dont
ses amis païens lui firent parfois un mérite \ dont jamais il
n'éprouva la moindre honte 2, et dont tout son être moral
paraît avoir gardé le pli. Sans vouloir exagérer la portée
de ces réflexions, nous conclurons que, toutes les fois qu'il
est impossible de contrôler par un autre témoignage contem-
porain et absolument indépendant une assertion de Julien, il
est prudent de ne point accepter celle-ci sans réserve. Là où
le contrôle est possible, on trouve plus d'une fois Julien en
défaut. Il se dégage sans doute de Timmense travail littéraire
de Julien un nombre très considérable de faits ; mais ce qu'on
voit s'y peindre surtout, c'est un portrait moral de l'homme,
oh les défauts mêmes qui doivent mettre son historien en
défiance sont autant de traits de caractère.
Il est une partie de l'œuvre de Julien à laquelle son carac-
tère officiel donne une place à part. C'est son œuvre législa-
tive. Nous sommes loin de la connaître tout entière. A cause,
probablement, des tendances antichrétiennes de beaucoup
de lois promulguées par Julien, les compilateurs des Codes
ne voulurent pas les recueillir. Quelques-unes, cependant,
inspirées par cet esprit, mais moins dures dans les termes,
y eurent entrée. Mais la plupart de celles qui ont une portée
hostile aux chrétiens nous sont venues par d'autres voies.
En tout, les deux recueils juridiques formés au v® et au
VI® siècle, le Code Théodosien et le Code Justinieriy rapportent
quarante-deux constitutions de Julien. Beaucoup ont trait
à des questions d'intérêt secondaire et courant, et ne tou-
chent pas aux réformes d'ordre politique, administratif
ou religieux qui furent la préoccupation dominante de Julien.
1. Libanius, Epitaphios Juliani; Reiske, t. I, p. 528.
2. Julien, Ep. 42 ; Hertlein, p. 546.
JULIEN. 355
Celles qui s'y rapportent, relatives aux biens des proscrits, à
l'or coronaire, aux propriétés des villes, aux curies, aux trans-
ports publics, à la nomination des professeurs, au règlement
des funérailles, se rencontrent au Code Théodosien, VIII, v,
12, 13, 15; IX, xvn, 5; XII, i, 50, 51, 52, 53, 54, 56; xm, 1;
XIII, 1,4; m, 4, 5.
D'autres lois, édits ou rescrits de Julien ont été publiés
dans le recueil de sa correspondance : pièces officielles rela-
tives aux Alexandrins {Ep. 6, 9, 10, 26, 51, 58); édits aux
Thraces, aux Juifs, au peuple d'Antioche [Ep. 11, 25, 47, 54);
édit sur les professeurs chrétiens [Ep. 42) ; rescrit au peuple
de Bostra {Ep. 52) ; texte plus développé de Tédit sur les
funérailles i^Ep. 77).
Enfin, les écrivains chrétiens, surtout Grégoire deNazianze,
les historiens Socrate et Sozomène, font allusion à de nom-
breuses lois spécialement dirigées contre leurs coreligion-
naires; on trouve même dans saint Grégoire et dans Socrate
la citation textuelle de deux passages d'une loi sur l'ensei-
gnement, qui paraît différente de celle que fait connaître
l'Épître 42.
Il resterait, pour être complet, à indiquer ici, auprès de
l'œuvre de Julien, d'autres sources qui font, pour ainsi dire,
corps avec elle, et se rapportent directement à sa personne :
sources épigraphiques et iconographiques. Mais les unes sont
très minces, et les autres assez peu sûres. Quelques mots,
pour finir, suffiront.
L'épigraphie de Julien, c'est-à-dire les inscriptions oh son
nom se rencontre, offre peu de particularités intéressantes.
La courte durée de son règne n'a point permis l'érection de
beaucoup de monuments nouveaux; ceux qui avaient été
commencés, comme les temples, ont été promptement inter-
rompus, avant que leur dédicace ait pu avoir lieu : de là sans
doute le petit nombre des tituli officiels commémorant son
nom et ses titres. Peut-être même, si Ton y regardait de très
356 SOURCES PAÏENNES.
près, répigraphie contredirait-elle l'idée que Julien et ses
amis ont essayé de donner de sa position vis-à-vis de Cons-
tance. Clinton a publié, dans ses Fastus romani (t. II, p. 98),
une inscription commémorant la reconstruction des thermes
de Spolète par Constance Auguste et Julien, encore César :
dans ce texte, officiel, par conséquent rédigé avec l'appro-
bation de Constance, Julien est qualifié de victoriosissimus
Csesar, ce qui semble indiquer peu de jalousie de la part du
suzerain, qui ne prend lui-môme aucune épithète de ce genre,
et se contente de l'appellation banale de semper Augustus.
Mais ce qui est plus remarquable encore, c'est le nombre
insignifiant des textes épigrapbiques faisant allusion à la révo-
lution religieuse tentée par Julien : une inscription d'une
petite ville de Numidie, Gasae, qui l'appelle restaurator liher-
tatis et romanae religionis [Corpus inscr. lat., t. VIII, 4326);
une inscription de Thibilis, qui salue en lui « le restaurateur
des sacrifices » [Recueil de Constantine, t. XXVII, 1892, p. 255) ;
une inscription orientale, qui le qualifie de filosofiae magister
[Ephemeris epigraphica^ t. IV, 1388); une inscription grecque
du Hauran, relatant que « sous le règne de FI. Cl. Julien, em-
pereur auguste, les sacrifices ont été renouvelés et le temple a
été restauré l'an 256 (de l'ère de Bostra, 362 de notre ère),
le 5 Dustros » (R. Dussaud, Mission dans les régions déserti'
gués de la Syrie tnoyenne, 1903, n° 108, p. 276).
Quant à l'iconographie, on se demande avec curiosité ce
qu'elle peut nous apprendre de Julien. Possède-t-on de véri-
tables portraits de lui? La question est plus intéressante pour
cet empereur que pour d'autres souverains, car son extérieur
a joué un grand rôle dans la polémique de son temps, a été
raillé par les habitants d'Antioche, et, en réponse à leurs dia-
tribes, peint par lui-même en traits moitié plaisants, moitié
sérieux, dans le Misopogon\ Deux contemporains de Julien
1. Voir plus haut, p. 161-163.
JULIEN. 357
l'ont aussi décrit; l'un, Grégoire de Nazianze, dans un esprit
peu bienveillant ^ l'autre, Ammien Marcellln, dans un senti-
ment favorable 2, sans qu'il y ait opposition absolue entre les
croquis tracés par l'un et par l'autre. 11 serait précieux de
comparer à ces témoignages écrits^ et assurément de première
main, une effigie digne de foi. En existe-t-il?
On répondra négativement pour les statues. Il est à peu
près démontré aujourd'hui que les deux statues, celle du
musée du Louvre et celle du musée des Thermes, où, pen-
dant longtemps, tous les archéologues, à la suite de Visconti,
avaient reconnu Julien, représentent un prêtre stéphano-
phore^. On n'en connaît pas le lieu d'origine, et, eussent-
elles été trouvées à Paris, leur attribution à Julien resterait
fort douteuse, car, au temps oh il habita celte ville avec le
titre de César, il ne porta, comme le personnage qu'elles
représentent, ni la barbe, ni le costume de philosophe.
Reste le buste d'Acerenza. Dès 1882, François Lenormant,
visitant le sud de l'Italie, reconnut Julien dans un buste
colossal de guerrier qui surmonte le fronton de la cathédrale
d'Acerenza, petite ville de la Fouille'*. En 1901, cette hypo-
thèse fut renouvelée par M. Salomon Reinach^. Elle est con-
tredite par deux faits : le buste s'écarte absolument du style
du IV® siècle^; la figure d'Acerenza, aux cheveux courts
1. Saint Grégoire de Nazianze, Oratio V, 23.
2. Ammien Marcellin, XXV, 4.
3. Revue archéologique, t. XXXVIII, 1901, p. 342: t. XXXIX, p. 259.
4. François Lenoimant, A travers VApulie et la Lucanie, t. I, p. 231.
5. Salomon Reinach, Un portrait authentique de l'empereur Julien,
dans Revue archéologique, t. XXXVIII, p. 337-359. Comme exemple de
r « à peu près » où l'on en est encore, en France, quand il s'agit de Julien,
je dirai que dans cette note, très érudite, M. Salomon Reinach appelle
Constance « l'oncle » de Julien, et cite les écrits de celui-ci d'après la traduc-
tion française de Talbot.
6. E. Michon, dans Revue archéologique, t. XXXIX, p. 259 et suiv. —
M. Delbrùck, ian& Zeitschrift fur bildende Kunst, octobre 1902, cité par
M. Venturi, Storia delV arte italiana, t. III, 1903, voit même dans le buste
d'Acerenza une imitation de l'antique, et y reconnaît l'empereur Frédéric II.
358 SOURCES païennes.
et rares, à la barbe courte, au nez court et relevé, ne res-
semble nullement au visage de Julien tel que le représen-
tent les monnaies, avec le nez droit et long, les cheveux
abondants et lisses, faisant bourrelet sur la nuque, la barbe
plus ou moins longue et épaisse,, suivant les époques^.
Mais les monnaies sont-elles ressemblantes? M. Babelon,
qui a consacré aux séries conservées à Paris une longue et
minutieuse étude ^, répond affirmativement, en réfutant
Bernoulli^ et M. Salomon Reinach*, qui refusaient aux mé-
dailles de Julien toute valeur de portrait. Dans celles qui
appartiennent à la première période du règne, correspondant
à son séjour en Gaule avec le titre de César (355-360), il
apparaît sans barbe, avec des traits bien individuels : les
sourcils bien marqués, le nez long et tombant droit, le col
puissant, le buste très ample (Babelon, pi. VII, n°''2et3)^.
Sur celles de la seconde période, qui va de l'usurpation de
mai 360 à l'entrée à Gonstantinople en décembre 36i , Julien
paraît avec les mêmes traits, encore imberbe, mais portant
sur la tête le diadème perlé ou gemmé qu'il prit pour la
première fois à Vienne en novembre 360 {ibid.^ n°^ 5-10). La
1. Sur un marbre encastré dans un mur de l'église d'Acerenza se lit
une dédicace à « Julien réparateur du monde ; » sur une autre pierre an-
tique, servant de marche au campanile de la même église, on a cru lire
... VLIAN. Mais la dédicace est de trop petite dimension pour avoir
appartenu au monument dont faisait partie le buste colossal : quant au
fragment d'inscription où l'on avait lu presque entier le nom de Julien,
il porte, examiné de plus près, les lettres HLIANO) qui excluent ce
nom. E. Michon, p. 289.
2. L'iconographie monétaire de Julien l'Apostat, 1903 (extrait de la
Revue Numismatique). Cf. Revue des questions historiques, avril 1904,
p. 580-586.
3. Rôm,ische Ikonographie, t. IV, p. 42-44.
4. Revue archéologique, t. XXXVIII, p. 342.
5. Cf. Ammien Marcellin, XV, 8; XXV, 4 : vultum excitalius gratum...
▼enustate oculorum micantium flagrans... superciliis decoris et naso
recto... humeris vastis et latis.
JULIEN. 359
troisième période s'étend de la fin de 361 jusqu'à juin 363,
date de la mort de Julien. C'est alors qu'il laisse pousser sa
barbe, symbole de son adhésion à l'ancien culte et à la
philosophie païenne. Les pièces frappées à Constantinople le
montrent (pi. VIII, n° 1) légèrement barbu, avec une barbe
beaucoup plus longue (n° 2), plus longue encore (n" 3), tou-
jours plus longue (n°^ 4-7), séparée en grosses touffes et
encadrant une figure plus rude et plus laide (n°^ 8 et 10).
De même les pièces frappées à Antioche, où Julien résida
pendant huit mois, de juin 362 à mars 363 (pi. VIII, n*»^ 11-16),
le représentent avec une barbe de plus en plus longue et
épaisse. La beauté de Julien César a disparu, bien que les
traits essentiels et la forme du visage restent les mêmes. On
a sous les yeux l'homme à Textérieur chaque jour plus
négligé, qui a tracé sa propre caricature dans le Misopogon.
Julien nous apprend que ce caractère hirsute de son visage
était marqué sur ses monnaies, car, ajoute-t-il, ses ennemis
d'Antioche « riaient de la figure barbue que celles-ci lui
donnaient ^ » Les remarques faites à propos des pièces
émises à Constantinople et à Antioche s'appliquent aussi à
celles de Sirmium, de Nicomédie, de Cyzique (pi. IX, 1-8) :
mais la précision est moins grande pour les pièces qui ont été
frappées dans des ateliers éloignés alors de la résidence
impériale, comme celui de Lyon.
M. Babelon a fait entrer, en 1901, au cabinet des médailles
une petite intaille sur sardoine, dans laquelle il reconnaît un
portrait de Julien traité plus librement que sur les monnaies,
lesquelles, si réalistes qu'elles soient, ne donnent jamais
qu'une effigie officielle. Cette intaille montre un Julien encore
plus barbu que celui des monnaies. A lui s'applique tout à
fait le mot du Misopogon : « Je n'ai pas la liberté de manger
avidement ni de boire la bouche bien ouverte; il faut que je
1. Misopogon; Herllein, p. 459.
360 SOURCES païennes.
prenne garde d'avaler à mon insu des poils avec ma barbe \ »
Il me semble même apercevoir ici «. la lèvre inférieure tom-
bante )) dont parle Ammien Marceliin (XXV, 4), et que les
médailles ne reproduisent pas ^.
Ce qu'elles rendent très exactement, ce sont les cheveux.
Ceux-ci, tout au contraire de la barbe, sont soyeux et flexibles.
Julien, dans la dernière partie de sa vie, les peignait proba-
blement fort peu : il se les faisait, dit-il, rarement couper : il
parle même de la « crasse » dont ils étaient remplis ^. Mais
ces cheveux étaient si fins, qu'ils semblaient peignés naturel-
lement, dit Ammien Marceliin; capillis tanquam pexissetmol-
libus (XXV, 4). C'est bien ainsi que les montrent les effigies
monétaires, aussi bien les gracieux profils de Julien César que
les hirsutes figures de 362 et 363.
Beaucoup de questions encore pourraient se poser au sujet
de la numismatique de Julien. 11 serait intéressant de recher-
cher pourquoi (à l'exception des médailles alexandrines, qui
le représentent en Sérapis, et quelquefois accompagné d'I-
sis *) on ne rencontre sur ses médailles d'autres signes de pa-
ganisme que le bœuf Apis^, gravé au revers de grands
bronzes portant la légende SECVRITAS REIPVBLICAE. Il se-
rait surtout intéressant de reconstituer l'iconographie moné-
taire d'Hélène, l'infortunée femme de Julien. Mais, comme on
vient de le voir, le travail est presque complètement fait pour
l'iconographie monétaire de cet empereur, et, si les statues
et les bustes manquent, les médailles forment un commen-
taire très clair et même très vivant de son histoire ^.
1. Misopogon; Hertlein. p. 434. — 2. « Ore paullo majore, labro infe-
rius deraisso. » Ammien Marceliin, XXV, 4. Une note de Valois sur ce
passage (éd. 1681, p. 428) dit: « Certe in veteribus nummis Juliani etiam-
num apparet labeonem eum fuisse. » Je ne sais à quels numrni tait allu-
sion le commentateur, et j'appelle sur ce passage l'attention des numis-
mates. — 3. Misopogon; Hertlein, p. 436. — 4. Babelon, pi. X, n°» 12, 13.
— 5. Cf. Socrate, Uist. eccL, HT, 17; Sozomène, Hist. eccL, V, 19. —
6. Voir encore, sur la numismatique de Julien, Eckhel, Doctrina num-
morumveterum, 1792-1798, t. VHI; Coh^n, Médailles impériales, t. VI,
LIBANIUS. 361
II . — Libanius.
Au premier rang des contemporains qui ont parlé de Julien
est Libanius. De tous les écrivains du quatrième siècle aucun
ne s'est plus assimilé à Julien, n'a plus étroitement épousé ses
idées et ses passions, et, ajoutons-le, ne Pa plus sincèrement
aimé. Les renseignements qu'il nous donne sur la vie de son
prince sont comme la suite naturelle de ceux qu'a laissés
Julien lui-môme : ils ne forment, pour ainsi dire, qu'un tout
avec ceux-ci. Libanius se présente à nous comme l'homme
qui fut peut-être le moins capable de juger Julien, mais aussi
comme le seul de son intimité dont les écrits nous soient
parvenus. Les discours et les épîtres de Libanius sont, en
quelque sorte, inséparables des discours et des épîtres de
Julien.
Une partie considérable de son œuvre est, en effet, con-
sacrée à celui-ci. Libanius entra, nous l'avons dit plus haut,
en relations épistolaires avec Julien dès que le cousin de
Constance fut devenu César. Il demeura son correspondant
jusqu'à la mort tragique du prince. On a quelques lettres de
Julien à Libanius (Hertlein, 3, 14-74, 27) *, Mais on a beau-
coup plus de lettres de Libanius à Julien, depuis celle de 358,
citée plus haut, où il fait allusion au livre sur la guerre de
Germanie, jusqu'à celles qu'il lui écrivait encore d'Antioche
pendant la guerre de Perse. On a surtout de très nombreuses
lettres de Libanius relatives aux événements du règne de
Julien, quelques-unes par lesquelles il intervient près de ma-
1862; le paragraphe Coins, rédigé en partie d'après les médailles de Julien
conservées au British Muséum, dans le Julianus de Wordsworth, Dic-
tionary of Christian biography, t. III, p. 523-525.
1. La lettre 44, qui porte en divers manuscrits le nom de Libanius,
paraît adressée à Priscus; la lettre 72, adressée à Libanius, est peut-être
d'Eustathe. Voir Hertlein, p. 548, 594. Cependant MM. Bidez et Cumont
{Recherches, p. 75) croient la lettre 72 adressée à Julien.
362 SOURCES PAÏENNES.
gistrals en faveur de chrétiens persécutés, dans des circons-
tances qui lui font honneur. On a enfin des lettres émues où
se peignent sa douleur de la mort du prince, son indignation
contre d'infidèles amis de Julien, la crainte que lui inspire la
réaction dont il s'attend à être victime. On peut dire que la
plupart des lettres écrites par Libanius en 361, 362 et 363
aident à connaître Tépoque de Julien et sont, directement ou
indirectement, des documents sur son règne ^
Au témoignage des lettres, plus vivant que tout autre,
mais, malgré l'abondance qu'il offre ici, nécessairement
court et fragmentaire, se joint celui, en apparence plus con-
sidérable, d'ouvrages de longue haleine. Dans une autobio-
graphie, Bio; Y) XoyoçTcepl t^ç eauToîi tu;(^Yiç (Reiske, t. I, p. 1-117),
Libanius raconte avec détails, malheureusement dans un
style plein d'allusions et d'obscurités, ses rapports avec
Julien. Quatre discours ont directement la vie de Julien pour
sujet. Quatre autres se rapportent à des événements de son
règne. Quinze ans après la mort de Julien, un discours est
encore consacré à celle-ci; un autre discours, moins tardif,
est sur la mort de sa femme Hélène.
Dans le premier groupe de discours se présente d*abord le
Aoyoç Ttpoffcpwvrixixoç (Reiske, t. I, p. 405-423), prononcé de-
vant Julien, en juillet 362, après son entrée à Antioche ^.
Le discours Eî? 'Iou>aavbv uTcaTov (Reiske, t. I, p. 366-405) fut
prononcé dans cette ville au commencement de janvier 363,
pour le quatrième consulat de Julien ^, La MovwSia ItcV 'Iou-
>iavw (Reiske, t. I, p. 507-521) fut écrite, vers la fin de juillet
de la même année, pour pleurer la mort de l'empereur ^
L"ETriTà^ioç lui 'louXiavto (Reiske, t. I, p. 521-626) est une
1. On trouvera des renvois aux plus importantes dans les chapitres x,
XI et xu du livre de Sievers.
2. Voir plus haut, p. 14.
3. Voir plus haut, p. 150.
4. Voir plus haut, p. 298.
LIBANIUS. 363
longue oraison funèbre, ou plutôt une biographie de Julien,
publiée en 368 ou 369 ^
Le second groupe de discours est composé de la MovwSia
IttI tw £v Aacpvy) vaw (Reiske, t. I, p. 332-336), lamentation sur
l'incendie du temple d'Apollon à Daphné, près d'Antioche,
écrite en juillet 362; du plaidoyer *Y7rcp 'Api^xoçàvouç (Reiske,
t. I, p. 424-451), composé vers la même date; du IlpecêeuTixo;
irpo; *IouXiavov (Reiske, t. I, p. 451-483), supplique en faveur
des habitants d'Antioche, effrayés de la colère de Julien,
écrite vers mars 363, mais qui ne fut probablement pas
remise à l'empereur; du IIpoç toùç 'Avrio^ea; Trepl tîîç tou
paaiXecDç 6pY9)ç (Reiske, t. I, p. 484-506), exhortation adressée
en même temps aux Antiochiens pour les engager à désarmer
par leur obéissance l'irritation du prince.
Le troisième groupe de discours consacrés à Julien com-
prend d*abord un écrit de 365, Ilpbç IloXuxXsa (Reiske, t. II,
p. 316-327), qui a pour but de réfuter les bruits calomnieux
répandus par Polyclès sur la mort de la princesse Hélène;
puis une requête beaucoup plus tardive, IIcpl tÎ)? Tifiwpia;
'louXiavou (Reiske, t. II, p. 27-62), adressée à l'empereur
Théodose pour lui demander la recherche et le châtiment des
meurtriers de Julien, et attribuer à sa mort demeurée im-
punie les malheurs de l*Empire.
Il est encore question de Julien, de sa prétendue tolé-
rance, des circonstances de sa mort, de l'issue différente de
la campagne de Perse s'il avait survécu, dans un autre dis-
cours de Libanius, HepiTtov Upwv, écrit aussi sous Théodose
(Reiske, t. II, p. 163, 188, 203). Dans un écrit de 387, Hpôç
Tov 0pa(ju8aTov (Reiske, t. II, p. 235), Libanius exprime encore
l'opinion que si Julien n'avait point si tragiquement péri, il
eût triomphé des Perses. Il le redit dans une lettre de 390 à
Priscus {Ey. 866). On voit que, jusqu'à la fin de sa vie, Liba-
1. Voir plus haut, p. 298.
364 SOURCES PAÏENNES.
nius est rempli de la pensée de Julien et qu'elle occupe une
place considérable dans son œuvre. Nous avons dit la valeur
historique des lettres oh il est question de ce prince : il reste
à dire celle des discours qui lui sont consacrés.
Elle est, naturellement, fort inégale. Certains aspects de la
vie de Julien ont été vus directement par Libanius : pour
d'autres, il n'a pu avoir que des renseignements de seconde
main. On s'en rendra compte en jetant un rapide coup d'oeil
sur les diverses époques de la carrière du prince.
Sur la jeunesse de Julien, nous avons seulement à re-
cueillir, dans le npoorcpwvrjxixoç, un détail, que Libanius a
certainement observé, bien que, selon toute apparence, il
l'ait exagéré : les païens d'Antioche et de toute l'Asie avaient
deviné, dans l'étudiant de Pergame ou d'Athènes, l'homme
qui mettrait fin à la domination de Constance et rétablirait le
culte des dieux.
Sur la période qui va depuis l'élévation de Julien au rang
de César jusqu'à l'usurpation par lui du titre d'Auguste, Li-
banius est beaucoup plus abondant. Il parle, dans le
npoacpwvYiTixoç, de Julien passant les Alpes pour entrer en
Gaule. Dans r'ETriracpio; il raconte cette même entrée , peint
l'aspect désolé de la province ravagée par ies Barbares, énu-
mère les villes ruinées, rapporte un épisode du siège d'Autun
parles Francs, fait allusion à un traité conclu par Julien avec
un chef franc en 356, narre en détail la campagne de 357 et
la bataille de Strasbourg, célèbre l'allégresse des Gaules après
la rentrée des captifs délivrés par les victoires de Julien sur
le Rhin, raconte l'usurpation de Julien proclamé Auguste à
Paris par ses soldats. Dans l'^ÏTrèp 'ApidTocpavouç, il parle de la
joie éprouvée par le parti païen d'Asie à la nouvelle des succès
de Julien en Occident. Sauf ce dernier détail, Libanius, pour
toute la partie du règne qui vient d'être résumée, n'est pas un
témoin. Il dépend de la tradition orale et de sources écrites.
Celles-ci se ramènent vraisemblablement aux suivantes : la
I
LIBANIUS. 365
lettre conservée de Julien au sénat et au peuple d'Athènes,
les lettres perdues aux Lacédémoniens, aux Corinthiens et à
diverses villes de la Grèce; la relation (fiêXiSlov) par Julien de
la canapagne de 357. Comme nous l'avons déjà remarqué
après M. Koch, pour les événements de Gaule et de Ger-
manie postérieurs à cette campagne Libanius est beaucoup
plus vague, probablement parce que la source écrite s'arrêtait
là.
Pour la période qui va des premiers démêlés avec Cons-
tance jusqu'au séjour de Julien à Antioche, Libanius n'est
guère davantage un témoin direct. On trouve à celle-ci de
nombreuses allusions dans T'ETrixaspioç : soit que Libanius,
répétant une assertion de l'Épître aux Athéniens, accuse
Constance d'avoir armé des Barbares contre Julien; soit qu'il
peigne l'attitude de Julien quand la mort de Constance lui
fut annoncée, qu'il approuve les condamnations prononcées
par le tribunal de Chalcédoine, qu'il décrive l'épuration du
palais débarrassé des serviteurs inutiles, qu'il parle des rap-
ports de Julien avec le sénat de Constantinople, qu'il raconte
la réception enthousiaste faite à Maxime. Il est difficile de
savoir à quelles sources, pour ces détails, Libanius a puisé :
les faits, ici, étaient pour la plupart connus de tous, et pro-
bablement faut-il faire la plus grande place à la tradition
orale. Mais Libanius eut sans doute sous les yeux des textes
officiels, quand il parle d'autres faits du môme temps, tels
que les réductions opérées par Julien dans le personnel ad-
ministratif, les modifications apportées à l'usage des voitures
pubhques, la restitution aux villes de terrains qui leur
avaient été enlevés, la suppression de l'immunité du décu-
rionat dont avait joui le clergé chrétien. Enfin, Libanius de-
vient tout à fait un témoin, lorsqu'il montre Julien rouvrant
les temples et célèbre la renaissance du paganisme.
Son témoignage prend une valeur de premier ordre pour
les huit mois du séjour de Julien à Antioche. Ce qu'il dit.
366 SOURCES PAÏENNES.
surtout dans le discours EU TouXiavov uTraxov et dans l''E7rtTacpioç,
des habitudes de Julien, de sa sobriété, de ses jeûnes, de ses
pratiques religieuses, de son ardeur à offrir des sacrifices,
de son activité législative, de son zèle à juger, de ses tenta-
tives économiques, de ses travaux littéraires, est observé sur
le vif. La MovtpSia sur le temple de Daphné a trait à l'un des
événements les plus importants du séjour de Julien à An-
tioche. Quelques incidents de la fin de ce séjour, comme
les oracles promettant l'heureux succès de la guerre de
Perse, les sacrifices offerts pour neutraliser des présages
défavorables, une ambassade envoyée à Sapor par Julien,
une conspiration militaire, sont relatés dans le IIpecêsoTixoç,
dans le Ilpo; touç 'AvTioj^éaç, dans la Movu)Sia èitX 'louXiavw, dans
l"E7tlTà(plOÇ.
C'est surtout dans T'Eirixoccpiot; que se rencontre, par Liba-
nius, le récit de la guerre de Perse. Beaucoup de détails de
cette funeste expédition y sont relatés : la sobriété de Julien
en campagne, le renvoi par lui d'un convoi de vins, le siège
d'Anathan, les épreuves causées à l'armée romaine par les
bourrasques et les inondations, la découverte du canal de
l'Euphrate au Tigre, la traversée du Tigre, une nouvelle
ambassade envoyée par Sapor devant Gtésiphon, l'incendie
de la flotte, la mort de Julien, etc. Quelles furent les sources
de cette narration? Libanius mit plusieurs années à com-
poser T'ETTiTotcpioç, qui est moins encore, nous l'avons dit, une
oraison funèbre qu'une biographie de Julien : évidemment,
il recueillit avec soin les souvenirs des compagnons d'armes
de l'empereur, et surtout des philosophes qui l'avaient suivi.
Lui-même raconte qu'il ne négligeait pas les récits des
simples soldats, qui le renseignèrent sur les détails de l'arme-
ment et sur des noms de locaHtés ^ Cependant il reconnaît
que les hommes plus considérables sur lesquels il comptait
1. Libanius, £■/). 1078, 1186.
LIBANIUS. 367
surtout pour le renseigner mirent peu de bonne volonté à le
faire, et que bien des points qu'il eût voulu éclaircir demeu-
rèrent obscurs ^. 11 est impossible de faire, dans ses récits,
le départ entre les sources écrites qui purent être mises à sa
disposition et les renseignements oraux qu'il obtint. Son
récit de la guerre de Perse représente, en définitive, la ver-
sion païenne, partiale, remplie d'illusions, refusant d'ad-
mettre aucune faute de la part de Julien, refusant même de
voir dans sa mort le résultat des tragiques hasards d'un
combat, et, comme les enfants ou les gens du peuple, l'attri-
buant sans preuves à la trahison. Libanius, ici, est intéressant,
non seulement par les faits qu'il rapporte, mais encore par
la disposition d'esprit dont il se montre le représentant.
C'est là, du reste, le caractère général de son témoignage
historique. Par lui-môme, Libanius n*a rien d'un penseur
original. On reconnaît en lui le pur rhéteur, tout de surface
et de reflet. Ne lui demandons en aucune circonstance un
jugement personnel. S'il parle, par exemple, de la religion
de Julien, il décrira les pratiques minutieuses auxquelles
celui-ci se complaît : aucun mot n'indiquera qu'il ait com-
pris le caractère mixte des réformes tentées par l'empereur,
la formation complexe du système religieux que Julien s'est
fait à lui-même. S'il s'occupe de la guerre civile menée par
Julien contre Constance, il n'apercevra même pas l'impasse
où Julien paraissait acculé au moment où la mort de son ad-
versaire le tira subitement d'embarras : pour Libanius, la
victoire de Julien, dans le cas où les deux armées se seraient
trouvées aux prises, n'était pas douteuse. S'il raconte la
guerre de Perse, c'est pour conclure que, sans le trépas im-
prévu de Julien, Sapor eût été nécessairement battu : il ne
dislingue pas les faits qui rendent la conclusion contraire
à peu près évidente. C'est partout le même optimisme, béat,
1. Ep. 1186.
868 SOURCES PAÏENNES.
imperturbable, produit à la fois d'affection et d'illusion, mais
dénotant surtout le manque le plus complet d'esprit critique.
Pour ce qu'il n'a pas tu, Libanius est un écho, qui vaut
seulement ce que valent les bruits qu'il répète; pour ce qu'il
a TU, il est le plus superficiel des témoins, dupe des appa-
rences ou trompé par ses sentiments personnels, mais inca-
pable de pénétrer le fond des choses, soit pour discuter les
faits, soit pour discerner les caractères ^
m. — Ammien Marcellin.
Né à Antiochc comme Libanius, mais devenu tout latin
de langue et d'esprit, Ammien Marcellin se montre très su-
périeur à son compatriote '. Historien de profession, il est
accoutumé à consulter les sources; soldat, il a le regard clair
et l'intelligence rapide de l'homme d'action. II sait se rendre
compte des événements, discerner le fort et le faible d'un
caractère. Au lieu de se laisser entraîner, comme le sophiste,
par ses affections et ses préférences, il est capable de réagir
contre elles, et de se hausser jusqu'au vrai jugement de l'his-
toire. Pour toutes les parties extérieures du règne de Julien,
on ne saurait trouver de guide plus sûr et de meilleur té-
moin.
On sait que l'ouvrage d'Ammien nous est venu incomplet.
Les treize premiers livres sont malheureusement perdus.
Mais dès le XIV*, il est question de Gallus, frère de Julien.
L*histoire de ce dernier commence au XY*, pour se conti-
1. Éditions de Lil>aniDS : les lettres ont été publiées par Wolf, AQ)st<rr-
dain, 1738, 1 vol. in-folio; le reste des Œuvres par Morell, Paris, 1606,
2 vol. in-folio; Reiske, Allenburg, i:»l-17y7, 4 vol. in-8; R. Fôrster.
Leipzig, 1903-1904, 2 vol. contenant les Discours I-X.\V. — Sur Liba-
nius, consulter Sievers, Das Leben des Libanius, Berlin, 18G8 ; sur le
classement de ses lettres, voir Seeck, Die Briefe des Libanius zeitiich
geordnet, Leipzig, 1906. — 2. Sur les relations d'Aroraien avec Libanius,
voir Sievers, Appendice BB, p. 271.
AMMIËN UARCËLLIN. 369
nuer jusqu'au XXV*, interrompue seulement par le XIX*,
consacré à d'autres sujets. C'est toute la vie politique et
militaire du prince, depuis son élévation au rang de César
jusqu'à sa mort en Perse. Pour mesurer le degré d'autorité
que présente cet ample récit d'Ammien, il faut rechercher
comment et dans quelle mesure il a pu être renseigné.
Par lui-même d'abord, pour le commencement du règne.
Ammien Marcellin avait été attaché, en qualité de protector
domesticus^ à la personne du maître de la cavalerie Ursicin.
11 demeura avec celui-ci en Gaule jusqu'au milieu de 357.
Il fut donc bien placé pour connaître les premières campa-
gnes de Julien. Cependant il ne paraît pas y avoir pris part.
Quand Julien se mit en route pour marcher à l'ennemi,
Ursicin venait d'être remplacé par Marcel, avec Tordre de
rester en Gaule à la tête des troupes de réserve jusqu'à la
fin de l'expédition. Mais comme Ursicin ne fut rappelé défini-
tivement en Orient qu'au milieu de 357, Ammien put re-
cueillir les échos de la campagne de 356, qui se termina
par la délivrance de Cologne, et des combats de 357, siège
soutenu par Julien dans Sens, défaite par le César des Lètes
indépendants qui avaient attaqué Lyon. Ammien ne quitta
la Gaule, accompagnant Ursicin, qu'au milieu de 357, c*est^
à-dire au moment où Julien marchait pour la seconde fois
vers l'est, et se préparait à vaincre l'invasion germanique à
Strasbourg.
Pour la dernière partie du règne, Ammien est un témoin
encore plus direct. 11 était à Constantinople quand Julien fit
son entrée, en décembre 361, dans cette seconde capitale
de l'Empire. Depuis ce moment, il ne parait pas s'être éloigné
du prince. Il l'accompagna en 363 dans Pexpédilion contre
les Perses. Il avait dès lors un grade élevé et une importance
véritable à l'armée, puisqu'il est probablement Vhonoratior
miles qui, dans le conseil tenu par les chefs militaires après la
mort de Julien, proposa d'ajourner Télectionde son successeur.
juuEN l'apostat. — III. 24
370 SOURCES PAÏENNES.
C'est donc pour la partie intermédiaire du règne, c'est-à-
dire pour les guerres de 357-360 et pour la guerre civile de
361, qu'Ainmien cesse d'être renseigné par lui-même et
dépend nécessairement de témoignages étrangers.
Il convient de rechercher ceux-ci. Malheureusement Am-
mien ne nous les fait pas connaître. A l'exemple des histo-
riens de l'antiquité, il néglige d'indiquer ses sources. Il
affirme seulement que celles qu'il consulta étaient bonnes.
Pour « les grandes choses accomplies par Julien en Gaule, »
dit-il, il ne racontera que « des faits exacts, appuyés sur des
documents authentiques ^ » On peut l'en croire sur parole:
mais cela ne suffit pas à contenter notre curiosité. Il est
probable qu'elle ne sera jamais qu'à demi satisfaite. Nous
demeurerons toujours réduits aux conjectures. L'une des
plus plausibles est que, pour la partie de la campagne de
Gaule qui se termine par la victoire de Strasbourg, Ammien
se servit de la relation qu'en avait faite Julien dans le piê) iSiov
dont parle Eunape. Ou admettra volontiers que pour les
autres campagnes contre les Germains il eut pour guide la
lettre également perdue à Gyllenius, à laquelle fait al-
lusion le même historien. Mais on sera plus embarrassé
pour découvrir la source du récit qu' Ammien nous donne
du pronunciamiento de Paris. Il semble bien n'avoir pas connu
les Mémoires que rédigea probablement Oribase, le médecin
de Julien et l'un des principaux instigateurs du mouvement.
Ammien s'inspira-t-il d'une relation de Julien lui-même,
plus détaillée que celle que contient la lettre aux Athéniens?
On l'a supposé, mais rien n'établit l'existence d'une telle
relation. Nous sommes dans le même embarras pour déter-
miner la source à laquelle fut emprunté le récit, d'ailleurs
1. « Quidquid autem narrabitur, quod non falsitas arguta concinnat, sed
fides intégra rerum absolvit, docuinentis evidentibus fulta, ad laudalio-
nein pœne materiam pertinebit. » Ammien Marcellin, XVI, 1.
AMMIEN MARCELLÏN. 371
assez confus, fait par Ammien de l'expédition de 361 contre
Constance. Le panégyrique de Mamertin, qui la raconte, est
tout oratoire, et ne concorde pas complètement avec Am-
mien. Faut-il faire intervenir encore ici une relation de
Julien? Peut-être : mais ce n'est toujours qu'une hypothèse.
Il en est une autre, sur laquelle il me semble qu'on n'a pas
assez insisté. Ammien passa la fin de sa vie à Rome. 11 y
composa son Histoire après 385, et se plut à en faire des lec-
tures publiques. Il connut certainement alors, s'il ne l'avait
rencontré auparavant, l'ancien chambellan de Julien, Peunu-
que Euthère, qui s'était retiré aussi dans la ville éternelle,
et y voyait le meilleur monde. La manière dont Ammien
parle de lui (XVI, 7) fait croire qu'ils étaient liés d*amitié.
Euthère avait élé l'un des plus fidèles serviteurs et des plus
sûrs confidents de Julien. On doit supposer qu'Ammien, qui
aimait à interroger (XV, 1), eut de lui beaucoup de détails
sur les mœurs du prince^ particulièrement sur ce qu'il n'avait
pu observer lui-môme, sa manière de vivre à Paris. Par Eu
thère aussi, et dans un sens certainement favorable, il put
être renseigné sur la révolution de Paris. Euthère avait été
très avant dans les intrigues et les négociations de cette épo-
que : on se souvient qu'il fut l'un des députés envoyés alors
par Julien à Constance. Peut-être encore est-ce lui qui donna
des renseignements à Ammien sur l'expédition vers la Thrace
à travers les provinces danubiennes. Du portrait que l'histo-
rien trace de Julien au livre XVI de son ouvrage, et qu'il
complète au livre XXV, bien des couleurs peuvent avoir été
fournies par Euthère. Même les ombres discrètes qui se
rencontrent çà et là peuvent venir de la même main, car
nous savons par Ammien encore que la fidélité d'Euthère ne
l'aveuglait pas sur les défauts de son maître.
Ammien fait allusion à six lettres, messages ou discours
de Julien, qui n'ont pas été recueillis dans les œuvres de ce
prince : i" une lettre à Constance, pour lui expliquer ses
372 SOURCES PAÏENNES.
démêlés en matière fiscale avec le préfet Florentius (XVII, 3) ;
2° une lettre au môme Florentius pour mander ce magistrat
à Paris (XX, 4) ; 3° une lettre à Constance pour inviter celui-
ci à lui reconnaître le titre d'Auguste conféré par les soldats
(XX, 8); 4° une autre lettre à Constance {ibid.) ; 5<* un message
au sénat romain, relatif à ses démêlés avec cet empereur
(XXI, 10); 6° un discours sur Constantin {ibid.).
A l'exception du u° 4, Ammien eut tous ces textes sous les
yeux. Mais il résume très brièvement la plupart d'entre eux. A.
D'un seul, le n** 3, il donne une reproduction in extenso. Bien ■
que précédée d'une phrase un peu amphibologique : « Erat
autem litterarum sensus hujusmodi, o cette reproduction est
très vraisemblablement autre chose qu'une restitution approxi
mative du « sens » de la lettre. Il faut y reconnaître le texte
lui-même. Le fait que la lettre donnée par Ammien ne figur
dans aucun des recueils de la correspondance de Julien ne
va pas contre cette opinion : on vient de voir qu'il cite un
nombre relativement considérable de pièces de même impor-
tance qui n'ont point été insérées. Quant à la source à la
quelle Ammien a emprunté la lettre, elle est difficile à
déterminer. M. Koch pense que l'historien a copié ici les
Commentaires de Julien ^ . Mais l'existence de Commentaires
oh seraient relatés les événements de 360 est, je le répète,
bien hypothétique. Même en dehors d'eux, Ammien peut
avoir eu le moyen de se procurer une pièce qui, de sa
nature, n'était pas destinée à rester secrète. Il en est autre
ment du n° 4. Cette pièce, elle, n'était point faite pour être
divulguée. Elle ne faisait honneur ni au prince qui l'écrivit,
ni au prince qui la reçut. « Il ne m'a pas été permis de
connaître, dit Ammien, et, l'eussé-je connue, il n'eût pas été
convenable de la publier. » Nous verrons bientôt que Zonare,
plus heureux qu'Ammien, a connu la lettre injurieuse, peut-
1. Koch, Kaiser Julian der Abtriinnige, p. 463.
AMMIEN MARGE LLIN. 373
être d'après les Mémoires de l'indiscret Oribase, et en a
donné le résumé.
Comme beaucoup d'historiens antiques, Ammien met de
fréquents discours dans la bouche de ses héros. Pour la pé-
riode qui nous occupe, il y a un discours de Constance pro-
posant à son conseil de faire Julien César (XV, 8) ; un discours
de Constance à l'armée et au peuple, annonçant cette pro-
motion [ihid.)\ un discours de Constance à l'armée d'Orient,
pendant la guerre civile (XXI, 13); des discours de Julien à
ses troupes avant la bataille de Strasbourg (XVI, 2), à Paris
(XX, 8), à Bâle (XXI, 3), en Perse (XXIII, 5; XXIV, 3); un
discours de Julien mourant à ses amis (XXV, 3). Bien que les
anciens pratiquassent la sténographie, on ne saurait, assuré-
ment, garantir l'authenticité de toutes ces paroles. Le style
des discours prêtés à Julien et à Constance se ressemble, ce
qui paraît indiquer un même auteur. Cependant les uns et
les autres sont ordinairement si bien en situation, et offrent
presque toujours des nuances si exactes, qu'on hésite à les
croire tout à fait imaginaires, et qu'un historien moderne
aurait tort, selon nous, de ne pas s'en servir, en marquant
les réserves nécessaires. Il y a, d'ailleurs, des distinctions à
faire entre ces discours. Le texte donné par Ammien du dis-
cours de Bâle a grande chance d'être, en partie au moins,
l'œuvre de l'historien, car il ne concorde pas avec le résumé
que Julien lui-même fait de ses paroles dans la lettre aux
Athéniens. Mais une harangue d'apparat, comme celle que
Constance prononça à Milan, en revêtant Julien de la chla-
myde empourprée du César, fut probablement rédigée d'a-
vance, et insérée ensuite dans les actes officiels : vraisembla-
blement Ammien en donne un texte exact. Même une allocu-
tion aussi intime que l'adieu prononcé par Julien mourant
peut avoir été recueillie. Le lit où gisait l'empereur était
entouré d' « intellectuels, » philosophes, sophistes, qui ont
dû mettre par écrit leurs impressions : au sujet du choix d'un
374 SOURCES PAÏENNES.
successeur et de la certitude d'être admis parmi les bienheu-
reux, Ammien et Libanius rapportent des paroles sembla-
bles, ce qui paraît indiquer une source commune.
En général, Topinion d'Ammien est favorable à Julien.
Mais, malgré une partialité que les circonstances rendaient
inévitable, Ammien sait reprendre, quand cela devient né-
cessaire, la liberté de son jugement ^ On le voit à la façon
dont il parle de certains épisodes, tels que la vengeance
cruelle exercée contre les serviteurs de Constance, l'édit
rendu contre l'enseignement chrétien, la faute capitale com-
mise en Perse par l'incendie de la flotte, à la façon aussi dont
il apprécie la recherche excessive de popularité ou les excen-
tricités dévotes de Julien. Je ne sais si M. Camille Jullian
n'exagère pas en appelant Ammien « le dernier et le plus
grand peut-être des historiens de Rome_, » mais je crois qu'il
est dans le vrai, quand il ajoute^ : a II y a, dans son œuvre,
un sens de la franchise, une sûreté de droiture, un amour
de la justice, une tension vers la vérité qu'aucun écrivain de
l'antiquité, sans exception, n'a possédés au même degré. Le
païen qui a écrit de si belles paroles sur la vertu des évêques,
Tami de Julien qui a jugé ses actes avec une finesse à laquelle
la postérité n'ajoutera rien, ce simple officier qui a apprécié
les guerres et les révolutions de l'Empire avec le bon sens
d'un vieux politique, est bien près d'avoir un peu plus que
du talent. Je ne connais peut-être pas au monde d'historien
écrivant sur son propre temps qui l'ait apprécié avec une
telle justesse, comme dans le recul du passé ^. »
1. Même appréciation dans Tillemont, Histoire des Empereurs, t. ï\
p. 562.
2. Revue historique, t. LXXVI, 1901, p. 106.
3. Éditions d'Ammien Marcellin : H. et A. de Valois, Paris, 1681;
Eyssenhardt, Berlin, 1871 ; — Gardthausen, Leipzig, 1874-1875. — Coi
sulter deux thèses françaises sur Ammien : celle de M. l'abbé Gimazanc
Toulouse, 1889, et celle de M. Dautremer, Lille, 1899.
MAMERTIN, HIMÈRE, MAGNUS, ETC. 375
IV. — Mamertin, Himère, Magnus, Eutychien, Eutrope,
Rufus, Aurelius Victor, Eunape, Zosime.
Chez les autres contemporains païens de Julien, latins ou
grecs, on ne trouve guère qu'à glaner.
Le rhéteur Mamertin, — peut-être originaire de Trêves et fils
d'un rhéteur du même nom, qui prononça un panégyrique de
Maximien Hercule, — avait franchi en un an tous les degrés de
la hiérarchie administrative : nommé successivement par Ju-
lien intendant du trésor, préfet du prétoire d'IUyrie, consul,
il fit, en 362, à cette occasion, un long discours de remercie-
ment : Gratiarum actio pro consulatuK C'est un morceau de
bonne latinité, bien supérieur pour le style au livre d'Ammien
Marcellin. Mais on y rencontre peu de choses qui ne soient
dans cet historien. Ce n'est pas qu'Ammien, qui écrit plus de
vingt ans après, ait imité Mamertin : on a vu, au contraire,
que pour ce qui est le sujet principaLdu panégyrique, l'expé-
dition contre Constance à travers les provinces danubiennes,
il s'écarte du récit de Mamertin, et, bien qu'optimiste lui-
même, laisse deviner une chanceuse aventure là où Mamertin
avait montré un continuel triomphe. Les points de ressem-
blance, provenant d'une tradition commune, sontdans ce qu'ils
disent l'un et l'autre des armées gallo-romaines frustrées de
leur solde sous Constance, de la jalousie de celui-ci excitée
par les insinuations des courtisans, de la sobriété et de la
vertu de Julien. Ce qu'il y a de personnel à Mamertin, c'est
le tableau déclamatoire, et sans précision, de la navigation de
Julien sur le Danube, les détails sur les bienfaits octroyés par
lui aux villes et aux provinces environnantes, les ordres
1. Publié avec les autres Panegyrici leteres à la suite du Pline le
Jeune de Casaubon, 1604, et dans l'édition des Panegyrici de Baehrens
Leipzig, 1874.
376 SOURCES PAÏENNES.
donnés par Julien pour l'alimentation de Rome pendant son
séjour sur la frontière de la Thrace, Tenvoi à Constantinople
de la flotte frumentaire africaine , le rappel des exilés, la
remise en honneur de la divination, les égards prodigués aux
nouveaux consuls.
Le sophiste Himère est encore moins intéressant. Comme
talent, comme sens historique, il se place au-dessous de Li-
banius. C'est un pur déclamateur. Bien qu'il ait été appelé
par Julien à Constantinople, et attaché dès lors à sa cour, on
ne trouve guère, dans les divers discours de fastidieuse rhéto-
rique prononcés par lui, à retenir, pour le sujet qui nous
occupe, que le début de YOratio VIP.
Les historiens contemporains de Julien ont peu d'impor-
tance, comparés à Ammien Marcellin.
De deux d'entre eux on n'a que de très courts fragments :
de Magnus de Garrhes, qui prit part à l'expédition de Perse,
B ffuvwv aÛTw 'ïouXiavw paatXeT, quelques lignes concises et pré-
cises sur cette expédition 2; d'un des officiers de Julien, qui
l'y suivit aussi, Eutychien de Cappadoce, un passage plus
mutilé encore, oti se trouve, cependant, un détail intéressant
sur la mort du prince '.
Eutrope, qui devint en 380 préfet du prétoire, consacre à
Julien quelques lignes, au livre X de son Abrégé {Brevia-
rium) d'histoire romaine ''. Elles sont remarquables par la
sobriété et l'impartialité du jugement. Le portrait de Julien
par Eutrope ressemble à un médaillon oh la ressemblance
serait obtenue par quelques traits essentiels, dont le fort
relief fait saillir à la fois les ombres et les lumières. Eutrope
prit part aussi à l'expédition contre les Perses : a cui expe-
1. Édit. Diibner, Paris, 1849, dans la collection des auteurs grecs de
Didot.
2. Dans Mùller, Frag. historicorum grxcorum, t. IV, p. 4-6.
3. Ibid.j p. 6.
4. Ed. Zell, Stuttgart, 1829; éd. Panckoucke, Paris, 1843.
MAMERTIN, HIMÈRE, MAGNUS, ETC. 377
ditioni ego quoque interfui. » C'est dire la valeur de ce
témoin, si brièvement qu'il dépose : sa déposition est parti-
culièrement importante en ce qui concerne la mort de Juliefi.
Sextus Rufus, qui fut gouverneur de Syrie en 368, et pro-
consul d'Asie en 372, a laissé aussi un Breviarium d'histoire
romaine ^ Il y parle de Julien avec l'impartialité qui sem-
blait de règle dans le monde des hauts fonctionnaires aux-
quels il appartient. Mais il n'a pas le style lapidaire d'Eu-
trope. On ne sait s'il assista à la guerre de Perse, sur laquelle
il donne quelques détails qui doivent être retenus.
Un autre historien du quatrième siècle fut en rapports di-
rects avec Julien, qui le vit à son passage à Sirmium, le fit
mander à Naisse, lui éleva même une statue, et le nomma
consulaire de la Seconde Pannonie. C'est Aurelius Victor ^.
Celui-ci venait, en 361, de terminer son livre De Cxsaribus.
Il y parle en termes très brefs de Julien : ce qu'il eu dit
s'arrête naturellement avant cette date. Il n'y est pas ques-
tion de l'usurpation du titre d'Auguste. L'Epitome va plus
loin, jusqu'à Théodose, et donne des détails sur Julien, par-
ticulièrement intéressants pour la guerre de Perse ^ mais,
bien que publié sous le nom d'Aurelius Victor, ce second
écrit, très probablement, n*est pas de l'auteur du De Cœsa-
ribus^ et n'a pas été composé par un contemporain de Julien.
Le sophiste Eunape de Sardes n'a pu être admis dans l'in-
timité de Julien, puisqu'il avait seize ou dix-sept ans lorsque
celui-ci mourut; mais il a recueilli, dans deux ouvrages,
plusieurs faits qui se rapportent à sa biographie.
Le premier de ces ouvrages est une Histoire romaine en
quatorze livres, connue sous le nom de Continuation de VHis-
toire de Dexippe, y\ (xetà As^ittttov îaropîa j^povtxyj. Malheureuse-
ment il ne nous en reste que des fragments ^, dont quelques-
1. Ed. Panckoucke, Paris, 1843.
2. Ed. Panckoucke, Paris, 1843.
3. Millier, Fragmenta historicorum grxcorum, t. IV, p. 7-56.
378 SOURCES PAÏENNES.
uns seulement (8-27) se rapportent à Julien. Ces fragments
n'offrent pas, par eux-mêmes, un très grand intérêt. Mais ils
ont cet avantage de nous faire connaître les sources qu'Eu-
nape eut sous les yeux. On en peut indiquer trois. D*abord,
les deux relations de Julien sur ses guerres contre les Ger-
mains (fr. 9 et fr. 14) : nous en avons parlé plus haut. En
second lieu, un recueil de lettres de Julien plus étendu que
celui que nous possédons : Eunape parle de lettres du prince
à de « nombreux correspondants » et cite deux passages
(fr. 22 et 24) d'épîtres aujourd'hui perdues. En troisième
lieu, les Mémoires d'Oribase. Gomme on rencontre chez
Eunape la seule attestation de ce livre, dont l'influence paraît
avoir été considérable pour rétablissement de l'histoire de
Julien, il importe de citer le passage où il en parle. Après
avoir (fr. 8) fait l'éloge d'Oribase de Pergame, l'intime ami
de Julien et le grand médecin, il déclare être redevable de
ce qu'il écrit au soin extrême avec lequel celui-ci a recueilli
les faits où il fut témoin et acteur : xai twv ye irpa^ewv (Tràaa;
ht fjTriffxaTO Trapoiv airacraiç) {xàXa axpiêwç u7tO|xvrj[jLa ffuvETsXsi Trpoç
TTjv Ypacpî^v. Rapportant, dans son autre ouvrage, les Vies des
sophistes, un épisode évidemment emprunté aux Mémoires
d'Oribase (les cérémonies mystérieuses accomplies à Paris
par l'hiérophante, avec Oribase seulement et Evhémère pour
témoins), il ajoute : xauxa oè irdtXiv iv toïç xaTot 'louXiavbv piêXioiç
axpiSéofTepov eipyjxai ^, « cela a été dit avec plus de détails dans
les livres qui traitent de Julien. » Les a livres qui traitent de
Julien, » auxquels Eunape renvoie pour cette anecdote se-
crète, ne semblent pas autre chose que l'écrit d'Oribase.
Le second ouvrage d'Eunape, les Vies des philosophes et des
sophistes, a été intégralement conservé*. Il comprend vingt-
trois notices. Eunape a souvent l'occasion d'y parler de Julien.
11 est question de ce prince dans les Vies d'Edesius, de
1. Vita; soph., p. 476.
2. Ed. Boissonade, 1849, dams la Collection des auteurs grecs de Didot.
MAMERTIN, HIMÈRE, MAGNLS, ETC. 37S
Priscus, de Chrysanthe, d'Oribase, de Prohœresius, de Nym-
phidianus, et surtout dans celle de Maxime. Trois autres
lettres de Julien, qui ne nous sont point parvenues, sont indi-
quées dans les Vies de Chrysanthe et de Priscus. On vient de
voir dans la Vie de Maxime un emprunt aux Mémoires d'O-
ribase. Bien qu'Eunape soit d'une crédulité au merveilleux
qui touche à la naïveté, et que, sophiste dans Fâme autant
que Libanius, il ait encore moins d'esprit critique, son té-
moignage, en dehors même des sources que nous venons
d'indiquer, a sur certains points de la valeur. Eunape était
parent de la femme de Chrysanthe, et avait été, dans sa jeu-
nesse, l'élève de ce philosophe. Gela lui permit de puiser à
une source tout à fait directe les traditions relatives au sé-
jour de Julien près des néoplatoniciens de l'Asie Mineure.
Il avait aussi des rapports religieux avec le dernier eumolpide
qui ait rempli les fonctions d'hiérophante à Eleusis : par
celui-ci, en même temps que par « les livres qui traitent de
Julien, » c'est-à-dire les Mémoires d'Oribase, il put avoir des
détails sur la révolution de Paris : peut-être est-il l'écho de
l'hiérophante autant que du médecin quand il loue ce der-
nier « d'avoir fait un empereur, » c'est-à-dire d'avoir été le
véritable instigateur de la révolte des soldats.
D'Eunape à Zosime le saut est brusque, puisque celui-ci
ne paraît pas avoir écrit avant le milieu du cinquième siècle.
Il consacre au règne de Julien le livre III de son Histoire.
Zosime est un païen ardent et un historien crédule. Gibbon
parle avec mépris « de sa passion et de ses préjugés, » de
« ses ignorantes et malicieuses suggestions, » de « ses insi-
nuations malveillantes ^. » On ne peut se servir de lui qu'avec
de grandes précautions. Il est aussi partial que Libanius, sans
avoir, comme celui-ci, l'autorité au moins relative d'un con-
temporain et d'un témoin.
1. Gibbon, Décline and Fall, c. xvii, xx.
380 SOURCES PAÏENNES.
Cependant il paraît avoir eu sous les yeux des documents
précis. Lui-mênne indique, comme sources dont il se servit,
« de nombreux livres d'historiens et de poètes, auyYpacpeuffi xat
TToiYiTaïç ev TroXuffTtj^oiç... {JiêXoiç, qui ont raconté les actions de
Julien jusqu'à la fin de sa vie. » On se souvient qu'il indique
aussi, comme une source préférable à toutes les autres, un
recueil des Xoyoi et des iTruToXai de Julien, qui, pour celles-ci
au moins, était certainement plus ample que ce que nous
possédons ^ Malheureusement Zosime ne nomme pas « les
historiens et les poètes. » Un seul de ces derniers nous est
connu par Socrate (III, 21), le garde du corps Galliste, qui
suivit Julien en Perse, et consacra à ses exploits tout un
poème épique, dont rien n'est resté 2.
Zosime ajoute qu'il s'est efforcé, dans ses récits, de sup-
pléer à ce qui avait été omis par ses devanciers. On croira dif-
ficilement que, écrivant si longtemps après eux, il en ait eu
les moyens. Cependant, pour le récit de la guerre de Perse,
on remarque, chez lui, des noms de localités omis par Am-
mien, et môme quelques détails qui ne sont point chez ce
contemporain et témoin oculaire. On a conjecturé que Zosime
avait eu sous les yeux un Journal de l'expédition, écrit par
quelqu'un des hauts officiers de Julien, ou même des Com-
mentaires de Julien lui-même, continués après sa mort. L'hy-
pothèse ne paraît pas solide : si Zosime avait possédé une
source aussi précieuse, il n'eût point manqué de le dire. Il
reste néanmoins que, dans les pages qu'il consacre à Julien,
remplies d'erreurs et de fables, et empreintes d'une évidente
partiahté, se rencontrent aussi un certain nombre de rensei-
gnements utiles, que Ton ne trouve pas ailleurs'.
1. Voir plus haut, p. 342. — 2. Un panégyrique de Julien, également
perdu, par le rhéteur bordelais Latinus Alcimus Alethius, est cité par Au-
mône, Comm. prof. Burdig., II; Migne, P. L., t. XIX, col. 852. — 3. Éd.
Mendelsshon, Leipzig, 1887.
SAINT GRÉGOIRE DE NAZIANZE. 381
SECONDE PARTIE. — SOURCES CHRÉTIENNES
I. — Saint Grégoire de Nazianze.
Parmi les chrétiens, le témoin contemporain le plus consi-
dérable est saint Grégoire de Nazianze.
Les points de contact étaient nombreux entre Grégoire et
Julien. De quelques années plus âgé que celui-ci, Grégoire
était né en Gappadoce, dans la province même où Julien
passa une partie de son enfance. Il le connut étudiant
à Athènes, et eut avec lui, à ce moment, des rapports per-
sonnels. Après que Julien fut devenu empereur, Grégoire
parvint, non sans peine, à empêcher son frère Gésaire de de-
meurer à la cour. Il était en Gappadoce, quand Julien punit
la métropole de la province, Gésarée, parce que des tem-
ples y avaient été détruits. Probablement se trouvait-il à
Nazianze, près de son père, évêque de cette ville, quand
celui-ci résista au gouverneur de Gappadoce chargé par Ju-
lien de confisquer certains biens ecclésiastiques. Il eut, par
conséquent, tous les moyens d'être renseigné, et sur l'enfance
de Julien, et sur sa vie d'étudiant, et sur son séjour en
Orient, et sur les actes de persécution commis par son ordre.
C'est non seulement un contemporain qui a recueilli facile-
ment les bruits en cours, mais c'est aussi, dans bien des cas,
un témoin oculaire.
Grégoire de Nazianze a parlé de Julien dans quelques-unes
de ses œuvres oratoires : dans l'oraison funèbre de son
frère Gésaire [Oratio VII), dans l'oraison funèbre de son père
[Oratio XVIII), dans l'éloge de Maxime [Oratio XXV). Mais
il lui a, de plus, consacré entièrement deux discours [Ora^
iio IV et V), composés au lendemain de la mort du prince
apostat.
382 SOURCES CHRÉTIENNES.
Que l'orateur ait mis de la passion dans ces deux discours,
c'est ce que laisse voir déjà leur titre, STyjXiteuTixcx;, invective.
Mais il semble que les critiques se soient laissé souvent
abuser par ce mot, par la vivacité parfois violente de la
forme, et n'aient point toujours reconnu suffisamment la
valeur historique du fond, a On y sent, dit Bardenhever,
bien plus le souffle de la passion que l'accent profond d'une
émotion vraiment chrétienne ^ » Le mot n'est pas juste. Il
y a, certes, de l'émotion chrétienne dans des paroles telles
que celle-ci : « Je ne pleure pas seulement sur les souf-
frances que les fidèles ont endurées par le fait de JuUen,
mais je pleure encore sur son âme, aXXà xat ôirép aÙTÎiç xî}?
Ixeivou ^ux^^' ^^ s^r ^^^^^ ^^ t^^s ^^^^ 5"'^^ ^ entraînés dans
sa ruine [Oratio IV, 49). » Et rien n'égale l'accent chrétien
des recommandations que Grégoire adresse à ses coreligion-
naires, redevenus libres et puissants par la mort de Julien,
quand il les supplie de ne pas étaler une joie bruyante, et
de ne pas venger sur les païens vaincus les maux que ceux-
ci leur ont fait souffrir {Oratio V, 34-37). Quant aux faits
rapportés par l'orateur, il y a lieu de distinguer : quelques-
uns peuvent être suspects ou mal fondés; beaucoup sont
confirmés par les récits des historiens païens; il en est d'au-
tres, que rien n'autorise à suspecter, et dont nous avons
connaissance par Grégoire seul.
Sur les rapports de Constance avec Julien enfant, Grégoire
est, soit mal informé, soit d'une partialité excessive en fa-
veur du premier. On jugera ainsi ce qu'il rapporte de la
tragédie qui fit Julien orphelin, et dont il retire toute la res-
ponsabilité à Constance {"Oratio IV, 21); ce qu'il dit de Julien
sauvé par celui-ci (22); ce qu'il raconte de l'éducation reli-
gieuse reçue par Julien à Macellum (22). Le portrait de
1. Bardenhever, les Pères de l'Église, traduction Godet et Verschaffel,
t. II, p. 95.
SAINT GREGOIRE DE NAZIANZE. 383
Constance paraîtra, chez un orthodoxe, d'une indulgence ex-
traordinaire (33-34), et, même ce point de vue mis de côté,
marquera peu de sens historique. Cependant, pour apprécier
avec une entière équité les jugements de Grégoire sur Cons-
tance, il convient de se souvenir que, même parmi les païens,
tout le monde n*a pas pour ce fils de Constantin le regard
sévère d'Ammien : malgré quelques réserves, Eutrope {Bre-
viarium, X, 15) ne parle pas durement de ce vir egregix tran-
quillitatis. Mais là où il paraîtra impossible d'accorder
créance à Grégoire, c'est quand il raconte que Julien, avant
de marcher contre Constance, avait fait donner à celui-ci
un poison lent, dont l'effet devait coïncider avec le terme de
l'expédition {Oratio IV, 47). Au contraire, l'appréciation de
celle-ci par Grégoire paraît exacte, lorsqu'il dit que, si Cons-
tance n'était pas mort au moment opportun, la position de
Julien, menacé sur son front par les troupes massées en
Thrace, et sur ses derrières par les légions soulevées à
Aquilée, pouvait devenir extrêmement critique (48); ici, il
est d'accord, au fond, avec Ammien Marcellin, et s'il con-
traste avec l'optimisme de Libanius, c'est au détriment de
ce dernier. On n'acceptera pas sans résistance ce que dit
Grégoire des cadavres trouvés dans TOronte ou au palais,
après que Julien fut sorti d'Antioche (71) : tout n'est peut-
être pas faux dans ce fait; mais, ainsi que je Tai expliqué ail-
leurs, rien n'autorise à mêler personnellement Julien aux
crimes mystérieux qui peuvent avoir été commis par son
entourage. Du reste, dans beaucoup de cas, Grégoire n'é-
nonce des faits extraordinaires, présages, évocations, qu'avec
hésitation, comme des on-dit, au besoin comme des choses
vraisemblables, mais dont il ne se porte pas garant : xal yàp
aÙTOç xaXavxeuofxai,... to S' oOv XsYOfxevov, . . . 6 Ss ^éyeTai aTCO TiXeio-
vwv, xai TTicTTEueiv oùx aico xpoTTou... (53,54). Quand il se croit
sûr de ce qu'il raconte, comme pour le fait de la basilique
que Julien adolescent avait entrepris de construire en Thon-
884 SOURCES CHRÉTIENNES.
neur d'un martyr, et dont les murs ne purent s'élever, ou
pour le fait des croix imprimées sur les vêtements des
spectateurs, lors de la tentative de reconstruction du temple
de Jérusalem [Oratio V, 7), il parle tout autrement, et offre
de produire des témoins.
Sur bien des points, les critiques faites par Grégoire du
caractère et de l'œuvre de Julien trouvent leur confirmation
dans ce qu'ont écrit les partisans de celui-ci, ou Julien
lui-même. Quand il parle de la cruauté de Julien envers les
serviteurs de Constance {Oratio IV, 64), il ne dit que ce que
dira Ammien Marcellin (XXII, 4). Quand il dépeint la per-
sécution insidieuse, cachée sous des dehors modérés, dont
les chrétiens [furent victimes {Oratio IV, 57, 58, 61, 62), il
se rencontre avec Eutrope {Breviarium, X, 16). S'il indique
Taffectation de Julien à désigner les adorateurs du Christ
par le nom de Galiléens {Oratio IV, 74, 76, 78), il énonce
un fait évident pour tout lecteur des écrits du prince. Ce qu'il
dit, en longs paragraphes, de la législation de Julien contre
l'enseignement chrétien est l'équivalent de la petite phrase
si dure deux fois écrite à ce sujet par Ammien Marcellin
(XXII, 10; XXV, 4). La manière dont il parle des renégats
qui a couraient spontanément » à Papostasie {Oratio IV, 11,
51) est identique à une expression employée par Julien lui-
même {Ep. 78). Les détails qu'il donne sur les plans de ré-
forme religieuse de Julien, sur ses velléités d'organiser la
charité païenne [Oratio IV, 111-114), concordent avec les in-
tentions manifestées par Julien en divers écrits {Ep, 62, 63;
fragment d'une lettre). Les renseignements que fournit Gré-
goire sur les rapports de l'empereur avec les Juifs, sur la ten-
tative manquée de relever le temple de Jérusalem {Oratio V,
3-7), sont conformes à ceux d'Ammien (XXIII, 1) et aussi
de Julien {Ep. 25; fragment d'une lettre). Si Grégoire raille
la superstition de Julien, ses pratiques divinatoires, l'étrange
personnel dont il s'entourait dans l'exercice du culte {Oratio V,
SAINT GRÉGOIRE DE NAZIANZE. 385
8, 22), Ammien Marcellin, raillerie à part, parle de même
(XXII, 14; XXV, 4). Sur plusieurs autres points de détail,
la rencontre est frappante : portrait de Gallus, presque iden-
tique dans Grégoire [Oratio IV, 22) et dans Julien [Ép. au
sénat et au peuple d'Athènes; Hertlein, p. 350); il parle de
la sobriété de Julien en campagne {Oratio IV, 61) comme
font Ammien et Libanius; ce qu'il dit du martyre de Marc
d'Aréthuse (88-90) est confirmé par Libanius [Ep, 730).
Toute une partie du second discours de Grégoire contre Ju-
lien est intéressante à comparer avec le récit correspondant
des contemporains païens : c'est celle qui a trait à la guerre
de Perse. Grégoire, qui, ici, ne fut pas témoin, qui n'eut même
probablement pas de renseignements directs, écrit d'après des
rumeurs plus ou moins sûres, et traduit les impressions d'une
partie de la population chrétienne, les bruits qui y avaient
cours, plutôt qu'il ne raconte avec exactitude. De là un mé-
lange curieux de vrai et de faux. Ainsi, il est vrai quand il
dit que l'expédition, jusqu'à l'arrivée devant Gtésiphon, fut
un succès continuel [Oratio V, 9), mais il est inexact quand
il ajoute que Julien n'avait rencontré sur sa route que des
forteresses presque dégarnies de défenseurs. Il est vrai encore
quand il dépeint (10) la manière de combattre des Perses,
évitant, autant que possible, les batailles rangées, mais profi-
tant de tous les accidents de terrain pour attaquer les Ro-
mains par surprise. Ce qu'il raconte (11) des transfuges qui
persuadèrent à Julien d'incendier la flotte est d'accord, pour
le fond, avec le témoignage d'Ammien Marcellin et de Rufus,
mais probablement amplifié dans les détails. Il se fait l'écho
d'une fable évidemment inventée, quand il rapporte que
Julien, blessé à mort, voulait se faire jeter dans une rivière
(14). 11 apprécie avec justesse, et peu différemment d'Eutrope,
le traité de paix signé par Jovien (15). Il est le seul à donner
des détails sur la pompe païenne des obsèques de Julien à
Tarse (18), et la description qu'il fait de son tombeau, en
JULIEN L'aCOST-VT. — III. 25
386 SOURCES CHRÉTIENNES.
employant des termes techniques, est la plas précise que
nous ayons.
Beaucoup de traits de la vie de Julien nous sont connus
par les seuls récits de Grégoire. Ses souvenirs personnels sur
le séjour du futur empereur à l'université d'Athènes ont la
valeur d'un document {Oratio V, 23-24). C'est par lui encore
que nous connaissons les efforts de Julien pour rendre païenne
son armée, la défection de beaucoup de chefs, la résistance
de beaucoup de soldats {Oratio IV, 64-66, 80-84). Il est le
premier à parler d'une loi (voaoQcxrjaaç) ordonnant de donner
désormais aux chrétiens l'appellation de galiléens (76). C'est
par lui que nous connaissons la profanation d'églises à
Alexandrie, à Héliopolis, à Gaza, à Aréthuse, les attentats
populaires contre des vierges chrétiennes (86-87). Par lui
encore nous savons que Marc d'Aréthuse passait pour être
un de ceux qui sauvèrent Julien enfant, lors du massacre de
sa famille (91). Il nous fait connaître le châtiment infligé à la
ville de Césarée pour la punir de la démolition de temples
(92). Il fait allusion aux remontrances de certains magistrats
païens, plus tolérants que Julien, et à la manière défavorable
dont ces remontrances furent reçues (91, 93). Il nous a con-
servé une phrase d'une loi rendue par Julien contre l'ensei-
gnement chrétien (102).
On voit par ces divers traits — et nous sommes loin de les
avoir rappelés tous — quelle est l'importance historique des
deux discours de Grégoire contre Julien. Même là oii non la
sincérité, mais la véracité de l'orateur peut être prise en dé-
faut, le renseignement reste d'un grand intérêt, puisqu'il
nous fait connaître les bruits qui couraient dans les milieux
chrétiens. Si l'on ajoute que, malgré la prolixité du langage
et l'abondance trop touffue des développements, les « Invec-
tives » l'emportent de beaucoup, et par la clarté, et par l'é,
loquence, sur n'importe quel discours de Libanius ou de
Julien, on devra reconnaître que le discrédit qui s'attache à
SAl^iT GREGOIRE DE NAZIANZE. 387
cette partie de l'œuvre oratoire de Grégoire de Nazianze est,
à tout point de vue, immérité ^
Vers la fin de son second discours, Grégoire semble asso-
cier son ami Basile aux paroles qu'il vient d'écrire. « Voilà
ce que t'envoient Grégoire et Basile, ceux que tu dénonçais
comme les adversaires de ton œuvre, les honorant par tes
menaces, les excitant davantage par elles à la piété, eux que
tu savais célèbres dans tout le monde grec à cause de leur
vie, de leur éloquence, de leur concorde, et que tu réservais
les derniers aux coups de la persécution, afin de faire d'eux
un sacrifice triomphal à tes divinités, si tu revenais de la
Perse (Oratio V, 39). » Il se peut que les « Invectives » aient
été communiquées à Basile ; mais la différence entre le style
de Grégoire et celui du futur évoque de Césarée ne permet
pas de croire qu'il y ait collaboré. On n'a de Basile aucun
écrit sur Julien. Il avait été cependant, comme Grégoire, son
condisciple à Athènes : il était en Cappadoce quand Julien
frappa d'amende la ville de Césarée. Il fut vraisemblablement
très attentif aux attaques de Julien contre le christianisme ;
on peut conjecturer qu'un exemplaire du Contra Christianos,
qui se trouvait encore au dixième siècle dans la bibliothèque
épiscopale de Césarée, provenait de la sienne^. Mais il n'en-
treprit point de le réfuter. La seule allusion indirecte qui se
rencontre, sous sa plume, à la persécution de Julien est dans
les lettres écrites par lui pour inviter à célébrer l'anniver-
saire des martyrs Eupsyque et Damas, mis à mort pour les
faits de Césarée (Ep. 142, 200, 252; cf. saint Grégoire de Na-
zianze, Fp. 26, 27). Une seule fois, et assez dédaigneuse-
ment, il nomme Julien dans une autre de ses lettres {Ep. 17).
1. Saint Grégoire de Nazianze, éd. Migne, Patr. grxc, t. XXXV-
XXXVIII, Paris, 1857-1858. Les discours les plus intéressants pour l'his-
toire de Julien sont dans le tome XXXV.
2. Cf. Bidez et Cumont, Recherches sur la tradition manuscrite des
lettres de l'empereur Julien, p. 132.
388 SOURCES CHRÉTIENNES.
De bonne heure, cependant, s'est établie la tradition d'une
correspondance suivie entre Julien et Basile. La Chronique
d Alexandrie en parle en termes qui portent avec eux-mêmes
leur réfutation : elle prétend que Julien, qui honorait (Èn^xa)
Basile, comme un éloquent collaborateur (wç IXXoytfxov xat w;
aotxTTpofxTopa aùxou), lui écrivait fréquemment ((juve/wç). Il se
peut qu'ils aient parfois correspondu, dans de tout autres
sentiments, et que le débris de lettre cité par Sozomène
(V, 18) soit un reste de cette correspondance : mais dans le
recueil des épîtres de Julien YEp. 75 adressée à Basile est
certainement apocryphe, et VEp. 12 a pour destinataire un
homonyme de l'évêque ^
II. — Saint Jean Ghrysostome.
Il n'y a donc rien à tirer de saint Basile pour la connais-
sance de Julien. On est plus heureux avec saint Jean Ghry-
sostome. Celui-ci peut être considéré comme un contempo-
rain de Julien, puisque, né en 344 ou 347, il avait seize ou
dix-neuf ans quand l'empereur mourut. Sans doute, à cause
de l'âge relativement jeune qu'il avait alors, Ghrysostome ne
peut que dans une assez faible mesure passer pour un té-
moin. Cependant son autorité est réelle, quand il traite de
quelque épisode du règne de Julien : car, parlant à Antioche,
oîi celui-ci résida en 362 pendant huit mois, il lui fut facile
de recueillir, à défaut de souvenirs très éclairés et très précis,
au moins des traditions encore toutes récentes, et il n'eût pu
sans danger raconter inexactement les faits, devant des audi-
teurs dont beaucoup en avaient la connaissance directe. Il
fait môme, dans l'un de ses discours, appel à leur mémoire.
1. Saint Basile, éd. Migne, Patr. grxc, t. XXIV-XXXII, Paris, 1857.
SAINT EPHREM, RUFIN, PHILOSTORGE, ETC. 389
« Pour les survivants de cette époque, il n'y a pas besoin de
paroles; mais ceux qui étaient alors présents vont entendre
de ma bouche ce qu'ils ont vu. J'écris donc sous le regard
de témoins encore vivants, afin que personne ne m'accuse
de mentir à ceux qui ont ignoré ce que je raconte. Parmi
ceux qui ont vu, il en survit encore, vieillards et jeunes gens :
si j'ajoute quelque chose à la vérité, je les prie de se lever
et de me reprendre [In sanctum Babylam, 14). »
Saint Jean Ghrysostome a caractérisé d'une façon générale
les actes de persécution imputables à Julien, a fait allusion
à ses efforts pour reconstruire le temple de Jérusalem, a
narré particulièrement les événements qui ont trait à rin-
cendie du temple de Daphné et à la translation, par ordre
de Julien, des reliques de saint Babylas : deux homélies {De
S. Babyla martyre et Liber in S. Babylam contra Julianum et
Gentiles) sont consacrées à ces sujets. Il a raconté, dans son
homélie In Juventinum et Maximinum marttjres, un épisode
de la persécution insidieuse dirigée contre les soldats chré-
tiens : relation d'autant plus intéressante que l'exécution de
ces deux saints eut lieu à Antioche, et que c'est à Antioche
que ce discours fut prononcé. Dans deux de ses homélies sur
saint iMatthieu {In Matth. homilia IV, 1, et XLIII, 3) et dans
son traité Adversns Judxos (V, 11), saint Jean Ghrysostome
a parlé de l'intimité de Julien avec les Juifs, est revenu sur
l'affaire du temple de Jérusalem, a fait allusion à la famine
qui sévit en Orient en 362, a raconté la mort tragique du
surintendant Félix et du comte Julien, oncle de l'empereur ^
III. — Saint Éphrem, Rufin, Philostorge, Socrate,
Sozomène, Théodore!.
Les contemporains chrétiens de Julien, qui ont parlé de
1. Saint Jean Ghrysostome, éd. Migne, Patr. grxc, t. XLVll-LXlV.
890 SOURCES CHRÉTIENNES.
lui, sont des orateurs, comme Grégoire de Nazianze et Jean
Ghrysostome, ou des poètes, comme le diacre Éphrem, qui,
retiré à Édesse après la reddition de Nisibe aux Perses, con-
sacra à la mémoire de l'empereur apostat cinq hymnes \
dans lesquels on peut recueillir, parmi l'abondance toute
syriaque des paroles, quelques traits historiques^. Il faut des-
cendre chronologiquement un peu plus bas pour trouver chez
les chrétiens des ouvrages d'histoire proprement dite s'occu-
pant de Julien.
Le premier est VHistoire ecclésiastique de Rufin, ou plutôt
les deux livres, allant de l'année 324 à l'année 395, par les-
quels il continue VHistoire ecclésiastique d'Eusèbe, dont il
avait fait une traduction latine. Rufin, né en 345, est encore
un contemporain de Julien; mais sa jeunesse se passa en
Occident, et il ne put recueillir des renseignements sur le
prince apostat qu'après son départ pour l'Orient, en 374.
Comme il séjourna en Palestine pendant près de vingt ans,
de 377 ou 379 à 399, il lui fut possible de connaître les
récits déjà plus ou moins amplifiés qui couraient alors sur la
persécution de Julien. 11 parle de celui-ci dans le premier
livre de sa continuation de VHistoire ecclésiastique, aux chapi-
tres 27-39. Ce qui donne surtout de l'intérêt à ces chapitres,
c'est que Rufin ne paraît point avoir connu les deux discours
de saint Grégoire. Sa narration, si cela est vrai, dérive de
sources ou de traditions indépendantes. L'accord de son juge-
ment avec celui de l'orateur de Nazianze n'en a que plus de
valeur^.
La plus ancienne Histoire ecclésiastique, après celle de Ru-
fin, où il soit question de Julien a été écrite par l'arien Phi-
los torge. Celui-ci, né probablement dans l'année qui suivit
la mort de Julien, entreprit de raconter en douze livres les
1. Publiés par Bickel, Zeitschrift fur katolische Théologie, 1878.
2. Voir particulièrement, recueil cité, p. 338, 339, 341, 343, 345, 347,
349, 352. - 3. Éd. Migne, Pair, lat., t. XXI, Paris, 1849.
SAINT EPHREM, RUFIN, PIIILOSTORGE, ETC. 391
événements religieux arrivés de 315 à 425. Il n'est resté de
son Histoire que des fragments \ empreints de la partialité
la plus visible pour l'arianisme. Julien y est nommé au
livre ni, au livre IV, au livre VI, et surtout au livre VII, oh
sa persécution est racontée avec détails. Ce que Philostorge '
dit, au livre IX, des relations établies entre l'évêque apostat
et l'hérétique Aétius est un précieux commentaire de la
lettre 31 de Julien. Parmi les sources de cet historien, il en
est une qui lui est commune avec la Chronique d'Alexandrie.
C'est un historiographe anonyme arien du iv* siècle, dont
M. Gwalkin a montré rinflueiice sur cette Chronique'^, et en
qui M^"" Batiffol a fait voir aussi l'un des auteurs consultés
par Philostorge ^.
Dans le cours de dix années, de 438 à 449, parurent coup
sur coup les trois Histoires ecclésiastiques synoptiques, c'est-
à-dire embrassant à peu près la même période de temps, tout
le siècte des controverses ariennes : les Histoires de Socrate,
de Sozomène, de Théodoret.
Dans celles de Socrate et de Sozomène abondent les ren-
seignements sur Julien, à qui l'un et l'autre réservent un
livre entier. Les deux historiens naquirent à la fin du \Y siècle,
le premier à Constantinople, le second en Palestine. Tous
deux furent, par conséquent, en état de recueillir des souve-
nirs relatifs soit à l'enfance de Julien, dont une partie s'é-
coula à Constantinople, une autre en Asie, soit à la seconde
moitié de sa carrière impériale, qui eut, elle aussi, pour
théâtre Constantinople d'abord, puis l'Orient. Bien qu'ayant
écrit l'un et l'autre une Histoire de l'Église, ils étaient laï-
ques, et suivirent la carrière du barreau. On a souvent
recherché lequel des deux historiens a fait des emprunts
à l'autre. La priorité appartient certainement à So-
1. Aligne, Pair, grœc, t. LXV,col. 459-638. — 2. Gwalkin, Studies of
arianism, p. 216-218. — 3. Batiffol, Quxstiones PhUostorgianaStp. 21-25.
392 SOURCES CHRÉTIENNES.
craie*. La question offre d'ailleurs peu d'intérêt : il y en a
davantage à examiner leur valeur critique et à déterminer
les sources oîi ils ont puisé.
Socrate a beaucoup des qualités de l'historien. Il est assez
scrupuleux sur Texactitude pour récrire deux livres de sonj
ouvrage, parce que la connaissance de sources nouvelles lui aj
montré que, dans une première rédaction, il s'était trompé
sur Tordre chronologique des faits (livre lï, proœmium). Il a
en même temps l'esprit assez large pour sentir la nécessité
d'éclairer l'histoire ecclésiastique par l'histoire générale,
afin de mettre les événements religieux en pleine lumière, et
de les placer dans leur vrai cadre (préface du livre Y). Il a le
soin de s'entourer de tous les documents, soit oraux, soit
écrits, qui importent à son sujet. « J'ai rapporté diverses
choses que m'ont racontées des témoins oculaires encore
vivants, » dit-il dans une de ses préfaces. Le livre III, con-
sacré à Julien, a été composé à peu près comme le ferait un
historien moderne. Socrate déclare qu'il s'abstiendra de toute
déclamation : a Nous continuerons, dit-il, à nous servir d'un
style simple, et à chercher surtout à être clair. » Aussi a-t-il
grand soin d'indiquer ses sources. Parmi les païens, c'est d'a-
bord Libanius : Socrate se sert souvent de son oraison funèbre
{Epitaphios) de Julien, et cite ses deux discours sur les affaires
d'Antioche. De Julien lui-même il cite les lettres 10 (Hist.
eccL, III, 3), 25 (III, 20), 42 (III, i2, 16), une letlre perdue
aux habitants de Cyzique (III, 11) et une autre (III, 15) égale-
ment perdue. Il analyse, en le réfutant avec beaucoup d'in-
telligence, le livre Contre les Chrétiens, mentionne le traité
Contre le cynique Héraclius, le Misopogon, les Césars. Sur
la mort de Julien, à propos de laquelle il rapporte, sans
nommer les auteurs, diverses versions, il cite le poète Cal-
liste, un des gardes du corps, auteur d'un poème épique
1. Voir Baliffol, Études d'histoire et de théologie positive, 1902, p. 151.
Cf. deux inéinoirfs publiés par lui dans le Byzantinische Zeitschrift,
l. VU, 1898, p. 205 et suiv. ; t. X, 1899, p. 128 et suiv.
SAINT ÉPHREM, RUFIN, PHILOSTORGE, ETC. 393
aujourd'hui perdu. Parmi les chrétiens, Socrate nomme saint
Grégoire de Nazianze, auquel il emprunte un long passage de
sa seconde Invective, et Rufin, à qui il renvoie pour l'histoire
du confesseur Théodore.
Beaucoup des faits racontés par Socrate se rencontrent,
avec plus ou moins de détails, dans ses devanciers. D'autres
ne sont relatés que par lui et par Sozomène. Quelques-uns se
trouvent dans Socrate seul, quelques-uns seulement dans
Sozomène. Ce que dit, par exemple, ce dernier de l'incons-
tance religieuse d'un dés anciens professeurs de Julien, le
sophiste Ecebole, doit provenir de témoignages directement
reçus par l'historien àConstantinople. De même, des détails
très circonstanciés donnés par Sozomène sur des événements
qui se passèrent en Orient du temps de Julien, furent proba-
blement recueillis par lui sur place. En général, Sozomène
n'a ni la largeur d'esprit, ni la méthode de Socrate : bien
qu'il aime à faire précéder les diverses parties de son His-
toire de longs et pompeux prologues, on chercherait vaine-
ment sous sa plume soit ces excellentes petites préfaces que
j'ai signalées chez Socrate, soit des morceaux de grande
envergure, comme la dissertation de celui-ci sur l'utilité
pour les chrétiens des études classiques, à propos de l'édit
de Julien sur l'enseignement. Mais chez Sozomène, qui aussi
est plus crédule et plus ami du merveilleux, le détail offre
plus d'abondance et de relief. 11 est parfois mieux ordonné :
le chapitre sur la jeunesse de Julien est meilleur, à ce point
de vue, que le chapitre correspondant de Socrate : de môme
le chapitre sur les événements de Perse et la mort de l'empe-
reur a mieux les allures d'un récit historique. Sozomène est
aussi quelquefois mieux informé : ainsi, les détails qu'il
donne sur le meurtre de Georges d'Alexandrie sont bien
meilleurs que le récit fait par Socrate du même événement;
d'une part, Sozomène omet la circonstance invraisemblable
de crânes provenant de sacrifices humains, donnée par So-
394 SOURCES CHRÉTIENNES.
crate; d'aulre part, il laisse entendre que le meurtre de
Georges ne suivit pas immédiatement l'émeute, ce qui est
conforme à VHistoria acephala. W Batiflol, qui étudie d'une
manière si pénétrante les historiens ecclésiastiques du
iv^ siècle, a montré que Sozomène avait, en générai, com-
plété Socrate à l'aide de la grande compilation formée appa-
remment entre 373 et 375 par l'évêque Sabinus ^ .
Sozomène a, comme Socrate, la volonté évidente d'être
sincère. « Un historien, dit-il, doit à toute chose préférer la
vérité. » Aussi montre-t-il, à son tour, un grand souci des
sources. Il les a eues, autant qu'il a pu, de première main.
« Pour ce qui précède mon temps, j'ai étudié les événements
en partie à l'aide des lois rendues sur les matières religieuses
et des synodes qui se sont tenus, en partie au moyen des
lettres des empereurs et des évêques : lettres dont les unes
sont conservées aujourd'hui dans les archives des palais et
des églises, dont les autres se trouvent dispersées dans les
collections des érudits^ [Eist, eccL, I, 1). » Celles qu'il cite
de Julien sont les lettres 10 {Hist. eccL, V, 8), 25 (V, 22), 42
(V, 18), 49 (V, 16), 52 (V, 15), 66 (VI, 1), 75 (V, 18), et la
lettre perdue aux habitants de Gyzique (V, 15). Il cite aussi
le Misopogon, qu'il appelle (avec quelque excès d'impartia-
lité) « un livre très élégant et très spirituel. » Après Julien,
sa principale source païenne pour l'histoire de ce prince est
Libanius. Parmi les chrétiens qui s'en sont occupés, il ne
nomme personne, mais il s'est visiblement servi de saint
Grégoire de Nazianze, et probablement aussi de saint Jean
Ghrysostome, de Rufm et de Philoslorge.
Mais la valeur originale de son livre V, consacré presque
entièrement à Julien, est surtout dans les renseignements
1. Batiffol, Le Synodicon de saint Athanase, dans Byzûntinische
Zeltschrift, 1899, p. 133, 142.
2. 'Ûv al (xèv el; éxt vOv èv toï; ^aTiXcîot; xai txÏ; èxxXrjorlai; fftôl^oviai, al
ôè <r7topà6r,v uapà toi; çO.oXôyoi; çéûovTai.
I
SAINT ÉPHREM, RUFIN, PHILOSÏORGE, ETC. 395
qu'on y trouve sur les événements arrivés en Palestine et en
Syrie. Sozomène naquit à Gaza, d'une famille convertie au
christianisme par le moine Hilarion, contemporain de Cons-
tance et de Julien. Il fut élevé dans cette ville, puis professa
le droit à l'université de Beyrouth, qui était la grande école
juridique de l'Orient romain. Les détails très précis donnés
par lui (V, 3, U, 10) sur ce qui se passa en 362 et 363 dans
les villes de la côte syro-phénicienne, à Anthédon, à Hélio-
polis, à Panéas, à Aréthuse, surtout à Gaza, ont donc une
importance particulière. Il les tient d'une tradition conservée
dans sa famille ou dans les monastères du pays. Lui-même
a connu dans son enfance des vieillards qui avaient vécu à
cette époque (V, 15). Il put interroger aussi les témoins des
événements arrivés dans des villes un peu plus éloignées,
comme Antioche et Jérusalem : la description pittoresque
qu'il trace du bois de Daphné (V, 19) montre qu'il avait visité
la première; pour la seconde, il paraît avoir recueilli de la
bouche de personnes qui y avaient assisté les détails qu'il
donne sur l'essai de reconstruction du temple (V, 22).
Dans une des « Positiones » de sa thèse de 1890 De Ju-
liano iwperatore, M. Koch affirme que Socrate et Sozomène
sont c( nuUius pretii » pour une connaissance exacte de la
jeunesse de Julien. La question ne me semble pas de celles
qu'on puisse trancher d'un mot : et l'on admettra au moins
que Socrate et Sozomène, dans leur récit de la jeunesse de
Julien, dépendent beaucoup de saint Grégoire de Nazianze.
Mais pour l'ensemble de la vie du prince, il n'est douteux
pour personne qu'ils aient possédé de nombreux documents.
Dans un double tableau, MM. Bidez et Gumont^ ont dressé
la liste de ceux que nous possédons ou que nous ne possé-
dons plus, et qui ont été mis en œuvre par Socrate et Sozo-
1. Recherches sur la tradition manuscrite des lettres de l'empereur
Julien, {y. 16-17.
396 SOURCES CHRETIENNES
mène : les deux érudils belges ont eu soin d'indiquer qu'une
des lettres les plus importantes de Julien, VEp. 49 au grand
prêtre Arsace, manque dans les manuscrits, et n'est connue
que pa^Sozomène^ Mais les documents aujourd'hui perdus,
qu'ont employés les deux historiens, sont les plus nom-
breux : édit relatif aux temples de Gyzique et à l'évêque
Eleusius (Socrate, IH, 11; Sozomène, V, 15); édit sur l'ado-
ration des images impériales (Sozomène V, 17); édit ordon-
nant la reconstruction du temple de Jérusalem (Socrate, III,
20; Sozomène, V, 22); loi excluant les chrétiens de l'armée
(Socrate, IV, 13; Sozomène, V, 17); lettre aux évêques à
propos des poésies d'Apollinaire (Sozomène, V, 18); lettre au
gouverneur de Syrie concernant le temple de Didyme (Sozo-
mène, V, 20); loi enlevant ses privilèges et immunités au
clergé chrétien (Sozomène, V, 5); loi restituant leurs privi-
lèges aux prêtres païens (Socrate, III, 11; Sozomène, V, 3);
rescrit relatif au Sérapeum (Sozomène, V, 3); lettres diverses
aux villes, xoivôi tîov iroAstov (Sozomène, V, 3); lettre à la ville
de Nisibe (Sozomène, V, 3); édit punissant la ville de Gésarée
(Sozomène, V, 4); loi autorisant le retour dans leur patrie
des prêtres exilés par Constance (Socrate, III, 1,5; Sozo-
mène, V, 5) ; loi ordonnant la reconstruction des temples
détruits (Sozomène, V, 5, 10); à quoi il faut ajouter une
autre loi omise dans ce tableau, la loi (distincte de VEp. 42)
qui défend aux chrétiens la fréquentation des écoles païen-
nes, et dont un fragment est cité par Socrate (III, 12) et So-
zomène (V, 18). Quelques-uns de ces documents ont été
connus aussi de Philostorge et de Théodoret; la plupart ont
été cités par Socrate et Sozomène seuls, et un plus grand
nombre par Sozomène que par Socrate 2.
Le troisième des « synoptiques, » Théodoret, évêque de
1. Cf. Hertlein, p. 552, note.
2. Socrate, éd. Migne, Pair, grxc, t. LXVH, Paris, 1859; Sozomène,
même Tolume.
SAINT ÉPHREM, RUFIN, PHILOSTORGE, ETC. 397
Cyr, « l'une des figures les plus belles et les plus sympathi-
ques du cinquième siècle \ » naquit à la fin du siècle précé-
dent. Son Histoire, en cinq livres, allant du règne de Cons-
tance à Tannée 429, suit l'ordre des événements, comme le
font aussi Socrate et Sozomène. Mais, malgré Topinion con-
traire de Valois, il est établi aujourd'hui qu'il ne s*est pas
inspiré de Socrate, et l'influence de Sozomène sur lui est très
douteuse. Celle de Philostorge semble moins démontrée
encore^, bien que Théodoret non seulement soit postérieur
à ce dernier historien, mais le soit probablement aussi d'un
petit nombre d'années aux deux autres. Pour le règne de
Julien, les traditions orales et locales lui ont sans doute
beaucoup fourni. D'un esprit critique moins sûr que Socrate
et Sozomène, il abonde en anecdotes qui probablement ne
sont pas toutes vraies à la lettre, mais qui ont en général
beaucoup de couleur et de vie. C'est lui qui met dans la
bouche de Julien mourant le fameux mot : « Tu as vaincu,
Galiléen! » Sur le séjour de Julien à Antioche, Théodoret
eut les moyens d'être bien renseigné, puisqu'il a passé lui-
môme sa jeunesse dans celte métropole de la Syrie. Sur le
passage de Julien par les villes voisines de l'Euphrate, il a vrai-
semblablement recueilli aussi des traditions locales, puisque
Cyr, dont il occupa le siège épiscopal, était dans ces régions.
De là l'intérêt de certains traits rapportés par lui, comme
l'histoire du jeune homme apostat de Bérée (IIF, 17), le soin
pris par Julien de ne pas traverser Édesse, à cause de la piété
des habitants (III, 21), le sacrifice humain accompli à Car-
rhes (III, 21) : vrais ou faux, ces épisodes nous apprennent
au moins ce qui se racontait. Théodoret est aussi Tun de ceux
1. Duchesne, Bulletin critique, 1885, p. 128.
2. C'est ce que, pour Philostorge, a prouvé Ms»" Baliffol contre
M. Guldenpenning, Die Kirchengeschichte des Théodoret von Kyr-
rhos, 1889. Voir Bulletin critique, 1891, p. 247-248.
398 SOURCES CHRÉTIENNES.
qui paraissent avoir le mieux vu la portée des lois relatives
à l'enseignement : il attribue sur ce sujet à Julien un propos
intéressant (III, 4). On pourrait dire d'une façon générale que
si Socrate et Sozomène dessinent la figure de Julien d'un
trait plus sobre et plus sûr, Théodoret la peint de couleurs
plus vives.
IV. — Sources diverses.
Quelques mots sur Julien sont encore à recueillir dans les
Épîtres 17 et 40 de saint Ambroise; dans l'Homélie III de
saint Asterius d'Amasée; dans la biographie de saint Martin
par Sulpice Sévère (IV, SOfi); dans divers écrits de saint
Augustin, la Cité de Dieu (XVIII, 52), les Confessions (VIII, 5),
VEp. 105, les livres Contra litt. Petiliani (II) et Contra Parme-
nionem (I, 12); dans le De Schismate Donatistarum (II, 16) de
saint Optât; dans VApotheosis de Prudence (vers 449-459);
dans les diverses Vies de saint Athanase; dans Jean d'An-
lioche (fr. 177-180; Millier, Fragm. hist. grœc, t. IV, p. 605-
606) ; dans la Chronique de saint Jérôme, dans la Chronographie
de Théophane, dans les Fastes d'Idace. De tous les docu-
ments chronographiques le plus intéressant est sans doute
le fragment connu sous le nom d'Historia acephala ariano-
rum, qui a été consulté, comme nous l'avons dit plus haut,
par Sozomène, et qui, pour les faits qui se passèrent à
Alexandrie pendant le règne de JuUen, se montre, par la pré-
cision des détails et l'indication minutieuse des dates, un té-
moin de premier ordre \ A côté de lui l'on placera la Chroni-
1. Publié par Migne, Patr. grœc, t. XXVI, col. 1443-1450, et par Sie-
vers, dans Zeitschrift fur historische Théologie, 1868, p. 89-162. —
Me-^ Batiffol en adonné, d'après l'unique manuscrit existant, une édition
plus complète dans Mélanges de litférature et d'histoire religieuses pu-
bliés à l'occasion du jubilé épiscopal de M^' de Cabrières. Paris, 1899,
p. 100-108.
SAINT ÉPHREM, RUFIN, PHILOSTORGE, ETC. 399
que d'Alexandrie ou Chronique Pascale ', compilation formée
au septième siècle, mais contenant des morceaux beaucoup
plus anciens, de provenance officielle, de provenance arienne,
de provenance catholique : elle oftre, sur les épreuves souf-
fertes parles chrétiens pendant la persécution de Julien, sur
les renégats, sur les martyrs, des renseignements précieux.
J'indique seulement pour mémoire Cassiodore, puisque le
livre VI de son Eistoria Tripartita (Migne, Patr. lat., t. LXIX,
col. 1026-1064), où il estamplement question de Julien, n'est,
comme tout le reste de cette histoire, qu'une compilation (très
heureusement fondue) de Socrate, de Sozomène et de Théodo-
ret. Mais on peut descendre plus bas, et trouver encore à ghr
ner. Cedrenus, au milieu du onzième siècle, consacre dans sa
Chronique - quelques pages à Thistoire ou plutôt à la légende
de Julien : un ou deux détails méritent d'être recueillis.
L'auteur d* Annales, à'hhioive romaine compilées à la fin du
même siècle, Zonare ^, parle aussi de Julien dans plusieurs
chapitres de son livre XIII : ils ont une couleur généralement
exacte, et paraissent écrits d'après des sources diverses. Sur
l'usurpation de Julien et sur les rapports diplomatiques avec
Constance qui en furent la suite, des détails s'y rencontrent
qui sont de bonne apparence historique et ne concordent
cependant ni avec le récit d'Ammien ni avec la position que
Julien semble avoir voulu prendre sur ces faits devant l'o-
pinion publique. On a pensé que ces détails provenaient
(soit directement, soit indirectement) des Mémoires perdus
d'Oribase, ce fameux uno^vriiict attesté par Eunape (fr. 8), et
dont celui-ci s'est inspiré dans beaucoup de passages égale-
ment perdus. Oribase, a-t-on dit, est peut-être, après JuUen, le
seul qui ait pu connaître d'aussi intimes particularités et ait
1. Migne, Patr.grœc, t. XCII.
2. Éd. Bonn, p. 525-529.
3. Migne, Patr. grœc, t. CXXXV.
400 SOURCES CHRÉTIENNES.
été capable de renseigner sur les dessous d'événements aux-
quels il avait pris une part prépondérante ^ Cette opinion
offre beaucoup de vraisemblances : reconnaissons cependant
qu^il y a toujours des chances d'illusion à rechercher, sous
une rédaction très postérieure, des vestiges de documents
disparus, — « un peu, dit un spirituel critique, comme les
Bretons entrevoient les restes d'Ys sous la surface de la mer. »
1. Voir Koch, Kaiser Julian cler Àbtrunnige, p. 346-347.
HOl
APPENDICE B
CHRONOLOGIE DE LA VIE ET DES ÉCRITS DE JULIEN
DEPUIS 360 (').
Î60. (Printemps). Julien passe en revue les troupes rassem-
blées à Paris.
Il adresse un discours aux soldats.
Lettre de Julien à Constance.
Euthère et Pentadius sont chargés de la porter.
Constance députe à Julien le questeur Léonas avec sa
réponse.
Nouvelle revue de l'armée, acclamant Julien.
Lettre injurieuse pour Constance, remise par Julien à
Léonas.
(Juillet-septembre). Campagne de Julien contre les
Alluaires.
Inspection de la ligne du Rhin.
(Automne). Julien établit sa résidence à Vienne.
Constance envoie à Julien l'évêque Épictète.
Échec définitif des négociations.
(6 novembre). Julien célèbre ses quinqumnalia.
361. (6 janvier). Julien assiste à la fête de PÉpiphanie
Mort d'Hélène.
Campagne de Constance contre les Perses.
Séjour de Constance à Antioche.
1. Les écrits dont la date n'est qu'approximative sont marqués par un *.
JULIEN l'apostat. — T. ÎH. 26
402 CHRONOLOGIE DE LA VIE ET DES ECRITS DE JULIEN.
Constance, veuf d*Eusébie, épouse Fausiine.
Constance négocie avec les Barbares pour la garde
contre Julien des passages des Alpes.
Constance envoie Gaudentius mettre en état de défense
les rivages africains.
(Mai). Expédition de Julien sur les bords du Rhin.
Julien, de retour à Bâle, offre en secret un sacrifice à
Bellone.
Discours de Julien à ses soldats.
Nouvelle campagne de Constance contre les Perses.
(Juillet). L'armée de Julien part de Bâle, divisée en
trois corps, sous la conduite de Jovius, de Nevitla et
de Julien.
Julien offre, en route, des sacrifices publics aux
dieux.
Julien s'empare de la flottille du Danube.
(10 octobre). Débarquement de Julien et de ses soldats
à Bononia.
Arrestation de Lucilianus, commandant pour Constance
le camp près de Sirmium.
Entrée de Julien à Sirmium.
Il y est rejoint par le corps d'armée de Nevitta.
Il envoie en Gaule deux légions et une cohorte de
Pannonie.
Celles-ci se mutinent, et s'enferment dans Aquilée.
Julien ordonne au corps d'armée de Jovius de faire le
siège d'Aquilée.
(Hiver). Julien s'installe à Naïsse.
Julien nomme Aurelius Victor consulaire de la Seconde
Pannonie, et lui élève une statue.
Il écrit au sénat et au peuple d'Athènes, aux Lacédé-
moniens, aux Corinthiens.
n adresse plusieurs édits aux villes de Macédoine»
d'illyrie et du Péloponèse.
CHRONOLOGIE DE LA VIE ET DES ÉCRITS DE JULIEN. 403
Il envoie au sénat de Rome un message contre Cons-
tance.
Il prononce un discours injurieux à la mémoire de
Gonslanlin.
Lettre de Julien au philosophe Maxime (Ep. 38).
Julien écrit les Saturnales (Kpovia),
Julien nomme le sénateur Maximus préfet de Rome.
Julien désigne Mamertin etNevitta pour le consulat.
(3 novembre). Constance, parti d'Antioche contre Ju-
lien, meurt à Mopsucrène, en Cilicie.
Julien franchit le Pas de Sucques, et traverse la
Thrace.
il écrit au chambellan Eulhère [Ep. 69).
Il écrit à son oncle Julien [Ep. 13).
Il écrit à Évagrius [Ep. 46).
Il reçoit une lettre de Themistius.
Il renvoie en Grèce l'hiérophante d'Eleusis avec mission
de rétablir les temples.
* Il écrit à Prohseresius, pour l'inviter à être son histo-
riographe (Ep. 2).
(26 novembre). Rentrée à Alexandrie de l'évêque arien
Georges.
(30 novembre). La mort de Constance est annoncée à
Alexandrie par Gerontius, préfet d'Egypte.
(30 novembre). La population païenne d'Alexandrie
met Georges en prison.
(11 décembre). Entrée de Julien à Constantinople.
Reddition d'Aquilée.
Jovien ramène à Constantinople le corps de Constance.
JuHen lui fait des funérailles solennelles.
Julien ordonne par édit la réouverture des temples
païens et la reprise des sacrifices.
Il mande au palais les chefs des diverses sectes chré-
tiennes de Constantinople.
404 CHRONOLOGIE DE LA VIE ET DES ÉCRITS DE JULIEN.
* Julien écrit les Césars.
]1 supprime le labarum, et orne d'emblèmes païens les
enseignes militaires.
Il commence la réforme de l'administration et de la
cour par la suppression des serviteurs inutiles, la di-
minution du nombre des secrétaires et des employés
de police^ et la proscription de beaucoup de pala-
tins.
Il écrit à Hermogène {Ep. 23).
Il fortifie les places de la frontière danubienne et aug-
mente leurs garnisons.
Il refuse de faire la guerre aux Goths.
(25 décembre). Georges est massacré par les païens
d'Alexandrie, avec les comtes Dracontius et Dio-
dore.
Julien réunit à Chalcédoine une haute cour de jus-
tice.
Il nomme Prétextât gouverneur d'Achaïe.
362. (1" janvier). Julien assiste à la prise de possession du
consulat par Mamertin et Nevitta.
Mamertin prononce le panégyrique de Julien.
(6 janvier). Loi sur les numerarii.
Palladius, Taurus, Florentins, maître des offices, Éva-
grius, Salurninus, Cyrinus sont condamnés par la
haute cour à l'exil.
Pentadius est acquitté.
Florentins, ancien préfet des Gaules, Ursule, ancien
comte des largesses, Apodemius, Paul la Chaîne, le
chambellan Eusèbe, sont condamnés à mort.
Mamertin condamne à mort le tribun Nigrinus et les
curiales Romulus et Saboslius, comme coupables de
la rébellion d'Aquilée.
Julien invite les philosophes Maxime [Ep. 15) et Chry-
santhe.
CHRONOLOGIE DE LA VIE ET DES ECRITS DE JULIEN. 405
Lettre àLibanius (Ep. 3).
Julien ordonne de restituer tous les biens des temples.
Julien rappelle les évoques exilés par Constance.
Il invite l'hérésiarque Aétius (Ep. 29).
Julien fait construire à Constantinople des temples
païens.
Julien écrit au peuple d'Alexandrie au sujet du meur-
tre de Georges [Ep. 10).
Il écrit à Ecdicius, sur la bibliothèque de Georges
[Ep. 9).
(4 février). L'édit ordonnant de rouvrir les temples est
promulgué à Alexandrie.
(5 février). Loi sur les privilèges des sénateurs.
(21 février). Saint Athanase rentre à Alexandrie.
(22 février). Loi sur la réforme du cursus publicus.
(13 mars). Loi ordonnant la restitution aux villes des
biens usurpés.
Restitution des biens des temples.
(13 mars). Loi retirant au clergé chrétien rexemption
de la curie.
Lettre aux Byzantins [Ep. 11).
Julien ordonne à saint Athanase de sortir d'Alexan-
drie [Ep. 26).
Julien écrit le discours contre le cynique Heraclius
[Oratio VII).
(26 mars). Loi contre ceux qui cachent les biens des
proscrits.
(27 mars). * Julien compose en une nuit le discours en
l'honneur de la Mère des dieux [Oratio V).
Julien reçoit les ambassadeurs de princes et de peuples
étrangers.
Il accorde des faveurs aux députés de l'Ionie et de la
Lydie.
Il refuse d'entendre des envoyés d'Alexandrie.
406 CHRONOLOGIE DE LA VIE ET DES ECRITS DE JULIEN
Il rend une loi pour repousser une réclamation présen-
tée par eux.
Il fait bon accueil aux délégués d'Antioche, leur accorde
des rennises d'impôts, et complète leur curie.
Il remet une partie des impôts arriérés dus par la
Thrace [Ep. 47).
Il accorde à certaines villes la perception des droits de
douane.
Il décide favorablement aux contribuables des procès
intentés par le fisc.
Édit interdisant d'offrir à l'empereur des couronnes
d*or pesant plus de soixante onces.
(29 avril). Loi relative à l'or coronaire.
Julien agrandit le port de Constantinople.
Il fonde dans cette ville une bibliothèque publique.
Lettre aux Alexandrins pour faire transporter à Cons-
tantinople un obélisque [Ep. 58).
* Julien compose un Mémoire sur les guerres de Ger-
manie.
* Julien écrit la lettre à Themistius.
Maxime se rend à Constantinople, où Julien le reçoit
avec de grands honneurs.
Chrysanthe, ayant refusé de venir, est nommé grand
prêtre de Lydie, et sa femme grande prêtresse.
Le philosophe Priscus vient à la cour.
Julien autorise la rentrée en Afrique des évêques do-
natistes bannis par Constant.
Julien interdit aux chrétiens les emplois civils et mili-
taires.
Disgrâce de Valentinien et Jovien pour refus d'abjurer.
Exil de soldais chrétiens.
Le médecin Césaire se retire de la cour.
Julien écrit à Porphyre au sujet de la bibliothèque de
Georges d'Alexandrie {Ep. 36).
CHRONOLOGIE DE LA VIE ET DES ÉCRITS DE JULIEN. 407
Lettre autorisant Maxime à retourner en Asie {Ep. 39).
Julien compose son discours « contre les chiens igno-
rants » [Oratio VI).
Julien écrit à son oncle Julien, comte d'Orient, de res-
taurer le temple d'Apollon à Daphné (£"/>. 1*).
; Juin). Julien quitte Gonstantinople.
Il visite Nicomédie.
Il fournit les fonds nécessaires pour réparer la ville,
ruinée en 358 par un tremblement de terre.
Il écrit à la prêtresse Callixène {Ep. 21).
Il fait un pèlerinage à Pessinonte.
Deux chrétiens sont punis pour y avoir renversé l'autel de
la Mère des dieux.
Julien écrit à Arsace, grand prêtre de Galatie [Ep. 49).
Julien invite le philosophe cappadocien Eustathe {E]p.
76).
Julien à Ancyre.
Comparution du prêtre Basile.
(17 juin). Loi soumettant à l'approbation impériale les
nominations de professeurs par les municipalités.
Édit interdisant aux professeurs chrétiens l'enseignement
des auteurs classiques [Ep. 42).
Les rhéteurs Victorinus, à Rome, Prohaeresius, à Athè-
nes, cessent d'enseigner.
Violences contre les chrétiens de Gappadoce.
Julien invile le philosophe Aristoxène [Ep. 4).
Julien à Tyane.
Julien est harangué à Pylas par Celse, gouverneur de
Cilicie.
Julien à Tarse.
(18 juin*). Martyre à Ancyre du prêtre Basile.
(Fin juin). Arrivée de Julien à Antioche.
Libanius prononce l'éloge de Julien [Prosphoneticus).
Julien condamne à mort Artemius, ancien duc d'Egypte.
408 CHRONOLOGIE DE LA VIE ET DES ECRITS DE JULIEN.
Julien condamne à mort le notaire Gaudentius etTancien
vicaire d'Afrique Julianus.
Marcel, fils de l'ancien commandant de l'armée des
Gaules, est condamné à mort par le préfet d'Orient
Salluste.
*Julien écrit à l'hérésiarque Photin [Ep. 79).
Julien retire aux évêques et aux clercs leurs attributions
juridiques.
Julien oblige à restitution les vierges et veuves chré-
tiennes auxquelles Constantin avait assigné un traite-
ment.
Libanius adresse à Julien un mémoire en faveur d'Aris-
tophane {Pro Aristophane).
Lettre de Julien à Libanius {Ep. 14, 74).
Julien rappelle d'exil Aristophane.
Julien exile Eleusius, évoque de Cyzique.
Julien, ayant été applaudi lors d'une visite au temple de
Jupiter, réprimande le peuple par un discours.
Ayant été de nouveau applaudi au temple de la Fortune,
il ordoHne le silence par un édit {Ep. 64).
(l^"" août). Julien écrit aux habitants de Bostra contre
leur évêque Titus [Ep. 52).
Julien, visitant le temple de Jupiter Gasius, fait grâce à
Théodote, ancien gouverneur d'Hiérapolis.
Il apprend qu'un bœuf Apis a été découvert en Egypte.
Julien, le jour de la fête d'Apollon, visite le temple de
Daphné.
Il fait un discours de reproche aux sénateurs, parce qu'il
n'y a pas eu de sacrifice public.
Julien commande de détruire des sanctuaires de mar-
tyrs.
Profanation, à Samarie, des reliques de saint Jean-
Baptiste.
(18 septembre). Rescrit sur les élections de curiales.
CHRONOLOGIE DE LA VIE ET DES ÉCRITS DE JULIEN. 409
Disette à Antioche : Julien vend du blé à bas prix.
Julien fixe un taux maximum pourlayenle des denrées.
Julien fait arroser d'eau lustrale les denrées exposées
sur les marchés.
Julien fait déboucher la source fatidique de Castalie, à
Daphné.
Julien fait exhumer, à Daphné, les reliques de saint
Babylas.
Les chrétiens les transportent en procession jusqu'à
Antioche.
(Octobre). Lettre à Ecdicius sur la crue du Nil [Ep. 50).
Julien réitère l'ordre d'expulser saint Athanase [Ey. 6).
(22 octobre). Incendie du temple de Daphné.
(23 octobre). Saint Athanase sort d'Alexandrie.
Exil des prêtres alexandrins Paul et Astericius.
Pétitions des Alexandrins en faveur de saint Athanase.
Nouvelle lettre de Julien aux Alexandrins {Ep. 51).
Julien ordonne d'incendier les sanctuaires chrétiens de
Milet.
Fermeture et profanation de la principale éghse d'A-
lexandrie.
Martyre du prêtre Théodoret.
Morts tragiques d'Héron, évêque renégat de Thébaïde,
et de Théotecne, prêtre renégat d' Antioche.
Statue de Jésus-Christ renversée à Panéas.
Basiliques chrétiennes brûlées à Gaza, à Ascalon, à
Beyrouth, à Alexandrie.
Profanation des églises d'Alexandrie et d'Émèse.
Des chrétiens, en représailles, brisent des statues des
dieux : condamnation, pour ce fait, d'Émilien à Do-
rostore, de Macedonius, Théodule et Tatien à Mère.
Peines prononcées contre la ville de Césarée, en Cap-
padoce, à cause de la destruction du temple de la
Fortune. Martyre d'Eupsyque et de Damas.
410 CHRONOLOGIE DE LA VIE ET DES ECRITS DE JULIEN.
Démolition du monastère fondé par l'ermite Hilarion, à
Gaza.
Condamnation à mort d'Hilarion et d'Hésychius : ils se
réfugient en Sicile.
Émeute païenne à Gaza : martyre d'Eusèbe, de Nestabius
et de Zenon.
Émeute païenne à Héliopolis : martyre du diacre Cy-
rille et de vierges chrétiennes.
Émeute païenne et inc endie d'une église à Asca-
lon.
La populace d'Aréthuse tourmente, puis délivre l'évêque
Marc.
Le gouverneur de Palestine est exilé pour avoir puni les
émeutiers de Gaza.
Représentations adressées à Julien par le préfet d'Orient
Salluste.
Lettres écrites par Libanius à plusieurs gouverneurs en
faveur de chrétiens maltraités.
Julien frappe les chrétiens d'une taxe spéciale.
Julien défend par une loi de les appeler autrement que
Galiléens.
Julien confisque les biens de l'église arienne d'Édesse
{Ep. 53).
Julien dépouille la ville de Gaza du titre de cité.
Julien refuse d'envoyer des renforts à Nisibe menacée
par les Perses.
(Décembre). Tremblement de terre ruinant Nicomédie
et endommageant Nicée.
Julien compose en trois nuits le discours en l'honneur
du Roi Soleil [Oratio IV).
Julien refuse de recevoir une ambassade de Sapor, roi
des Perses.
363. (1" janvier). Julien prend possession de son quatrième
consulat.
CHRONOLOGIE DE LA VIE ET DES ECRITS DE JULIEN. 411
Libanius prononce pour la seconde lois le panégyrique
de Julien {Ad Julianum consulem).
Julien visite le temple de Jupiter Philius et le temple
de la Fortune.
Lettre à la communauté juive {Ep, 25).
Édit ordonnant de reconstruire le temple de Jérusalem.
Julien nomme Alypius directeur des travaux.
Lettres à Alypius {Ep. 29, 30).
Martyre de deux soldats, Bonose et Maximilien.
Mort subite du surintendant Félix.
Maladie et mort du comte Julien.
Romain et Vincent, tribuns des scutaires, condamnés à
l'exil.
(25 janvier). Martyre de deux soldats, Juventin et Maxi-
min.
Julien publie le livre Contre les Chrétiens.
Julien publie le Misopogon.
Une éruption de globes de feu oblige à abandonner les
travaux de reconstruction du temple de Jérusalem.
(Février). Encyclique de Julien sur les devoirs des prêtres
païens {Fragment d'une lettre ei Ep. 63).
Lettre suspendant un prêtre païen {Ep. 62).
(12 février). Édit sur les funérailles (^p. 77).
Julien reçoit une députation du sénat romain.
Il nomme Apronianus préfet de Rome, Octavius pro-
consul d'Afrique, Venustus vicaire d'Espagne, Ara-
diiis Rufinus comte d'Orient.
Julien consulte plusieurs oracles sur l'expédition contre
les Perses, et en reçoit des réponses favorables.
Tremblement de terre à Constantinople : les haruspices
déconseillent l'expédition.
Les livres sibyllins, consultés à Rome, déconseillent
l'expédition.
Julien refuse l'alliance des Sarazins.
412 CHRONOLOGIE DE LA VIE ET DES ÉCRITS DE JULIEN.
Julien invite Arsace, roi d'Arménie, à se tenir prêt à le
seconder.
Julien donne à son armée Tordre de marche, avec ren-
dez-vous à Hiérapolis.
Julien nomme Alexandre gouverneur de Syrie.
(5 mars). Julien part d'Antioche.
Julien reçoit à Litarbe une députation du sénat d'An-
tioche.
Libanius compose une harangue adressée à Julien
(Legatio ad Julianum) et une autre aux habitants d'An-
tioche {Ad Antiochenos de régis ira).
Julien s'arrête à Bérée.
Julien séjourne à Batné.
Julien rejoint l'armée à Hiérapolis.
Julien écrit à Libanius [Ep. 27).
Julien se décide à solliciter l'alliance des Sarazins.
(13 mars). Julien et ses troupes passent l'Euphrate.
Julien se dirige sur Garrhes.
(19 mars). Incendie du temple d'Apollon Palatin à
Rome.
Julien décide de descendre avec l'armée le long de l'Eu-
phrate, dont la flotte suivra le cours.
11 détache un corps d'armée, commandé par Procope
et Sébastien, qui devra opérer vers le nord, de concert
avec le roi d'Arménie.
(25 mars). Départ de Garrhes.
(27 mars). Arrivée à Callinicum.
Cérémonie en l'honneur de la Mère des dieux.
Julien reçoit à Callinicum plusieurs chefs sarazins.
Séjour à Circesium.
Lettre de Salluste, préfet des Gaules, suppliant Julien de
renoncer à l'expédition.
L'armée franchit l'Abora, et entre en territoire per-
san.
CHRONOLOGIE DK LA VIE ET DES ÉCRITS DE JULIEN. 413
Julien fait couper le pont jeté sur l'Abora.
(6 avril) . L'armée atteint Zaitha, et passe près du tombeau
de l'empereur Gordien.
Réponses divergentes des haruspices et des philosophes
au sujet d'un présage.
(7 avril). Nouveau conflit des haruspices et des philo-
sophes.
Discours de Julien aux soldats, et distribution d'ar-
gent.
Arrivée des troupes à Dura.
Prise d'Anathan, île de l'Euphrate.
La flotte passe devant les îles forlifiées de Tilutha et
et d'Achaiacala.
L'armée traverse l'Euphrate.
L'armée rencontre sur la rive droite les villes abandon-
nées de Diacira et d'Ozogardania.
Elle aperçoit les troupes persanes, qui reculent sans
combattre.
Elle arrive au bourg de Macepracta.
Elle traverse un bras de l'Euphrate, et fait le siège de
Pirisabora.
Julien incendie Pirisabora, et promet une nouvelle dis-
tribution d'argent à ses troupes.
Mécontentement de celles-ci. Discours de Julien.
L'armée traverse une plaine inondée.
On brûle la ville juive de Blithra.
Prise de Maogamalcha.
On rencontre une maison de plaisance des rois de
Perse.
Arrivée à la ville abandonnée de Sabatha.
Prise d'une petite place forte.
Julien donne un jour de repos à ses troupes.
Julien fait rouvrir le canal reliant l'Euphrate au
Tigre.
414 CHRONOLOGIE DE LA VIE ET DES ECRITS DE JULIEN.
La flotte passe par ce canal dans le Tigre.
L'armée traverse le même canal sur des ponts.
Elle rencontre un pavillon de chasse, construit dans le
style de l'Occident.
Elle traverse le Tigre, sans faire le siège de Coché
(Séleucie?), et arrive devant Ctésiphon.
Bataille entre les Romains et les Perses.
Colère de Julien après un sacrifice au dieu Mars.
Julien refuse de traiter de la paix.
11 renonce à prendre Ctésiphon.
11 décide de marcher dans la direction de l'est.
Sur le conseil de transfuges, il fait brûler la flotte.
11 reconnaît trop tard la faute commise.
L'armée demande le retour.
On se résout à remonter dans la direction du nord.
(16 juin). Commencement de la retraite.
Rencontre d'éclaireurs persans.
Escarmouches.
L'armée arrive dans la plaine de Maranga.
Elle livre avec succès bataille aux Perses.
Julien lui accorde trois jours de repos.
L'armée souffre de la famine.
(26 juin). L'armée se remet en route, harcelée par les
Perses.
Julien est percé d'un javelot.
Rapporté dans sa tente, il meurt à minuit.
(27 juin). Jovien est élu empereur.
(28 juin). L'armée reprend sa marche. Nouveau combat.
(29 juin). L'armée campe dans une vallée.
(30 juin). Elle campe à Chancha.
{V juillet). Elle se dirige vers Dura, sur le bord du
Tigre.
Elle y passe quatre jours, et cherche vainement à tra-
verser le fleuve.
CHRONOLOGIE DE LA VIE ET DES ÉCRITS DE JULIEN. 415
Les Perses offrent de négocier.
Quatre journées sont employées à discuter la capitula-
tion.
(40 juillet). Jovien signe un traité, qui permet le retour
de l'armée romaine, moyennant l'abandon de cinq
provinces et de quinze places fortes.
(20 août). On apprend à Alexandrie la mort de Ju-
lien.
Julien est enterré à Tarse.
(tlU
I
TABLE DES MATIÈRES
LIVRE VIII
JCLIEN ET LES CHRÉTIENS : LA PERSÉCUTION ET LA POLÉMIQUE.
PagesL
CB4P1TRE I". — Julien à Antioche.
I. — L'arrivée en Syrie t
II. — La vie de Julien à Antioche 9
III. — L'édit de maximum 42
Chapitre II. — La persécution.
I. — L'incendie du temple de Daphnc 55
II. — L'anarchie 82
Chapitre III. — La polémique.
I. — Le livre Contre les chrétiens 103
II. — La fortune du livre Contre les chrétiens 123
Chapitre IV. — La tentative de reconstruction du tem-
ple de Jérusalem.
I. — Les préliminaires '. 130
II. — L'échec de la tenlalive 137
LIVRE IX
LA GUERRE DE PERSE.
Chapitre I*'. — Les préparatifs.
I. — Derniers mois à Antioche. — Le Misopogon 149
II. — La préparation de la guerre 169
III. — De l'Oronte à l'Euphrate 190
CuAPiTiiE IL — L'invasion.
I. — L'entrée en Perse 200
II. — La descente de l'Euphrate 213
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JUUEM L APOSTAT. — III.
418 TABLE DES MATIÈRES.
Chapitre III. — La retraite. — La mort de Julien.
I. — L'incendie de la Hotte 250
II. — La mort de Julien 2G5
III. — Le traité avec les Perses 283
IV. — La pacification religieuse 29<>
Chapitre IV. — Résumé et conclusion. — Psychologie de
Julien 310
APPENDICE A
LES SOURCES DE L'HISTOIRE DE JULIEN.
Première partie. — Sources païennes.
I. — Julien (les discours, les lettres, les écrits perdus, les textes
législatifs, l'épigraphie, la nurnisnr)atique, l'iconographie). 330
II. — Libanius 3G1
III. — Ammien Marcellin 368
IV. — Mamertin, Himère, Magnus, Eutychien, Eulrope, Rufus,
Aurelius Victor, Eunape, Zosime 375
Deuxième partie. — Sources chrétiennes.
I. — Saint Grégoire de Nazianze 381
II. — Saint Jean Chrysostome 388
III. — Saint Éphrem, Rufln, Philostorge, Socrate, Sozomène,
Théodoret 38'J
IV. — Sources diverses : saint Ambroise, Sulpice Sévère, saint
Augustin, saint Optai, Prudence, saint Jérôme, etc. —
Historia acepkala, Chronique d'Alexandrie, Cassiodore,
Cedrenus, Zonare 398
APPENDICE B
chronologie de la vie et des écrits de julien depuis 360 401
p
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DG Allard, Paul
317 Julien l'Apostat 3. ed,
AAA- rev. et augra.
1906
t.3